2007-08-31

 

Un delta en moins

Le réchauffement de la planète pourrait transformer Halifax et Québec en cités insulaires, et faire disparaître l'essentiel du centre-ville de Vancouver. À moins d'un renversement radical des tendances, c'est presque inéluctable. L'incertitude principale concerne la date : pour que le niveau des océans monte d'une vingtaine de mètres, il faudra peut-être deux ou trois siècles. Les cartes topographiques que j'utilise sont des cartes modernes; par conséquent, on ne peut pas savoir à quoi ressembleront les villes en question d'ici deux siècles. De plus, il faut admettre que si le niveau des océans s'élève progressivement, tandis qu'on fait miroiter aux gens l'espoir d'un arrêt de cette montée, il y a fort à parier qu'on investira massivement dans la construction de digues et de jetées. Par conséquent, les îles de Québec et Halifax seraient sans doute reliées à la terre ferme par des remblais massifs, comme dans le cas de la digue de Canso qui relie l'île du Cap-Breton à la terre ferme.

Mais si je continue à remonter le Saint-Laurent en 2150 ou 2250, on arrive à Trois-Rivières, principalement construite au sud du confluent du Saint-Laurent et du Saint-Maurice. En ce moment, les parties habitées de la région correspondent aux aires rose saumon de cette carte. Mais si l'océan devait envahir la vallée du Saint-Laurent, le paysage serait radicalement altéré. Comme on peut le voir ci-dessous, la rive sud serait repoussée beaucoup plus loin. L'estuaire de la rivière Saint-Maurice serait entièrement noyé et l'Université du Québec à Trois-Rivières surplomberait un vaste bras de mer piqueté de quelques îles dérisoires. Au nord, le clocher de Notre-Dame-du-Cap dominerait une étendue liquide, si on n'entoure pas la basilique de remparts... Au loin, les superstructures du pont Laviolette surnageraient, surtout à marée basse. Et si j'essaie d'imaginer le centre-ville noyé par la crue, il me semble qu'on verrait, dans les conditions actuelles, émerger les étages supérieurs de quelques immeubles, comme l'Hôtel Gouverneur. Bref, le centre-ville actuel serait englouti, mais on pourrait soutenir que la géographie urbaine de Trois-Rivières serait plus facilement transférable vers l'intérieur des terres que celle de villes comme Halifax ou Québec. Et le nouveau cap s'avançant dans la mer serait un site idéal pour une nouvelle ville.

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2007-08-30

 

Nous

Le discours d'intronisation de Pauline Marois comme candidate dans le comté de Charlevoix n'est pas innocent. Selon cet article et ce reportage, il a été question de la réticence de certains Québécois à affirmer leur identité depuis plusieurs années. Quoi qu'on puisse penser de cette thèse, l'analyse historique est sans doute assez juste, du moins en ce qui concerne le refoulement de l'expression de certaines idées par Pauline Marois et les autres huiles du PQ pendant des années. Autrement dit, elle parle pour elle, en projetant son moi profond sur le Québec tout entier. C'est donc profondément révélateur qu'elle affirme :

« Comme si le «nous» était tabou. Comme si poser des gestes pour défendre notre identité était synonyme de racisme et d’intolérance »

De fait, Pauline Marois donne l'impression de s'exprimer dans quelque endroit où la majorité de la population serait opprimée et ne contrôlerait ni le gouvernement ni la fonction publique (chasse gardée du baby boom blanc et francophone) ni les arts ni la plupart des médias. Sortant les vieux discours de la naphtaline, elle lançait donc :

« Nous ne devons plus être gênés ou avoir peur de dire qu’au Québec, la majorité francophone veut être reconnue et qu’elle est le cœur de la nation ».

Quelle place restera-t-il pour les autres? Marois se voulait conciliante, soulignant qu’il « n’est pas nécessaire d’être né ici pour être passager de notre histoire ». Si on est un simple passager, on n'est ni membre de l'équipage ni capitaine. L'exclusion du nous péquiste aura rarement été signifiée aussi clairement à ceux qui n'en font pas partie.

Dès lors, il semble évident que « plusieurs années », cela nous ramène en 1995, un certain soir d'octobre, quand un précédent chef du PQ avait pris la parole à l'issue d'un référendum perdu par la faute de « l'argent [et] des votes ethniques ». (On peut couper les cheveux en quatre, mais il faut réécouter ce discours pour bien comprendre qu'au fond, ce qui avait fait de Parizeau une victime expiatoire, ce n'étaient pas ces quelques mots, mais le fait qu'on pouvait entendre la salle les applaudir chaleureusement. Parions que si la salle avait accueilli ces mots par un silence de mort, Parizeau aurait pu faire amende honorable le lendemain et s'en tirer parce que le parti lui-même n'aurait pas été éclaboussé.)

Voilà quelqu'un qui n'a jamais hésité à dire « nous » en s'identifiant à la soi-disant nation québécoise, et en l'identifiant à son parti. Ce même discours, Parizeau l'avait commencé en disant :

« Heille, si vous voulez, là, on va cesser de parler des francophones du Québec, on va parler de nous. À 60%, on a voté pour. Hé, on s'est bien battu. On s'est bien battu et, nous, on a quand même réussi à indiquer clairement ce qu'on voulait. »

Que signifie cette phrase clé qui distingue « nous » et les « francophones du Québec » ? La seconde expression signifie clairement qu'on ne peut pas identifier le Québec et les francophones, et que le Parti québécois ne s'adresse pas uniquement aux francophones tant qu'il admet l'existence d'autres parties prenantes du Québec. Mais quand Parizeau se met à dire nous, il exclut implicitement du Québec ceux qui ne sont pas francophones.

Le 30 octobre 1995, le monde entier avait constaté l'aboutissement naturel de ce penchant pernicieux. Quand le PQ est identifié à la nation, quand le vote pour le PQ devient un test d'adhésion à la nation et quand on a le malheur de ne pas ressembler à l'idée sous-jacente de la nation (souvenons-nous de l'identification par Lucien Bouchard des Québécois comme « une des races blanches »), on se fait désigner comme bouc émissaire national.

C'est pourquoi ce n'est pas du tout innocent que Pauline Marois dise ce qu'elle a dit. Encore une fois, quand elle définit un « nous » qui est pure-laine et pense comme à Zéroville, et qui mérite de décider au Québec tout ce qui peut être décidé, elle écarte, elle exclut et elle dépossède. En d'autres temps et d'autres lieux, on aurait parlé de ségrégation et d'apartheid, ou tout au moins de tyrannie de la majorité (ce qui correspond bien à l'idéologie de Zéroville qui privilégie non pas les droits mais la démocratie), mais le consensus mou règne toujours au Québec.

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2007-08-29

 

Bienvenue au Kazakhstan!

Je sais maintenant pourquoi les Québécois allergiques à Pierre Elliott Trudeau n'ont pas protesté plus fort quand le gouvernement fédéral a donné son nom à l'aéroport de Dorval. Ils pressentaient sans doute à juste titre que le nom — la vengeance est douce au cœur du séparatiste insatisfait — serait vite associé aux ratés d'une administration aéroportuaire qui n'améliore pas ses performances, malgré les millions investis...

Quand je suis allé à l'aéroport Trudeau de Montréal samedi dernier, arrivant une quinzaine de minutes après l'atterrissage de l'avion que j'attendais, il m'a encore fallu attendre presque deux heures pour accueillir ma mère. C'est ce que confirme l'article d'aujourd'hui dans La Presse, mais pour la fin de la même journée. Et encore la seule attente aux douanes s'était encore allongée, atteignant les deux heures et demie...

Je ne suis pas un grand voyageur, mais je prends l'avion une fois ou deux par an. Ces dernières années, je suis passé par les aéroports de Montréal, Ottawa, Winnipeg, Paris, Londres, Milan, Zurich, Marseille et Nice. Je ne me souviens pas d'avoir eu à subir de tels délais à l'arrivée, même à Paris, où le terminus des vols nolisés est souvent achalandé. Du coup, ce ne sont plus seulement les accès routiers de l'aéroport de Montréal qui doivent faire penser au Kazakhstan, comme je l'évoquais l'an dernier et comme le rappelait (.PDF) Charles Lapointe de Tourisme Montréal en janvier, mais c'est aussi l'aéroport de Montréal lui-même.

On se demande effectivement à quoi servent les millions versés pour l'amélioration de l'aéroport et de la sécurité depuis le 11 septembre, soit par les passagers eux-mêmes soit par les contribuables. On se demande qui sont les imbéciles qui font converger tous les passagers des vols internationaux (y compris ceux en provenance des États-Unis) dans le même hall des arrivées de l'aéroport. Et on se demande, encore et toujours, quand on munira l'aéroport de Montréal d'un moyen simple et facile d'atteindre le centre-ville, que ce soit en autobus, en métro, en train ou en automobile.

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2007-08-27

 

Durable ou non?

La durée de vie des infrastructures en Amérique du Nord soulève de plus en plus de questions. Les fissures de la dalle sous le boulevard de Maisonneuve ont suscité des commentaires parfois mesurés sinon lénifiants, amusés ou un tantinet déprimés ou inquiets. Et comme cela s'ajoute à l'effondrement du pont de Minneapolis et du viaduc de la Concorde, ainsi qu'à l'explosion d'une conduite de vapeur à Manhattan, sans parler des pépins mineurs, il y a de quoi se poser des questions sur la durabilité des infrastructures.

D'aucuns répondent que c'est parfaitement normal et que le béton armé a une durée de vie limitée. Pourtant, comme le fait remarquer ce blogueur qui inclut une photo du viaduc Séjourné en France (vieux d'un siècle), une durée de vie de quarante ans n'est pas une fatalité... Il est vrai que le viaduc Séjourné a été construit en pierres de taille, ce qui l'apparente plutôt à l'aqueduc du Gard, une construction romaine qui tient debout depuis dix-huit cents ans...
Néanmoins, il existe des structures en béton qui sont bien plus anciennes que celles qui ont cédé ces derniers mois à Montréal. L'écluse hydraulique de Peterborough, que j'ai visitée au début du mois, est une structure massive qui a représenté à l'époque de sa construction en 1896-1904 la plus grande accumulation au monde de béton sans armature. Mais il est vrai qu'on ne l'a pas arrosée d'eau salée pendant des décennies. Les bains de saumure expliqueraient pour une bonne part la corrosion du béton armé du viaduc de la Concorde...Toutefois, il y a sans doute des raisons plus fondamentales au déclin des infrastructures construites il y a quarante ou cinquante ans, au Québec ou ailleurs. J'ai tendance à soupçonner que la conviction de vivre dans une époque de progrès en perpétuelle accélération a pu court-circuiter certaines réflexions sur la durabilité de ce qu'on construisait. Se disait-on vraiment qu'on bâtissait pour un demi-siècle? Ou croyait-on qu'on circulerait tous en voitures volantes au vingt-et-unième siècle?

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2007-08-26

 

Soporifique

Longtemps, je me suis couché de bonne heure...

Dans mon cas, c'est aussi vrai que dans celui de Proust. Qui ne se couche pas de bonne heure quand il est petit? Mais cela fait longtemps maintenant que si je me couche de bonne heure, c'est que le soleil vient de se lever!

Ce sont les études qui m'ont transformé en oiseau de nuit quand il fallait boucler un devoir de physique ou préparer un test de chimie... Il y avait aussi eu dans le temps le travail de nuit comme réviseur à La Rotonde. Puis, quand j'ai fait une maîtrise en astronomie et commencé un doctorat, il y eut les nuits blanches pour écrire un examen, et le travail de nuit comme observateur au David Dunlap Observatory. Je passais la nuit à l'observatoire, quittant le centre-ville avec les banlieusards et revenant en même temps qu'eux. Quand les oiseaux commençaient à chanter, il était temps d'aller se coucher.

Quand on chamboule à ce point son rythme circadien en multipliant les occupations (et les préoccupations), on peut avoir du mal à s'endormir.

Au fil des ans, j'ai employé plusieurs soporifiques. À Toronto, la première année, quand je revenais dans le petit bungalow de la rue Westmount, je m'allongeais sur mon lit de camp et je poursuivais ma lecture de Proust. J'ai lu À la recherche du temps perdu pour la première fois dans ce logement que je partageais avec un enseignant d'anglais langue seconde, petit bout par petit bout.

Plus tard, quand je me suis mis au latin durant le doctorat en histoire, je tentais d'avancer dans ma connaissance de la langue en lisant quelques pages de plus avant de fermer la lumière. Et, plus récemment, c'est souvent au lit que je pondais un sonnet pour ce blogue...

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2007-08-25

 

Fissures du réel

Entendu à la radio ce matin : Joël Le Bigot vantait l'impertubabilité de Francine Grimaldi, qu'il n'était pas possible de faire pleurer tant elle avait les émotions en « béton armé ». Comme la Grimaldi admettait avoir été émue par une chanson qui lui avait été dédiée, il devait s'agir de béton armé québécois, qui craque facilement. Et vlan! (À condition de ne pas se trouver dessous... ou dessus... quand ça tombe.)

Hier soir, avant de faire le tour à pied du périmètre de sécurité érigé autour des fissures du boulevard de Maisonneuve, au-dessus des voûtes bétonnées des tunnels de La Baie, je suis allé voir le nouveau film de Raoul Ruiz, Klimt.

Celui-ci est moins réussi en ce qui me concerne que Le Temps retrouvé. Pourtant, il traite de la même Belle Époque à l'aube du siècle dernier et il nous montre les mêmes milieux, qui fréquentent aussi bien la société salonnière que les bordels de luxe. L'inventivité visuelle et cinématographique n'est pas moindre.

Et pourtant, l'accumulation d'images et de séquences frappantes ne composaient pas une fresque aussi cohérente. Le caractère fragmentaire des réminiscences pourrait refléter la perte de contact avec la réalité propre à la démence syphilitique, car Klimt (joué par John Malkovich) est à l'agonie. Mais cette déliquescence progressive de la narration pourrait aussi refléter un manque d'inspiration du scénariste, qui tente de le camoufler en faisant de l'incohérence un principe de cohérence.

C'est visuellement somptueux, mais il me manquait les clés fournies à l'avance par la lecture de Proust dans le cas du film précédent et j'en étais réduit aux conjectures. L'importance du double, du nu féminin et du rejet des conventions ressortait clairement, mais la signification de ces thèmes dans le film ou dans la vie de Klimt, dans son œuvre ou dans le cadre de l'époque m'a échappé. Faut-il ramener le film à la dichotomie énoncée par un interlocuteur imaginaire de Klimt? Pour ce personnage qui hante l'artiste, le nouveau style adopté par Klimt passera pour scandaleusement décadent à Vienna ou pour simplement poétique à Paris. L'alternative ne semble pas satisfaire Klimt, qui conçoit ses tableaux comme des allégories. Le beau doit-il être utile? Au tout début du film, Klimt réfute cette proposition en écrasant un gâteau (un palacsintas hongrois?) en plein visage d'un critique.

Faut-il donc se contenter d'admirer la beauté inutile de ce film? Ou faut-il y chercher des allégories qui en feraient quelque chose de plus que de la pure poésie pour esthètes français — une thèse reliant la décadence gratuite de la Belle Époque et la boucherie gratuite de la Grande Guerre?

Il y a sans doute quelque part en-ligne les déclarations de Raoul Ruiz lui-même sur le sens de son film. Je ne les ai pas cherchées avant de rédiger ce qui précède.

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2007-08-24

 

L'île de Québec

En 2125, la montée des océans a réduit la grande ville de Vancouver à deux îles perdues au milieu d'une grande baie. Le même sort échoit à Halifax, qui survit tant bien que mal sur sa butte coupée de la terre ferme... Du moins, c'est ce qui pourrait arriver si on postule que le niveau des océans pourrait augmenter de 20 mètres d'ici cette date. Ce chiffre quelque peu arbitraire n'est pas entièrement dénué de fondement, puisque cet article (.PDF) de James Hansen rappelle qu'au milieu du Pliocène, le niveau des océans culminait à 25 mètres (± 10 m) au-dessus du niveau actuel. Dans un essai paru en 2005, Hansen citait une étude de Kienast et cie qui, en 2003, évaluait la montée des océans il y a 14 000 ans à 20 mètres en 400 ans. Les situations ne sont pas les mêmes, mais un tel chiffre révèle la vitesse potentielle de la fonte des glaces, une fois enclenchée. Nous sommes encore loin d'une telle allure, mais les observations récentes de la fonte des banquises au Groenland et en Antarctique permettent de croire que les choses commencent à bouger. S'arrêteront-elles de sitôt?

Une montée des océans de 20 mètres n'est pas physiquement impossible, car les glaces du globe renferment assez d'eau pour élever le niveau des océans d'environ 70 mètres, sans tenir compte du gonflement thermique du volume. Pour l'instant, le consensus scientifique du GIEC évalue à 0,5 m l'augmentation du niveau prévue pour 2100. Hansen est prudent, mais il s'est laissé aller à dire qu'une montée de 5 mètres serait plus proche de la réalité.

C'est facile de lancer des prédictions pour une date aussi lointaine, alors que nous serons tous morts, et l'accélération observée de la fonte des banquises, qui a surpris tout le monde, pourrait ralentir demain. Néanmoins, il existe des réalités parfaitement robustes, dont la disposition du terrain et les effets d'une montée des océans. Nous connaissons le relief des côtes canadiennes et nous pouvons examiner facilement les conséquences d'une montée des eaux. Après Vancouver et Halifax, prenons donc la ville de Québec.Le Canada est un pays continental et le centre de gravité de la population se trouve quelque part en Ontario, pas trop loin du Greater Golden Horseshoe. Parce que l'Océan Atlantique se trouve à des centaines de kilomètres de la ville de Québec, je soupçonne que, pour beaucoup de Canadiens, la montée des océans concernerait uniquement les provinces littorales, comme la Colombie-Britannique et la Nouvelle-Écosse. Mais c'est oublier la vallée du Saint-Laurent, cette splendide voie de pénétration à l'intérieur des terres qui a justement pour vertu de s'élever très progressivement au-dessus du niveau des océans. Du coup, une montée des eaux de 20 mètres aurait un effet dramatique à Québec.L'essentiel de la vieille-ville de Québec sur son cap survivrait, mais la vallée de la rivière Saint-Charles serait noyée. Le nouveau bras de mer (car il ne s'agirait plus d'un fleuve) élargirait un peu l'étendue liquide entre Québec et Lévis, mais l'envahissement des basses terres isolerait Québec et Sainte-Foy. En effet, le relief s'abaisse au sud du pont de Québec, comme on peut le voir sur cette carte.C'est ce qui permettait à Nazaire LeVasseur de prévoir un canal reliant la rivière Saint-Charles au Saint-Laurent, en passant par la trouée de la rivière du Cap-Rouge, comme on le voit sur l'illustration de sa nouvelle de 1896. En fait, il suffira d'attendre un siècle ou plus pour que cette liaison se fasse et transforme ce qui restera de la ville de Québec en île...

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2007-08-23

 

La puissance de l'autorité

Sur son site, Mother Jones inclut un article sur une école du Massachusetts fondée par un ancien élève de B. F. Skinner. Le Judge Rotenberg Educational Center accueille les sujets difficiles, qui se classent dans deux catégories distinctes, les jeunes autistes et autres enfants souffrant de déficits aigus (sauf que je me demande si on classerait Amanda Baggs parmi eux...), et les enfants si agressifs et turbulents que leurs parents ont baissé les bras. Pour les contrôler et les rééduquer, les enfants qui ne marchent pas droit sont accoutrés d'électrodes (jusqu'à cinq) et soumis à des chocs électriques de deux secondes dès qu'ils protestent, profèrent des vulgarités ou refusent d'obéir.

On dira qu'il s'agit uniquement d'une forme de contrainte et de contention requise par la sévérité des troubles du comportement des jeunes internés... Pour la journaliste, la question, c'est de savoir si on doit traiter ainsi des enfants et des adolescents qui sont relativement compos mentis, contrairement aux autistes, et... si cela sert à autre chose que procurer un répit aux éducateurs, et aux parents qui se sont débarrassés de leurs enfants indisciplinés. La réponse semble évidente : aucune autre institution aux États-Unis, un pays de trois cents millions d'habitants, n'a adopté les appareils et les pratiques de ce centre.

Ce qui m'a frappé, ce sont les témoignages anonymes des anciens enseignants chargés de distribuer châtiments et chocs électriques sur l'ordre de la hiérarchie. Ils admettent l'avoir fait malgré leurs réserves, pressurés par l'autorité de l'institut et surveillés par des caméras omniprésentes. (Sur le site, un ancien enseignant intervient pour dire qu'il ne regrette rien et que c'était la meilleure manière de contrôler des comportements dangereux pour tout le monde.) L'article de Jennifer Gonnerman ne mentionne pas les célèbres expériences de Stanley Milgram, mais on pourrait croire à une reconstitution sans rien de factice. Les chocs électriques sont réels et un jeune délinquant qui est passé par le Centre a ensuite trouvé la prison nettement plus conviviale.

L'expérience de Milgram a été recréée pour l'émission Primetime d'ABC en 2006. Pour les hommes, les résultats ont été pratiquement identiques à ceux de Milgram : 65% des sujets allaient jusqu'au bout. (En revanche, les femmes d'aujourd'hui étaient plus nombreuses qu'autrefois à ne pas flancher : 73% allaient jusqu'au bout — mais l'échantillon était trop petit pour être vraiment significatif.) Au Judge Rotenberg Educational Center, les proportions étaient en quelque sorte inversées : les deux tiers des employés chargés d'administrer des chocs électriques ne restaient pas plus d'une année. Et, pourtant, ils n'étaient jamais obligés d'infliger des chocs électriques mortels.

C'est une observation capitale qui incite à corriger l'impression que peut laisser l'expérience de Milgram. Oui, il semble bien que les deux tiers des gens accepteront de torturer (il n'y a pas d'autre mot) un semblable jusqu'à la mort si on leur en donne l'ordre. Mais Milgram ne pouvait pas renouveler l'expérience avec les mêmes sujets puisqu'il révélait la supercherie après-coup. La leçon du Judge Rotenberg Educational Center est moins déprimante : quand des subordonnés ont eu le temps de réfléchir à ce qu'ils font, ils refuseront de continuer dans la plupart des cas. L'obéissance n'est donc que temporaire; l'autorité ne paralyse le jugement des individus que momentanément, si ceux-ci le veulent bien.

Reste-t-il alors un tiers d'exécutants dociles? La proportion est sans doute encore moins grande, puisqu'il doit exister un certain nombre de personnes qui ne cherchent même pas à se faire embaucher quand elles découvrent en quoi va consister leur travail. C'est (presque) réconfortant...

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2007-08-22

 

Montréal, une coupe transversale

Ce matin, j'ai traversé un trentième du Québec à pied. Il était passé minuit et Montréal se couchait. Sur l'avenue du Parc, des clochards fouillaient les poubelles et les bacs bleus. À Outremont, des restaus fermaient et des amoureux se séparaient, jusqu'à la prochaine fois. Rue Bernard, des odeurs de bonne soupe s'évadaient par la porte ouverte de cafés bravant la solitude de la nuit. Au coin de la Côte-des-Neiges, des taxis patientaient, tous feux allumés, tandis que leurs chauffeurs désœuvrés faisaient les cent pas ou agonisaient d'injures leur conjointe par cellulaire interposé.

Et, en pleine ville, à l'intersection de Beaubien et Saint-Laurent, une mouffette égarée rasait les murs. Dans mon quartier, je n'aurais pas été surpris de croiser nuitamment (et prudemment!) une mouffette, car la nature n'est jamais loin dans les quartiers qui ont colonisé les flancs des trois cimes du Mont-Royal. En revanche, cette charmante bête (mais il faut éviter de lui faire peur) n'avait pas l'air de savoir où elle avait abouti, et surtout comment elle avait fait pour se retrouver sur les trottoirs de Saint-Laurent. J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer la vraie faune urbaine de Montréal, mais nous avons affaire ici à une représentante de l'authentique faune du centre-ville ! J'ai même assisté à ses efforts pour se glisser dans un sous-sol par un soupirail, malheureusement fermé. De toute évidence, il s'agissait d'une mouffette qui savait apprécier l'underground... J'ai cessé de la filer, appareil photo à la main, quand elle s'est dirigée vers la palissade d'un chantier, dans lequel elle aurait beau jeu de se glisser par une brèche....

Et comment ai-je fait pour traverser le trentième du Québec à pied en quatre-vingt-dix minutes environ? Il suffisait de se balader à Montréal, en partant de Rosemont pour aboutir à l'Oratoire Saint-Joseph, en franchissant sept kilomètres environ. La densité du tissu urbain à Montréal dans ces quartiers variait de 3 500 à 23 000 personnes par kilomètre carré en 1996. Si on considère que j'ai suivi un diamètre, la région recouverte par le cercle dont le diamètre était mon itinéraire est habitée par une population totalisant au moins un quart de million de personnes. Comme la population du Québec est d'environ 7,7 millions de personnes, c'est donc le trentième de la province qui se retrouve concentré dans cette petite région de Montréal...

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2007-08-21

 

Amusement raisonnable

L'univers télévisuel canadien était déjà riche du temps de mon enfance, avec sa douzaine de chaînes hertziennes dans les grandes villes, en particulier si je le comparais au maigre trio de la télé hexagonale.

Depuis, il y en a pour tous les goûts, et pour tous les goussets. Le mois dernier, le canal religieux Vision TV devait se faire pardonner la diffusion d'un imam connu pour ses propos haineux. Ce mois-ci, il a programmé Little Mosque on the Prairie. Cette semaine, je suis tombé sur ce canal au bon moment et j'ai regardé la fin d'un épisode en rediffusion de Little Mosque on the Prairie. On avait beaucoup parlé de cette série à sa sortie et il semble qu'elle soit maintenant disponible dans la plupart de la Francophonie, exception faite du Canada francophone, suite à une entente avec Canal+ qui en a fait La petite mosquée dans la prairie.

Ma première impression? Ce n'est pas désopilant, mais c'est amusant. De l'humour ordinaire, mais qui a du mordant en raison du contexte. Son grand avantage, c'est d'être relativement naturel et de ne pas chercher à moraliser aussi ouvertement que la série québécoise Pure Laine — à en juger par le seul épisode que j'ai vu, bourré de bonnes intentions et terriblement révélateur. Au risque de caricaturer à partir des patronymes, c'est sans doute attribuable au fait que l'auteur de Pure Laine est un certain Martin Forget qui voit les choses de l'extérieur et semble s'adresser principalement à un auditoire pure laine, tandis que l'autrice de Little Mosque est Zarqa Nawaz, une musulmane cosmopolite qui est à l'aise avec les siens tout en sachant s'adresser à un public extérieur.

Peut-être qu'au lieu de lancer la Commission Taylor-Bouchard sur les accommodements raisonnables (au nom incroyablement bureaucratique : « Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles » !), il suffirait de diffuser La Petite Mosquée dans la prairie au Québec, histoire d'en savoir plus sur le reste du Canada ou la communauté musulmane...

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2007-08-20

 

Sur la piste

Aux marges de la SFCF, on trouve des livres qui flirtent parfois avec les procédés de la science-fiction ou versent dans le fantastique. J'ai recensé récemment L'Œil du Bosphore, qui relève du fantastique sans trop insister; dans le même genre, il y a le roman La Déesse brune d'Albert Gervais (1922-1989), apparemment publié en 1948 à Val d'Or par les Éditions des Sept. La typographie est relativement aérée, rendant un peu illusoire le total de 359 pages.

Gervais est d'abord un terroiriste et un régionaliste, qui inscrit « À chez nous » en guise de dédicace. Il sera député de l'Union nationale en 1962-1966.

Son roman raconte l'envoûtement d'un colon québécois, Léonard Chanclos, par une sorcière montagnaise au profit de sa petite-fille, la belle Kiskasi. (Gervais avait enseigné à Kiskissing, aujourd'hui Kiskissink, et la proximité sonore des noms n'est peut-être pas un hasard.) Chanclos, dont le nom (champ-clos) traduit assez bien le rejet de toute immixtion, est catastrophé par cette liaison qu'il vient à considérer comme une déchéance sans nom. Heureusement, avant de rompre avec Kiskasi, il apprendra que l'enfant dont elle accouche n'est pas de lui, mais de son rival montagnais. Pas de métis dans la famille! Le mépris des personnages amérindiens, que n'atténue pas la beauté de Kiskasi ou de sa petite-fille, beauté dangereuse et troublante car trop sensuelle, est patent. On ne s'étonne pas que l'auteur ait milité pour l'Union nationale!

L'élément fantastique reste ambigu, car les sorts et potions de l'affreuse mégère montagnaise pourraient s'expliquer par la connaissance des simples et le pouvoir de la suggestion. De ce point de vue, l'ouvrage doit rester marginal. Toutefois, la structure du livre laisse songeur, car la découverte par le narrateur de l'histoire de Chanclos et Kiskasi se fait par le biais d'un récit livré dans un manuscrit (intitulé La Déesse brune) reproduit à l'intérieur du roman. Le narrateur finit par découvrir que le récit est bien une histoire vraie et que son protagoniste est l'auteur du manuscrit qu'on lui a remis, un vieil homme appelé « père l'Écrivain » qui n'est autre que Léonard Chanclos. Un monastère ruiné figure aussi dans le décor et, dans sa lettre au narrateur, Chanclos admet l'aspect outré de la prose du récit de ses amours.

Or, ceci peut rappeler lointainement la construction du roman Manuscrit trouvé dans un secrétaire (1994) de Daniel Sernine, dont le roman dans le roman, intitulé Adeline, se démarque aussi par un style autrement plus gothique que celui de la narration principale. Les ruines d'un monastère font partie du décor et le narrateur finit par découvrir que le récit d'Adeline n'est pas une simple fiction, mais une accusation. Sernine a-t-il été influencé par Gervais? Les influences de Sernine (Malpertuis, Le Grand Meaulnes, Le Bracelet de vermeil, la série Unipax de Gagnon) sont souvent décelables dans sa fiction, mais il est également possible d'envisager que les parallèles en cause soient attribuables à une influence commune du Malpertuis de Jean Ray.

Si la moralité de La Déesse brune nous est parfois étrangère dans son allergie au métissage, celle du protagoniste du roman Grisaille d'Armand Roy (1912-1970) surprend aussi en révélant la force des convenances du Québec de l'entre-deux-guerres. Sans doute imprimé aux frais de l'auteur en 1937, l'ouvrage est court, ne comptant que 128 pages, mais sa recension dans le DOLQ suggérait un lien possible avec le chéfisme d'ouvrages comme La Cité dans les fers ou La Chesnaie.

Ce n'est pas exactement le cas, malgré l'exaltation de la virilité et de la volonté qui est fort caractéristique d'un certain discours de droite, relayé au Québec par des penseurs comme Lionel Groulx. Il n'est pas question ici de proposer au peuple canadien-français un nouveau chef, même si le texte dit pis que pendre des politiciens contemporains.

En revanche, les allégeances politiques de l'auteur sont claires. Son héros, Jean Bérouard, est un jeune ingénieur de Poly qui trouve difficilement du travail, mais qui admire Léon Daudet. Quand il s'éprend d'une voisine de palier, il commence par observer qu'elle aussi lit Léon Daudet et que c'est une abonnée de Gringoire. Cet hebdomadaire de droite, de plus en plus opposé à la République française après 1934 et de plus en plus sympathique au fascisme de Mussolini et de Salazar, est un choix de lecture relativement naturel pour cette Russe émigrée, Sonia Paskine. Surtout qu'on découvrira dans la suite du livre qu'elle a été martyrisée par un Juif allemand appelé Adolph (!) Schultz, qui l'a violée, l'a droguée et a tué leur enfant nouveau-né. Trafiquant de drogue et meurtrier, Schultz est complet dans l'abjection et il pourrait illustrer certaines des thèses de Daudet, romancier antisémite et polémiste de droite qui soutient aussi le fascisme de Mussolini tout en se montrant plus réservé au sujet de Hitler. Tout ceci rattache Roy et son roman à la mouvance de droite dans le Canada français d'avant-guerre, comme l'avait bien reconnu le DOLQ.

Quand il apprend toute l'histoire de la belle Sonia, Bérouard est bouleversé : comment peut-il aimer une femme déchue, une fille-mère qui a perdu sa virginité? Il va finir par se faire une raison, mais il est clair qu'il est absolument nécessaire, par compensation, que le Juif soit chargé de tous les péchés du monde afin de rendre à Sonia un minimum de respectabilité. Cela dit, dans le contexte du Québec de l'entre-deux-guerres, il était aussi brave qu'inusité de mettre en scène une opiomane, sympathique de surcroît.

Un autre roman québécois nous présente une héroïne slave. Dans Les Paradis de sable (1953) de Jean-Charles Harvey, le protagoniste Désiré Julineau croise Sophia Rogov — et un autre personnage féminin s'appelle Lola Pasquin. De Sonia à Sophia et de Paskine à Pasquin, il n'y a pas si loin. Le contexte est cependant différent, et les partis pris idéologiques le sont encore plus. Néanmoins, on peut se demander si le roman de Harvey aurait été écrit dans la foulée de celui de Roy : l'allusion à la loi du cadenas de 1937, l'allusion aux procès de Moscou (1936-1938), l'allusion possible à Adrien Arcand, qui est au faîte de son influence en 1938, l'écho du roman de Roy en 1937, l'allusion à La Condition humaine (1933) de Malraux dans le premier chapitre... Tout cela semble dater le roman de 1937-1938 environ.

Le fonds Harvey à l'Université de Sherbrooke conserve deux manuscrits de romans inédits de Harvey : Les Affamés, daté de 1937, et Les Mauvais Anges, daté de 1950-1952, dont des passages auraient servi à la rédaction des Paradis de sable. Harvey perd son emploi en janvier 1937 et se lance dans le journalisme : aurait-il aussi tenté de compléter de nouveaux romans en 1937-1938, c'est-à-dire Les Affamés et une version antérieure des Mauvais Anges, dont il nous resterait des vestiges dans Les Paradis de sable ?

Dans le premier chapitre évoquant La Condition humaine, puisqu'un personnage doit en tuer un autre pour le plus grand bien de la cause (mais ce n'est qu'un rêve), Harvey oppose au matérialisme athée le libre-arbitre et la volonté, en des termes qu'Armand Roy n'aurait pas nécessairement désavoués. De fait, le roman se termine sur une condamnation sans appel de l'amoralisme des méthodes du Parti (communiste). Mais il ne nie pas l'existence de croyantes sincères et dévouées, comme Sophia Rogov, ou de maux sociaux susceptibles d'amélioration.

Par prudence, peut-être, Harvey décrit un pays appelé la Nordanie, qui a pour capitale Micouagan, mais qui ressemble trait pour trait au Québec dans le Canada tandis que le centre-ville de Micouagan décalque clairement Montréal. Seul changement : Micouagan n'est pas seulement la métropole de la Nordanie, c'est aussi la capitale. Le reste est assez semblable, jusqu'au ressentiment ciblant les Anglais, aux discours haineux sur « les Juifs et les Italiens qui débauchent les filles que nos cultivateurs ont élevé à la sueur de leur front », à la conviction d'une « conspiration contre la race » nordanaise... (Ce qui, encore une fois, s'appliquerait peut-être mieux à 1938 qu'à 1953.)

En fin de compte, que la Société Saint-Jean-Baptiste s'appelle la Société Saint-Jean-Népomucène ne prête pas à conséquence... Mais comme il est question de « stalinogiens » et d'une loi du cadenas en Nordanie aussi, on suppose que Harvey voulait s'assurer d'un minimum de distance par rapport soit aux communistes soit aux duplessistes. Et si l'hypothèse d'une publication à retardement est juste, c'était aussi une façon d'éviter tout reproche d'anachronisme, en inscrivant le récit dans l'histoire d'un autre pays.

Cette distance ajoutée entre la réalité et la fiction fait-elle des Paradis de sable un roman de science-fiction? On pourrait le rapprocher d'un autre roman québécois de politique-fiction, Œil pour œil (1931) d'Ubald Paquin, qui camouflait l'actualité internationale sous des noms fictifs. Mais comme cette licence additionnelle n'est pas exploitée pour enrichir l'univers du roman d'éléments véritablement nouveaux, l'étiquette de politique-fiction suffira.

Sur la piste de la SFCF, le chasseur n'aura débusqué qu'une moitié de proie sur trois...

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2007-08-19

 

Une gigantesque subvention?

La crise des hypothèques à risque aux États-Unis aura fait suer les marchés cette semaine. Les origines de cette crise sont bien comprises, mais l'envergure du problème demeure légèrement mystérieuse. L'ensemble de ces hypothèques représenterait près d'un billion de dollars sur des valeurs hypothécaires totales de l'ordre de six billions de dollars. Dans la mesure où une partie de cet argent a été prêtée si légèrement qu'on n'en reverra pas l'ombre de sitôt, on se demande à qui le crime profite. Cui bono?

Les nouveaux propriétaires ont certes profité de cette indulgence des prêteurs, mais ceux qui se retrouveront à la rue parce qu'ils ne pourront pas honorer leurs obligations y perdront. Les prêteurs, s'ils ont eu l'habileté de revendre les hypothèques sous la forme d'instruments financiers et de se retirer du marché avant l'effondrement des cours, auront empoché de jolies marges. L'industrie de la construction aura également profité du boom immobilier, à condition de n'avoir pas accepté que des promesses en guise de paiement. Et les courtiers pratiquant la dilution et la revente de ces obligations ont pu faire la fête avec leurs boni de fin d'année.

Chacune de ces histoires individuelles compose une histoire collective et macro-économique, celle d'une économie étatsunienne dopée en dernière analyse par les acheteurs de ces hypothèques à risque et des instruments financiers les incluant. Mais qui sont ces acheteurs et investisseurs? Beaucoup se trouvent aux États-Unis, mais il semble clair maintenant que des institutions étrangères (HSBC, Paribas, etc.) ont aussi joué un rôle.

Dans la mesure où le boom immobilier aux États-Unis a soutenu à bout de bras la consommation et l'emploi pendant plusieurs années, des capitaux étrangers (y compris des capitaux chinois hors Hong-Kong? ce n'est pas clair) auront fait leur part pour subventionner la consommation aux États-Unis. Après tout, tant que le dollar était fort et la consommation active, les voitures allemandes, les parfums français, les vins italiens et les jouets chinois pouvaient affluer, et les exportateurs en cause finiraient bien par rapporter une partie des capitaux investis par leurs compatriotes.

Ne serait-il pourtant pas plus moral ou patriotique ou utile de subventionner la consommation des citoyens de la Chine, de la France ou de l'Allemagne, plutôt que celle des consommateurs déjà aisés des États-Unis? On pourrait soupçonner que cela rapporte plus, justement, de subventionner la consommation des classes aisées, qui consacreront leurs revenus additionnels à des biens de luxe sur lesquelles les marges de profit sont plus grandes et que les producteurs de pays comme l'Allemagne et la France savent fabriquer...

Si la structure des échanges est ainsi faite, l'avantage des États-Unis est un acquis structurel qui confirme la vérité de la vieille scie : « on ne prête qu'aux riches ». Du coup, même si la bulle immobilière crève après la bulle technologique, on trouvera bien une autre raison de prêter de l'argent à ces dépensiers américains... Il me vient en tête une comparaison un peu sordide, où le consommateur étatsunien apparaît sous les traits du fils de bonne famille qui veut mener la grande vie et qui s'engage auprès d'un usurier, dont la famille et les amis sont les artisans qui vendront au dandy vivant à crédit ses beaux vêtements, des bijoux pour ses amantes et de nombreux autres services, de sorte que l'argent prêté ne sort pas de la famille, que les intérêts payés sur la dette s'élèvent vite au niveau du capital et qu'il reste toujours la possibilité de se faire payer en espèces lorsque le fils prodigue est acculé à la faillite.

À moins que l'éclatement de la bulle financière ne soit pas seulement le fait des hypothèques à risque... Depuis le début, les analystes ont identifié au moins deux catégories de retombées pour l'économie. D'une part, il y avait les hypothèques distribuées sans bon sens. D'autre part, il y avait l'anticipation de gains à venir par les acheteurs d'hypothèques mieux fondées mais néanmoins lourdes à porter. L'espoir de vendre plus cher ce qu'on avait acheté dans un marché immobilier haussier permettait d'assumer des hypothèques qu'on rembourserait non pas avec ses revenus mais avec un gain en capital à venir. Ou bien ce gain restant à réaliser était dépensé à l'avance, les valeurs immobilières à la hausse créant l'illusion de la richesse.

Comme ceci se passe dans la tête des gens et se traduit par des dépenses anticipéees impossibles à identifier en tant que telles, l'envergure du problème est difficilement évaluable. Si on a dépensé par anticipation des gains qui sont maintenant repoussés à la Saint-Glinglin ou si on a pris une hypothèque pour dépenser en comptant tout rembourser le moment venu avec la vente d'une propriété, que va-t-il se passer maintenant? Le danger des hypothèques à risque, c'est entre autres que la mise en vente des propriétés saisies pour défaut de paiement fasse baisser les cours immobiliers encore plus que la simple saturation de la demande, et un léger excès de l'offre sur la demande. Toutefois, une telle baisse des cours ne devrait pas avoir de conséquence additionnelle sur les hypothèques de bon aloi — c'est juste que les propriétaires immobiliers en cause devront se serrer la ceinture.

Et le reste de la planète en même temps?

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2007-08-18

 

Lance le filet de l'amour

Marche, marche vite, marque de tes talons
le pavé du trottoir et fends l'air de la nuit
de tes jambes gainées d'un collant noir de suie
seconde peau et fausse armure de nylon

Sans défense, sans espoir, tu te rends au salon
comme le rétiaire, qui de sable s'essuie
avant de sortir dans l'arène en disant oui
il veut bien mourir, oui, rougir ces sillons
se battre et triompher, ou enfin succomber
noirci de poussière, sur le sol râtissé!

Ferme la lumière, si tu rêves d'amour
tu as su arriver au but, su me gagner
Ton courage n'a jamais eu besoin du jour
Désormais, je te prie : c'est à toi de régner!

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2007-08-17

 

Iconographie de la SFCF (17)

Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle; (9) les couvertures de la série des aventures SF de l'agent IXE-13; (10) les couvertures de la micro-édition; (11) les couvertures des numéros 24; (12) les couvertures de fantasy; (13) une boule de feu historique; (14) une petite histoire de l'horreur en français au Canada; (15) l'instrumentalisation colonialiste de la modernité; et (16) un roman fantastique pour jeunes de 1946.

Le panorama de l'histoire de la SFCF reste à compléter — je ne suis pas le seul à le dire. Malgré les travaux estimables et certainement incontournables de chercheurs antérieurs, dont Aurélien Boivin, Maurice Émond, Claude Janelle, Jean-Marc Gouanvic ou Michel Lord, des textes sont parfois passés inaperçus, à plus ou moins juste titre. Je le soupçonnais dans le cas de La Décennie charnière, et j'en donnerais comme exemple un texte d'André Berthiaume, qui est un cas limite recensé ni par La Décennie charnière ni par la Bibliographie analytique de la science-fiction et du fantastique québécois (1960-1985).

Il s'agit d'une courte pièce de Berthiaume, dont plusieurs nouvelles sont effectivement recensées par la Bibliographie analytique de Boivin et cie — il a d'ailleurs remporté le Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois en 1985. Cette pièce de théâtre avait été créée sur scène le 12 mars 1958, mais avec deux personnages seulement. Un troisième personnage s'était ajouté pour la réalisation télévisée en septembre 1961. Le texte de cette prestation paraissait alors dans le numéro 3-4-5 de juillet-décembre 1965 de La Barre du jour, intitulée « À Ceux qui viendront ».

La pièce est d'inspiration moderniste : les personnages n'ont pas de nom (la dramatis personae se compose de LUI, L'AUTRE et ELLE) et les lieux ne sont pas identifiés, non plus que l'époque. Néanmoins, il me semble clair que Berthiaume, né en 1938, met en scène une fin du monde, après une catastrophe de grande envergure, sinon générale.

Il convient de rappeler que, dès la fin des années cinquante, les tests de bombes à hydrogène et le lancement des premiers satellites suscitaient une inquiétude grandissante. Le double prix Nobel Linus Pauling, par exemple, militait depuis longtemps contre les essais atmosphériques de bombes nucléaires : le 15 janvier 1958, il présente à l'ONU une pétition signée par près de dix mille savants s'opposant à ces tests. La même année, il faisait paraître en août No More War!, dont l'argument reposait en partie sur les horreurs d'une guerre nucléaire. La pièce de Berthiaume s'inscrivait entre ces deux bornes. (Ci-dessous, des femmes canadiennes manifestent sur les marches du Parlement contre la nucléarisation des forces armées, vers 1960-1963.)
Dans la pièce de Berthiaume, les deux hommes qui s'affrontent dès la première scène croyaient l'un et l'autre être « le dernier ». Les répliques suivantes campent une situation qui semble bel et bien être post-apocalyptique, au moins pour la ville qui apparaît comme un décor de « ruines fumantes »...

« LUI — Il ne reste plus personne, n'est-ce pas?

L'AUTRE — Personne. Personne que nous deux, petit frère. La terre s'est vidée de son monde. Elle fait peau neuve. La terre se paie une cure de silence. Les grandes villes ne fonctionnent plus. Écoute... Rien. Les rues sont désertes et les portes ont fini de claquer. Plus d'enfants qui piaillent aux coins des rues. Y a plus ce passant qui te demandait d'allumer sa cigarette. Y a plus de clochards sous les monuments des grands hommes. Plus de va-et-vient sur les quais. La mer est calme. C'est délicieux. Un silence de ruines parfait.

LUI — Ils en ont fait du bruit pour en arriver à ce silence...»

Un peu plus loin, on renchérit :

« L'AUTRE — Ouais. Nous sommes les derniers. C'est dommage, tout de même. Il n'y aura jamais personne pour nous reconnaître cet honneur, d'avoir été les derniers à marcher sur cette sacrée boule. »

Il n'est jamais question d'armes nucléaires, mais il est question d'une guerre, de la Terre qui est devenue un désert, d'une course à l'abîme... Certes, le texte n'est pas exempt de contradictions, puisque le personnage principal, LUI, dédie sa mort « À ceux qui viendront... après nous... » S'il ne reste plus personne, comment peut-il espérer que son message soit lu ?

En fait, il est clair que la dédicace s'adresse à l'auditoire où se trouve ceux qui peuvent capter et comprendre le message désespéré du jeune auteur de vingt ans.

S'il s'agit de science-fiction, s'agit-il alors de la première pièce de science-fiction au Canada d'expression française? L'inventaire des pièces de science-fiction reste à faire. Dans le temps, imagine... en avait publié quelques-unes. Il faudrait aussi tenir compte des textes écrits pour la radio, par des auteurs comme Maurice Gagnon.

Vingt ans après la publication de la pièce de Berthiaume, Christine Dumitriu van Saanen fait paraître Renaissance en 1985. L'Année de la Science-Fiction et du Fantastique québécois ne l'a pas retenue, mais il s'agit pourtant d'un texte qui incorpore une possible apocalypse et fait se dérouler toute la troisième partie dans le futur. La pièce a été jouée à Calgary en mai 1985.

La dramatis personae n'est pas sans rappeler celle de Berthiaume, puisqu'on retrouve MOI, L'AUTRE, LA TERRE, L'HOMME, etc. En revanche, les répliques sont sybillines au point de friser l'abscons. Que l'autrice se soit imposé d'écrire certaines scènes en octosyllabes avec des rimes croisées n'a sans doute pas aidé, surtout que le procédé ne se prête guère à l'intelligibilité des allusions à la théorie des plaques tectoniques ou aux onze dimensions de l'espace-temps dans la théorie contemporaine des cordes... Néanmoins, la pièce opte pour l'alignement d'épigrammes dans le genre de « Le soleil du temps recouvre de songes l'arbre du vide » sans fournir le contexte qui permettrait de les comprendre.

Pour saisir, mieux vaut retenir le résumé fourni par l'autrice en guise de postface, dont voici deux extraits parlants : « Les principes des deux philosophies antagonistes, en lutte pour la suprématie dans la société de nos jours, sont révélés dans le deuxième tableau. Est-ce que le dénouement fatal de l'affrontement entre les commandants ZÉRO et UN aura comme conséquence une catastrophe indéfinie ?»

« La vision d'une société future, portant l'empreinte d'une force spirituelle illimitée, forme le sujet du quatrième tableau. L'homme, qui travaille avec la puissance totale de son cerveau, dépasse les capacités des machines qu'il a inventées et dont le rôle s'avère être devenu superflu. »

Le thème du recommencement est également crucial dans la pièce Api 2967 du dramaturge Robert Gurik, né à Paris en novembre 1932. Créée au Festival d'Art dramatique en mars 1965, la pièce avait été jouée alors au Théâtre Gésu par la troupe du Théâtre de la Mandragore. Les photos ci-dessous ont été prises à l'occasion d'une performance en octobre 1965, mais Gurik l'aurait présentée ensuite au Dominion Drama Festival en 1966 sous le titre Api or not Api. Malgré le titre, il s'agit toujours d'une performance en français, puisque la traduction en anglais par Marc F. Gélinas ne sera pas jouée avant 1969, à Edmonton (et elle sera publiée en 1974). Mécontent de la version de 1966, Gurik la remanie et elle renaît en avril 1967 au Théâtre de l'Égrégore sous le titre Api 2967. C'est le texte de cette version qui est publié en 1971 par Leméac. Comme il s'agit d'une pièce assez courte puisqu'elle ne compte que deux actes, le même volume inclut La Palissade, une pièce lue en public en décembre 1968 mais seulement créée sur scène en 1973. Une palissade apparue un jour semble séparer deux mondes, mais ceux-ci ne sont peut-être pas si différents... sauf que l'existence même de la palissade incite à l'escalader, voire à la renverser. Et les indications scéniques invitent à la projection vidéo des actualités de 1968...

Dans sa version définitive, Api 2967 apparaît comme une pièce « futuriste ». À en juger par le dossier de presse fourni dans l'édition de Leméac, toutefois, il aura rarement été question de la rapprocher de l'anticipation ou de la science-fiction. L'introduction de Réginald Hamel évite soigneusement, elle aussi, d'employer des mots aussi grossiers. Mais, à la lecture de la pièce, on se rend compte que ce n'est pas dénué d'un certain sens. Certes, l'action se déroule censément en 2967, un millénaire pile après la (re)création de la pièce, mais on prend cette date encore moins au sérieux que dans les textes d'anticipation du dix-neuvième siècle qui pratiquaient le même saut d'un millénaire (« La journée d'un journaliste américain en 2890 » de Jules et Michel Verne, par exemple). Le décor a beau suggérer un déplacement dans le temps, avec son mobilier en plexiglas, son absence d'ornementation et ses combinaisons blanches (à la Surréal 3000), il est aussi parfaitement de son temps. L'époque respecte encore les sarraus blancs des scientifiques et un film de 1967, The Graduate, fait tenir l'avenir en un seul mot murmuré par un mentor à Dustin Hoffman : « Plastics ».

Effectivement, Gurik se montre des plus perspicaces en faisant de la vie la valeur suprême de la société mise en scène. Le slogan de cette civilisation, « Rien ne vaut la vie », justifie toutes les mesures et toutes les précautions pour prolonger la durée de la vie, même s'il faut sacrifier tout ce qu'elle pourrait avoir d'intéressant. Grand classique du genre dystopique moralisateur, le sexe et la reproduction ont été évacués : les enfants naissent dans des laboratoires et plus personne ne fait l'amour ou éprouve un sentiment tendre. Les annonces de la télévision gouvernent chaque moment du quotidien et les repas sont distribués par des machines à pilules qui dispensent des capsules rouges, vertes ou bleues, selon les prescriptions télévisées. Quant aux personnages, leur individualité sacrifiée à la longévité est établie par leurs identifiants alphanumériques, A23 et E3253.

Le professeur A23 (lire Adam) a une nouvelle assistante, E3253 (lire Ève). Malgré le futurisme de la pièce, on ne conçoit apparemment pas que la femme aurait pu être la professeure et l'homme l'assistant... mais il est vrai qu'on réinterprète le récit mythique de la Genèse. Dans son laboratoire, le professeur étudie un objet étrange découvert depuis peu, et qu'il a surnommé « Api ». Cette pomme (car il s'agit évidemment d'une pomme) échappe aux lois rigides de cet univers. Pour tout dire, elle effraie un peu les deux personnes, mais E3253 va s'enhardir au point de la toucher... puis de la croquer. La relation qui s'instaure alors entre elle et le professeur est tissée d'attentes à moitié déçues et d'élans qu'ils comprennent mal. Finie la raideur de leurs rapports initiaux, les combinaisons protectrices tombent, car ils vont s'exposer aux aléas de l'amour et de la vie!

Malgré le cadre restreint, Gurik crée une pièce totale, qui mêle l'anticipation, l'allégorie (car la stérilité de la vie future est une condamnation du présent aseptisé en 1967), une certaine poésie surréaliste et un décor minutieusement conçu, du mobilier aux films qui font partie intégrante de la pièce. Les indications scéniques proposent nommément l'utilisation de films dans le genre des créations de Norman McLaren à l'ONF (qui a parfois mis en images la musique de Maurice Blackburn, le père d'Esther Rochon). La conclusion a été critiquée par les commentateurs du temps, car elle verse dans le mélodrame déclenché par une accélération un peu arbitraire. La redécouverte des sentiments permet de comprendre l'histoire du vingtième siècle, résumé sous la forme d'un montage vidéo. Et elle permet de réinterpréter le slogan de cette société : « Rien ne vaut la vie ! »

Il m'a toujours semblé difficile de maîtriser la matière de la science-fiction au théâtre, mais la tentative de Gurik surclasse aisément les textes de Berthiaume et van Saanen. Seulement, l'été suivant, la pièce Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay allait ramener le théâtre québécois dans les cuisines et les intérieurs du Québec contemporain, et pour longtemps.

 

Un avenir canadien-français

En 1925, un clerc de Saint-Viateur à la retraite, le père Moïse-Joseph Marsile, signe un hymne au Canada (français) en huit mille vers, Les Laurentiades, Retour au Pays des Aïeux. Né à Longueuil le 17 novembre 1846, il s'était retiré alors à Oak Park, Illinois, après une longue carrière aux États-Unis, où il avait rejoint le Collège de Saint-Viateur à Bourbonnais, en Illinois, vers 1871. Devenu le directeur du collège avant 1880, il allait en gouverner les destinées pendant un quart de siècle et l'institution connaîtrait un essor qui en ferait le plus important collège viatorien aux États-Unis. Une rue porte toujours son nom à Bourbonnais, d'ailleurs, bordant le site du collège, fermé en 1938 et maintenant occupé par une université méthodiste.

Son long poème se termine, comme de juste, après de nombreuses invocations du passé, par quelques vers sur l'avenir du Canada français :

Mais pour n'être pas saint, vieux sol, je t'aime autant,
Et comme lui, ne suis-je pas chanteur, voyant?
Aux clartés de l'Histoire — habitué — l'esprit sonde
En les nuits d'avenir ce qui transforme un monde...
Écoute ma prière et reçois mes souhaits :
À genoux, devant Dieu, tout pour toi, je les fais.
Que sorte de ma bouche une langue exquise
Au ciel, qui change un sol en la terre promise!
Ah! puissent sur ton âme ainsi que sur tes champs
S'épancher tous les dons, comme aux moites couchants
Les azurs font pleuvoir en gouttes la rosée,
Pour te rendre, ô ma gent, pareille à l'épousée!

Ton berceau fut jadis taillé dans le granit,
La fougue dans ton sang à la grâce s'unit;
Bâtis ton avenir bien haut sur cette assise,
Aime du même amour la Patrie et l'Église,
Tes efforts soutenus par la terre et les cieux
Sauront renouveler la geste des aïeux.
À l'incrédulité ferme toujours l'oreille :
Elle ne refera jamais cette merveille
Fruit d'une double force, au temps barbare encore.
La Science et la Foi préparent l'âge d'or :
N'est-ce, encor, beaux esprits, qu'une illusoire cible?
Aux lois discipliné, tu seras invincible.
Tout imbus de respect pour l'âme et pour le corps,
Tes filles et tes fils croîtront nombreux et forts.
Quand règnera la paix en bienfaisante reine,
Aux forêts plus d'un bras étendra ton domaine :
La paroisse, nouvelle, à l'ombre du clocher,
Travaillera semblable à l'essaim du rucher
Et mille métiers, mus par les chutes des rives,
À leurs bruits incessants tiendront les mains actives.
La mine livrera — caché — plus d'un trésor,
La puissance du jour : le fer, l'argent et l'or.
À l'heure des combats, cœur plein de ta noblesse
Et, riche de ton sang, ne crains pas qu'un fils laisse
Ton étendard sans tache aux mains de l'ennemi.
Peuple de laboureurs, sur la terre affermi —
Où toujours la vaillance avec la vertu germe —
Marche à l'appel de Dieu, sans détours, jusqu'au terme.
Puissent les tiens compter des héros immortels
Et, parmi leurs fleurons, des saints pour les autels!


C'est le milieu de ce passage, mentionnant une paroisse nouvelle et idéale, qui permet de rattacher Marsile aux idées d'Antoine Gérin-Lajoie dans Jean Rivard, voire de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau dans Charles Guérin. L'avenir appartient, encore et toujours (en 1925!), au défrichement et à l'industrie rurale, ou tout au plus à l'exploitation des matières premières. Et les métiers restent mus, semble-t-il, par l'énergie hydraulique (à bien distinguer de l'hydro-électricité). Mais, après tout, Jean Rivard est paru du vivant de Marsile et il a connu cette époque qui a vu le diptyque de Gérin-Lajoie faire souvent partie des distributions de prix dans les écoles du Canada francophone.

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2007-08-15

 

Iconographie uqamienne

La situation de l'UQÀM doit être encore plus désespérée que je le croyais. Comme le signalait en juillet Le Devoir dans un article accessible pour les abonnés, l'université a des devoirs d'été à compléter : gérer les déficits liés à ses aventures immobilières, réduire les déficits des activités courantes, négocier avec les syndicats et les associations étudiantes, réviser l'offre de cours... et trouver un nouveau recteur ou rectrice pour s'occuper de tout cela!

Est-ce pour signaler le sérieux de la situation que la bannière du site officiel de l'UQÀM inclut la photo visible sur cette page? A priori, c'est charmant : une jeune fille studieuse jongle avec des livres extraits d'une tablette tout en lisant un autre volume. Puis, on se rend compte qu'il fait noir tout autour. La bibliothèque entière semble plongée dans l'obscurité, même si l'étudiante a trouvé une plage de lumière qui lui permet de lire — encore que l'illumination en question semblerait plus apte à l'éblouir.

Du coup, la pauvre fait figure d'unique survivante d'un système qui s'effondre. Tout s'éteint autour d'elle et le message semble clair : les étudiants n'ont plus rien à attendre d'une université où l'amour du savoir n'est plus qu'une lueur isolée au sein des ténèbres.

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2007-08-14

 

L'île d'Halifax

En général, le consensus des spécialistes (tel que représenté par la première partie du quatrième rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) ne prévoit pas de montée des océans dépassant le mètre d'ici la fin du siècle. Néanmoins, il existe quelques scénarios plus alarmistes et je m'étais appuyé sur eux pour imaginer précédemment une hausse du niveau des océans de vingt mètres environ, compte tenu de la fonte des glaces et de l'expansion thermique des eaux. J'avais produit une carte rapide de la région de Vancouver si elle était envahie par la mer. Toutefois, la figure ci-dessous illustre plutôt la situation actuelle de Halifax et de son port.Et si je pose encore une fois que la montée des eaux pourrait atteindre une vingtaine de mètres, tôt ou tard, et plus tôt que prévu peut-être, Halifax et sa région ressembleraient à ceci.La ville deviendrait une île, qu'il serait sans doute possible de relier par des ponts à la terre ferme. Contrairement à Vancouver, toutefois, il semble que l'essentiel de l'agglomération survivrait à la montée des eaux. Les banlieues de l'autre côté du havre, Dartmouth et compagnie, perdraient quelques quartiers.

Somme toute, on pourrait dire que Halifax est tout le contraire de la Nouvelle-Orléans. Alors que la métropole louisianaise est plus ou moins enfoncée sous le niveau du fleuve ou de la mer, le centre-ville de Halifax culmine à une telle altitude qu'il faudrait que tout l'Antarctique ou presque fonde pour que la capitale néo-écossaise disparaisse sous les flots...

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2007-08-13

 

Poussière d'étoile

Le singulier est important. Dans le film Stardust, une étoile se retrouve parmi les mortels. Elle est seule, est isolée, elle est pourchassée, elle n'est plus qu'une poussière à la merci des événements.

Je n'avais pas lu le roman de Gaiman et j'abordais donc le film sans idée préconçue. Le tout commence comme un conte de fée : il était une fois un mur, et il y avait un trou dans ce mur. La brèche est gardée, mais un jeune homme du village voisin de Wall réussit à pénétrer dans la contrée magique de l'autre côté. Il y fait un enfant qui, devenu grand, s'aventure à son tour de l'autre côté du mur. Il veut trouver une étoile tombée du ciel afin de l'offrir à sa bien-aimée, Victoria, qui le dédaigne.

Mais à la surprise du jeune Tristan, l'étoile est une femme, incarnée par Claire Danes, et son cœur peut conférer l'immortalité aux humains qui en mangeraient, ou au moins un regain de jeunesse aux sorcières. De sorte que Tristan, le villageois de notre monde prosaïque (qui s'appelait Tristran dans le texte de Gaiman), et Yvaine la femme-étoile doivent échapper à des poursuivants acharnés et sans scrupules.

Le résultat est un conte de fées qui est amusant sans être vraiment drôle, émouvant sans être vraiment poignant et imprévisible sans être vraiment surprenant. Le scénario est plein de petites surprises et de moments singuliers, ce qui permet de pardonner beaucoup, mais les deux personnages principaux, Tristan et Yvaine, sont trop accaparés par l'intrigue pour qu'ils aient l'occasion de nous séduire. Bref, j'aurai goûté l'inventivité du scénario, qui parvient à renouveler un thème fort éculé, mais sans jamais tomber sous le charme.

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2007-08-12

 

Le Brésil de l'imagination

Dans une introduction à son roman The Healer, Amber Hayward explique qu'elle n'a jamais visité le Brésil, mais qu'elle s'est longuement documentée sur le pays et sa culture avant de rédiger ce roman qui s'y déroule entre 1969 et 1996, approximativement — je dis « approximativement », car les dates données en cours de route, ainsi que les âges attribués aux personnages, ne concordent pas toujours.

Je n'ai pas visité non plus le Brésil, exception faite d'une courte escale à l'aéroport de São Paulo il y a longtemps, mais j'ai été parfaitement convaincu par les descriptions de l'autrice. C'est le Brésil de son imagination, mais ce n'est pas un Brésil imaginaire.

Je n'ai pas été conquis au même point par l'intrigue du roman, qui souffre de l'étalement de l'action sur une vingtaine d'années. Un guérisseur doté de pouvoirs paranormaux, Manoel da Silva, qui opère dans un quartier pauvre de Bahia, découvre qu'un chef de secte, Caldos Moreira, maîtrise les mêmes pouvoirs que lui, mais en les utilisant pour s'enrichir et faire partie des puissants de ce monde. Mais comme Manoel est un pacifiste qui a juré de ne jamais utiliser ses pouvoirs à mauvais escient, il refuse l'affrontement et se dérobe. Toutefois, il a découvert un autre détenteur des mêmes pouvoir, un enfant né sourd et aveugle, João Novaes. Mais si celui-ci incarne un espoir mal défini, Manoel et son ami canadien Harold perdent sa trace quand sa famille déménage et ils ne se retrouveront que vingt ans plus tard.

Le roman se partage donc en deux histoires, car l'histoire de Manoel cède le pas à l'histoire des malheurs de la famille Novaes. Cette chronique familiale évite le mélo, de peu, mais elle accumule quand même les misères qui accablent les personnages. C'est au point où on se demande, en particulier dans le cas de l'accident qui change leur destin, si les événements sont manipulés en sous-main par Caldos Moreira. En fin de compte, le roman ne révèle rien à ce sujet. Il existe une suite, Darkness of the God, mais je ne sais pas encore si je l'achèterai.

Malgré l'étalement dans le temps et la disparition en cours de route de plusieurs personnages majeurs, le roman reste prenant, quoique imparfait. Comme le thème des personnages doués de pouvoirs paranormaux n'a rien de neuf, c'est le cadre et le réalisme des descriptions qui font la différence, et tout l'intérêt du livre. Si je le compare à un autre roman de la collection Tesseract, Resisting Adonis de Timothy J. Anderson, The Healer vaut par l'humanité des personnages, le suivi de l'intrigue et, surtout, par la tendresse que manifestent des personnages qui ont fort à faire pour survivre aux circonstances dans un pays miné par la dictature et la pauvreté.

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2007-08-11

 

Un mois de juillet pourri?

J'aime les étés frais, mais j'en ai entendu beaucoup se plaindre du mois de juillet à Montréal. Passons sur le soupçon indigne qui me vient que ces plaignards ont sans doute l'air climatisé à la maison, un gril sur le patio et une piscine dans la cour... Et voyons les faits : les mêmes données climatiques d'Environnement Canada qui m'avaient servi pour dessiner l'évolution des températures hivernales depuis 1967 permettent d'en faire autant pour les températures estivales. Comme on peut le voir, la température moyenne en juillet 2007 (20,4 degrés Celsius) a été inférieure à la moyenne enregistrée depuis 1967, moyenne qui est d'environ 21 degrés. Comme on peut le voir aussi, la tendance linéaire est au réchauffement. Depuis 1987 inclusivement, il n'y a eu que six mois de juillet inférieurs à la moyenne. Avant 1987, il y en eu a treize. Et, sur l'ensemble de cette période, on repère facilement une douzaine de mois de juillet qui ont été plus frais en moyenne que juillet 2007...

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2007-08-10

 

Petits et grands écarts du climat

Une révision des données climatiques pour les États-Unis continentaux contigus (les 48 États entre le Rio Grande et le Canada, en excluant l'Alaska et Hawaii) fait jaser la blogosphère parce qu'un critique de longue date, Stephen McIntyre, a décelé une erreur dans les températures annuelles moyennes. La NASA a maintenant intégré les données corrigées, sous la forme d'écarts annuels et quinquennaux par rapport à la température moyenne pour la période 1951-1980. Ceci donne cette figure sur le site de la NASA; à titre de référence, voici ma version : Il saute évidemment aux yeux que, malgré les changements en question, la tendance reste au réchauffement sur l'ensemble de cette période. Des années plus chaudes apparaissent durant les années trente (ce qui, en fait, explique mieux le caractère exceptionnel du Dust Bowl de l'époque puisque 1931 et 1934 ont été des années exceptionnellement chaudes), mais les années plus froides d'avant 1930 disparaissent et même les moyennes enregistrées en 1978 et 1979 restaient loin au-dessus des extrêmes de 1917 ou 1924.

Bref, la tendance générale reste la même et l'effet sur les moyennes mondiales est minime. Mais comme aux États-Unis, on confond volontiers les États-Unis et le monde, ainsi que les records ponctuels et la tendance, cette révision produit un grand effet. (Dans ces diagrammes, la légende parle d'anomalies, mais c'est bien d'écarts dont il est question.)

Qu'en est-il pour le Canada? Les données climatiques pour l'ensemble du pays sont en fait loin d'être faciles à trouver. Les meilleures données historiques sont sans doute celles de la Direction de la recherche climatique, sous une forme ou une autre, mais n'y a pas accès qui veut. Il faut s'inscrire et renoncer d'avance à toute diffusion ou utilisation non-institutionnelle. Heureusement, il est quand même possible de trouver deux séries d'écarts de la température moyenne au Canada, calculée sur une base quinquennale par rapport à la température moyenne pour la période 1961-1990. La série la plus longue décrit uniquement la situation pour le Canada au sud du 60e parallèle; l'autre série vaut pour tout le Canada, mais elle est plus récente. Si j'inclus ces deux séries dans une figure avec la série des moyennes quinquennales pour les États-Unis contigus, cela donne ceci :Notez bien que les moyennes de référence utilisées pour calculer les écarts canadiens et étatsuniens ne sont pas les mêmes. Par conséquent, la valeur des écarts n'est pas directement comparable. En revanche, les tendances le sont et on note tout de suite que s'il y a eu un réchauffement aux États-Unis durant les années trente, le réchauffement correspondant au Canada n'a pas été aussi soutenu. Cela souligne à quel point on ne peut pas généraliser pour la planète entière sur la base des données d'un seul pays.

Ce qui surprend dans le cas canadien, c'est à quel point les écarts de température d'avant 1950 sont en deçà des écarts étatsuniens. Cela s'explique sans doute par le fait que la période de référence canadienne (1961-1990) est plus tardive que la période de référence étatsunienne (1951-1980), au point d'empiéter sur une décennie (1980-1990) déjà marquée par le réchauffement du climat. Ce qui signifierait que les écarts plus récents seraient sans doute révisables à la hausse si on utilisait la même période de référence qu'aux États-Unis.Un dernier diagramme permet d'examiner de plus près les écarts moyens quinquennaux pour les États-Unis contigus (en bleu), le Canada au sud du 60e parallèle (en rose fuchsia) et l'ensemble du Canada (en rouge). Les données pour l'ensemble du Canada devraient refléter l'influence de l'Arctique, mais il est légèrement surprenant de constater que, pour plusieurs périodes, les écarts relativement à la moyenne ont dû être moins grands dans l'Arctique que dans le Canada méridional (entre 1984 et 1992, par exemple). En revanche, la tendance au réchauffement polaire a dû être dramatique après 1993, à en juger par le milieu de la décennie, mais je n'ai pu trouver de données officielles plus récentes, histoire de suivre l'évolution de la situation jusqu'en 2004, par exemple. De toute évidence, la diffusion de ces données a cessé d'être une priorité sous les administrations Martin et Harper; la compilation de ces données avait été complétée quand David Anderson était ministre de l'Environnement au fédéral. Il avait obtenu l'adhésion du Canada au protocole de Kyoto. Depuis, le Canada pratique avec application la politique de l'autruche...

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2007-08-09

 

Étalement urbain

Cette photo du centre-ville de Toronto, estompé par la distance et la brume matinale, tache blanche du SkyDome à gauche, a été prise du pied du monument élevé au général Isaac Brock, héros britannique de la guerre de 1812. Elle permet de rapprocher en un seul coup d'œil les deux extrémités de ce qu'on appelle le « fer à cheval doré » — The Golden Horseshoe, c'est-à-dire la succession de villes, villages et autres localités qui enserrent le bout occidental du lac Ontario. Une distance d'environ cinquante kilomètres à vol d'oiseau sépare ces deux extrémités, mais ce qu'il y a entre les deux, c'est un pays à l'intérieur du pays. Et quel pays!C'est encore le cœur industriel du Canada, exception faite de l'aéronautique et de la haute-technologie domiciliées à Montréal. C'est sans conteste la capitale financière du pays, les sièges sociaux des plus grandes banques et compagnies ayant élu domicile dans les gratte-ciel visibles à cette distance... C'est aussi le centre de gravité démographique du pays, au figuré sinon au propre. (En 1993, le centre de gravité démographique exact du pays se trouvait un peu à l'ouest de Peterborough, qui fait partie de la version maximale du Golden Horseshoe. Mais je n'ai pas de données plus récentes.) Plus du quart de la population canadienne habite dans la région ou à proximité. (Dans sa version élargie, le Golden Horseshoe est déjà plus populeux que le Québec, avec ses plus de huit millions d'habitants.) Compte tenu de l'ensemble du corridor Québec-Windsor et des agglomérations environnantes (Ottawa-Gatineau, Sherbrooke), c'est plus de la moitié du pays qui s'y retrouve et le centre de gravité de cette partie du pays se situe sûrement aussi quelque part entre Kingston et Toronto. Mais sillonner cette région en voiture est aussi désespérant qu'une traversée à pied du sprawl de la proche banlieue torontoise. La photo ci-dessus indique bien qu'à l'extérieur du centre-ville de Toronto, cette vaste agglomération est horizontale. Les pavillons et bungalows, les centres commerciaux, les hangars de parpaings, les stationnements qui sont la quintessence de l'absence de relief... Tout est à ras de terre, hormis quelques immeubles, çà et là, qui ne dépassent pas souvent la vingtaine d'étages.

Et si le port de Hamilton est splendide la nuit, dans le genre de la sculpture abstraite éclairée, et si la péninsule du Niagara conserve de beaux parcs et quelques champs bucoliques, et si la ville de Toronto bichonne des quartiers centraux qui valent encore le détour, l'ensemble est d'une épuisante monotonie. Les mêmes noms de commerce se retrouvent à tous les vingt ou trente kilomètres, les mêmes modèles de maisons, les mêmes viaducs et bretelles d'autoroutes...

L'efficacité veut cela. L'originalité et la diversité coûtent cher. Construisons des lotissements interminables, reproduits à l'identique encore et encore, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes... tant que le coût du transport ne changera pas, qu'on acceptera de passer des heures dans une voiture et qu'on admettra de vivre dans des décors publics de plus en plus laids (avec ou sans graffiti) en se fabriquant des nids de plus en plus confortables ou en vivant dans des univers virtuels pour oublier...

C'est un mal de notre temps, « public squalor » et « private affluence » diagnostiqué il y a longtemps par John Kenneth Galbraith, lui-même originaire d'une région rurale aux confins du Greater Golden Horseshoe actuel. Du coup, on ne construit rien de permanent en se disant qu'il sera toujours temps de faire mieux plus tard. Et, du coup, cinquante ans plus tard, on se retrouve avec les mêmes rues bordées de pavillons ou avec des ponts qui s'effondrent.

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2007-08-08

 

Numérologie olympique

La chute du régime communiste chinois aura lieu en 2017.

Pourquoi? Les Jeux olympiques estivaux ont été accordés trois fois à des régimes totalitaires. En 1936, ils ont eu lieu à Berlin : le régime nazi est tombé en 1945, neuf ans plus tard. En 1980, ils ont eu lieu à Moscou : le régime soviétique est essentiellement tombé en 1989, comme le mur de Berlin, neuf ans plus tard. (On peut sûrement soutenir que des élections libres, c'est mortel pour un régime totalitaire : il n'a pas fallu deux ans pour que les derniers dirigeants soviétiques l'apprennent à leurs dépens.)

En 2008, comme on le sait, les Jeux olympiques auront lieu à Beijing (on remarquera que les régimes totalitaires préfèrent tenir, pour des raisons de propagande, leurs Jeux olympiques dans leurs capitales). Alors, neuf ans plus tard, que croyez-vous qui attende le parti communiste chinois en 2017?

Et cette petite règle s'applique même si les Jeux en question ont été un succès, malgré les boycotts ou tentatives, en 1936 comme en 1980. En 1936, Hitler avait été très content de ses Jeux olympiques. En 1937, quand le premier ministre du Canada, William Lyon Mackenzie King, lui rend visite, Hitler l'invite à assister à des compétitions sportives de la place même que Hitler occupait dans le stade olympique en 1936. Dans la photo ci-dessous, on voit Mackenzie King en compagnie de dignitaires nazis lors de l'ouverture de ces jeux (il est à l'extrême-gauche du premier rang).
J'ai failli rédiger ce billet dans une buanderie du quartier coréen de Hamilton, mais comme le gérant regardait à la télé une version piratée du Simpsons Movie, je me suis dit qu'il valait mieux ne pas utiliser de mots de passe sur les machines de sa buanderie. Je le signe donc dans l'auberge de jeunesse de Niagara Falls, après une journée de tourisme technologique (visite de l'ascenseur hydraulique de Peterborough) et avant d'aller voir les chutes la nuit.

Post-scriptum : Sur le plan québécois, on notera que le Parti québécois prend le pouvoir au Québec en 1976, l'année des Jeux olympiques, et le perd neuf ans plus tard. Mais je ne voudrais pas généraliser indûment cette petite règle numérologique...

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2007-08-07

 

Dans le brouillard

Voûte basse et grise, le brouillard se déploie
face au pare-brise, engloutit la ramure,
les feux et balises, et s'abat comme un mur
ombreux qui nous vise, et impose sa loi

Au brouillard soumise, la lumière ploie
et la brume irise ou creuse de ratures,
qu'agite la bise ou l'élan des voitures,
quand ses rais tamise telle purée de pois!

L'absolue emprise du brouillard cette nuit
devient la hantise obsédante de qui
fonce au but et frise l'accident en chemin

Pour nous, la muraille brumeuse s'entrouvre,
menant à l'église sans autre lendemain
pour nos funérailles, ou au jour qui s'ouvre

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2007-08-06

 

Faute de goût

Le braquage d'hier au musée des Beaux-Arts Jules-Chéret de Nice m'a bien sûr rappelé ma visite à ce même musée en mai dernier. Je n'aurais pas cru que cet établissement sis sur une rue qui serpente de bas en haut attirerait à ce point les voleurs. Il semble assez mal situé pour une fuite rapide par des braqueurs...

J'avais abouti dans cette rue lors de ma première visite à Nice alors que je cherchais mon hôtel — en pleine nuit, après avoir conduit de Paris à Nice dans la journée — puisque cet hôtel aurait dû se trouver presque en face du musée, selon la carte qu'on m'avait fournie. Il y a plus d'un récit fantastique qui commence ainsi, par la recherche d'un édifice introuvable...

J'avais fini par trouver mon hôtel à sa place, qui n'était pas celle que la carte indiquait, mais je trouve que la commande qui a envoyé les braqueurs au musée est aussi défectueuse que ma carte l'était : tout ça pour deux Bruegel, un Monet et un Sisley? Si j'ai vu ces tableaux, je m'en souviens à peine. Sans parler des Mossa, des Bashkirtseff ou des Orientalistes, j'aurais préféré, à leur place, emporter d'autres tableaux avant de me rabattre sur des peintres qu'on voit partout. Par exemple, cette vue de la rade de Villefranche par Louis-Eugène Boudin...Enfin, on peut espérer qu'on retrouvera ces quatre toiles, tout comme on avait fini par retrouver la salière de Benvenuto Cellini.

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2007-08-05

 

Islandia

J'ai découvert l'Islandia dans la première édition du Dictionary of Imaginary Places d'Alberto Manguel et Gianni Guadalupi. Je connaissais, directement ou non, plusieurs des contrées imaginaires dans cette encyclopédie quelque peu borgésienne, mais j'avais été franchement étonné par le nombre de lieux qui ne m'étaient pas familiers. L'un d'eux était l'Islandia, un pays inventé par Austin Tappan Wright (1883-1931). Son emplacement à la pointe sud d'un continent austral, baptisé Karain, apparentait l'Islandia à l'Afrique du Sud. De plus, ses habitants sont des fermiers blancs établis dans cette région de longue date, ce qui favorise d'autant plus l'identification avec les Boers qui avaient joui d'une grande sympathie aux États-Unis (également perceptible dans la science-fiction de H. Beam Piper) durant la guerre qui les avaient opposés à la toute-puissance de l'Empire britannique. Les dates du récit, qui commence en septembre 1901 pour se terminer en 1910, correspondent, puisque la guerre des Boers a fait rage jusqu'en 1902.

Un personnage important s'appelle Dorn. Or, en 1896, un raid britannique lancé pour faire tomber une république boer avait tourné à la déconfiture près de Doornkop (la colline d'épines). Doorn est de fait un substantif relativement usité en Afrique du Sud et la simplification qui le transforme en Dorn n'a rien d'extravagant. (Et un raid également futile est une sorte de point tournant du roman.)

Toutefois, l'Islandia n'est pas décalquée de la réalité. Ses habitants sont descendus du nord du Karain des siècles avant l'arrivée des explorateurs européens. Ils ont formé une société agricole et ils tiennent à leur mode de vie pré-industriel, votant en 1908 pour couper les liens avec le reste du monde. À cet égard, l'Islandia fait penser au Japon et ses habitants témoignent d'un attachement au sol et d'une appréciation de ses beautés, même les plus humbles, qui rappellent certains traits de la culture nipponne traditionnelle. Mais la simplicité des rapports humains, la fraternité de toutes les classes sociales et l'exaltation de l'autarcie rurale reflètent l'idéalisation de la société agraire qui avait présidé à la fondation des États-Unis.

Mais si l'Islandia est un pays séduisant et une société attrayante, le roman Islandia (1942) n'appartient pas au genre de l'utopie. Pendant des années, Austin Tappan Wright avait accumulé les notes et les brouillons, un peu comme Tolkien. Après sa mort subite dans un accident de voiture, sa fille Sylvia avait collaboré avec Mark Saxton (1914-1988) de la maison d'édition Farrar & Rinehart pour tirer d'une narration de 600 000 mots un roman plus court d'un tiers, mais qui totalise quand même 944 pages dans l'édition de poche. (Austin Tappan Wright était décidément intarissable sur le sujet, car sa fille avait aussi retrouvé un compte rendu de 135 000 mots de la géographie, de l'histoire et des mœurs de l'Islandia, attribué au consul français en Islandia; ses cartes du pays et des lieux parsèment les pages du roman.) Plus tard, Saxton prendrait la plume à son tour pour signer trois suites du roman de Wright, parues en 1967, 1979 et 1982.

Bref, l'Islandia est un monde clos extrêmement détaillé. Contrairement à plusieurs pays imaginaires conçus à cette époque, comme le Gotal des sœurs Chouinard, l'Islandia n'est pas le lieu d'une épopée coloniale de substitution. Le pays n'a rien d'exotique. Il est dirigé par un conseil exécutif et une assemblée législative, presque tous les personnages islandiens sont des fermiers, et l'événement le plus marquant de la décennie est un raid avorté par des indigènes venus du nord du Karain et armés par des Allemands. Seuls les rapports sociaux et sexuels sortent de l'ordinaire.

Le personnage principal du roman est certes un citoyen des États-Unis, mais il ne va pas se distinguer par des exploits militaires, exception faite du rôle qu'il joue pour faire échouer le raid susmentionné. John Lang est un jeune homme qui est devenu l'ami à Harvard d'un membre d'une vieille famille terrienne de l'Islandia. Nommé consul des États-Unis en Islandia, il va découvrir le pays à dos de cheval et il constate très vite que c'est bien différent des voyages en train auxquels il est habitué :

« My sense of distance had gone awry. It was full morning now, between ten and eleven, and we had come eighteen miles. By train that was nothing — a pipe or two, a short story — but the eighteen miles we had just come was long, for every house, every tree, was exposed to a vision that could study and remember it as we wheeled slowly but steadily past. »
Lang succombe à l'attirance de la vie plus simple et plus tranquille des fermiers de l'Islandia. Il adhère même au parti conservateur en faveur de la fin des échanges commerciaux avec les pays occidentaux, malgré les pressions tacites des Grandes Puissances contemporaines — Grande-Bretagne, Allemagne, France, États-Unis et Italie.

Pourtant, il ne s'agit pas d'un roman de politique-fiction. Le désaccord des factions pour et contre l'ouverture est tranché par un débat assez tranquille et un vote du conseil exécutif. L'intérêt du livre est ailleurs. John Lang est un étranger en terre étrangère, lancé à la découverte d'un pays inconnu qui va faire son éducation sentimentale. Ses amours sont compliquées et il doit se départir d'une partie de ses préjugés pour voir clair dans la confusion des émotions qui résulte du choc de deux cultures.

Étonnamment, Islandia porte avant tout sur les aspirations, les espérances et les déceptions sentimentales de Lang, qui aime trois femmes différentes avant de fonder un foyer en Islandia. Deux d'entre elles sont d'Islandia, et l'une d'elle devient son amante, mais toutes les deux refusent finalement de l'épouser. Toutefois, elles l'auront initié aux conceptions de leur culture, qui emploie cinq mots pour désigner des sentiments distincts, allant des rapports d'amitié et d'affection (amia, linamia) à l'amour-passion plus charnel (apia) et aux formes les plus entières de l'amour (ania et alia). Le roman consacre aux nuances des amours de Lang de longues analyses, conversations et discussions, qui tournent généralement au désavantage de l'artificialité des conventions en vogue aux États-Unis de l'époque.

Le troisième amour de Lang est une jeune femme étatsunienne, qui accepte de le rejoindre en Islandia, mais qui trouvera difficile l'adaptation à la vie en Islandia. Malgré les écueils, leur mariage finit par les combler.

Éloge d'un amour libéré, Islandia rappelle, s'il en était besoin, que les hippies n'ont rien inventé. La révolution sexuelle a été un aboutissement : cela faisait près d'un siècle que la morale conventionnelle était discutée et critiquée dans certains pays occidentaux. Cela dit, la conception de l'émancipation féminine est encore timide : l'Islandia n'est pas une utopie féministe, mais il suffit de pas grand-chose pour être en avance sur les mœurs du temps. Au début, Gladys Hunter, l'épouse étatsunienne de John Lang, trouve scandaleux de montrer ses genoux à un autre homme que son mari...

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