2007-08-17
Iconographie de la SFCF (17)
Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle; (9) les couvertures de la série des aventures SF de l'agent IXE-13; (10) les couvertures de la micro-édition; (11) les couvertures des numéros 24; (12) les couvertures de fantasy; (13) une boule de feu historique; (14) une petite histoire de l'horreur en français au Canada; (15) l'instrumentalisation colonialiste de la modernité; et (16) un roman fantastique pour jeunes de 1946.
Le panorama de l'histoire de la SFCF reste à compléter — je ne suis pas le seul à le dire. Malgré les travaux estimables et certainement incontournables de chercheurs antérieurs, dont Aurélien Boivin, Maurice Émond, Claude Janelle, Jean-Marc Gouanvic ou Michel Lord, des textes sont parfois passés inaperçus, à plus ou moins juste titre. Je le soupçonnais dans le cas de La Décennie charnière, et j'en donnerais comme exemple un texte d'André Berthiaume, qui est un cas limite recensé ni par La Décennie charnière ni par la Bibliographie analytique de la science-fiction et du fantastique québécois (1960-1985).
Il s'agit d'une courte pièce de Berthiaume, dont plusieurs nouvelles sont effectivement recensées par la Bibliographie analytique de Boivin et cie — il a d'ailleurs remporté le Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois en 1985. Cette pièce de théâtre avait été créée sur scène le 12 mars 1958, mais avec deux personnages seulement. Un troisième personnage s'était ajouté pour la réalisation télévisée en septembre 1961. Le texte de cette prestation paraissait alors dans le numéro 3-4-5 de juillet-décembre 1965 de La Barre du jour, intitulée « À Ceux qui viendront ».
La pièce est d'inspiration moderniste : les personnages n'ont pas de nom (la dramatis personae se compose de LUI, L'AUTRE et ELLE) et les lieux ne sont pas identifiés, non plus que l'époque. Néanmoins, il me semble clair que Berthiaume, né en 1938, met en scène une fin du monde, après une catastrophe de grande envergure, sinon générale.
Il convient de rappeler que, dès la fin des années cinquante, les tests de bombes à hydrogène et le lancement des premiers satellites suscitaient une inquiétude grandissante. Le double prix Nobel Linus Pauling, par exemple, militait depuis longtemps contre les essais atmosphériques de bombes nucléaires : le 15 janvier 1958, il présente à l'ONU une pétition signée par près de dix mille savants s'opposant à ces tests. La même année, il faisait paraître en août No More War!, dont l'argument reposait en partie sur les horreurs d'une guerre nucléaire. La pièce de Berthiaume s'inscrivait entre ces deux bornes. (Ci-dessous, des femmes canadiennes manifestent sur les marches du Parlement contre la nucléarisation des forces armées, vers 1960-1963.)
Dans la pièce de Berthiaume, les deux hommes qui s'affrontent dès la première scène croyaient l'un et l'autre être « le dernier ». Les répliques suivantes campent une situation qui semble bel et bien être post-apocalyptique, au moins pour la ville qui apparaît comme un décor de « ruines fumantes »...
« LUI — Il ne reste plus personne, n'est-ce pas?
L'AUTRE — Personne. Personne que nous deux, petit frère. La terre s'est vidée de son monde. Elle fait peau neuve. La terre se paie une cure de silence. Les grandes villes ne fonctionnent plus. Écoute... Rien. Les rues sont désertes et les portes ont fini de claquer. Plus d'enfants qui piaillent aux coins des rues. Y a plus ce passant qui te demandait d'allumer sa cigarette. Y a plus de clochards sous les monuments des grands hommes. Plus de va-et-vient sur les quais. La mer est calme. C'est délicieux. Un silence de ruines parfait.
LUI — Ils en ont fait du bruit pour en arriver à ce silence...»
Un peu plus loin, on renchérit :
« L'AUTRE — Ouais. Nous sommes les derniers. C'est dommage, tout de même. Il n'y aura jamais personne pour nous reconnaître cet honneur, d'avoir été les derniers à marcher sur cette sacrée boule. »
Il n'est jamais question d'armes nucléaires, mais il est question d'une guerre, de la Terre qui est devenue un désert, d'une course à l'abîme... Certes, le texte n'est pas exempt de contradictions, puisque le personnage principal, LUI, dédie sa mort « À ceux qui viendront... après nous... » S'il ne reste plus personne, comment peut-il espérer que son message soit lu ?
En fait, il est clair que la dédicace s'adresse à l'auditoire où se trouve ceux qui peuvent capter et comprendre le message désespéré du jeune auteur de vingt ans.
S'il s'agit de science-fiction, s'agit-il alors de la première pièce de science-fiction au Canada d'expression française? L'inventaire des pièces de science-fiction reste à faire. Dans le temps, imagine... en avait publié quelques-unes. Il faudrait aussi tenir compte des textes écrits pour la radio, par des auteurs comme Maurice Gagnon.
Vingt ans après la publication de la pièce de Berthiaume, Christine Dumitriu van Saanen fait paraître Renaissance en 1985. L'Année de la Science-Fiction et du Fantastique québécois ne l'a pas retenue, mais il s'agit pourtant d'un texte qui incorpore une possible apocalypse et fait se dérouler toute la troisième partie dans le futur. La pièce a été jouée à Calgary en mai 1985.
La dramatis personae n'est pas sans rappeler celle de Berthiaume, puisqu'on retrouve MOI, L'AUTRE, LA TERRE, L'HOMME, etc. En revanche, les répliques sont sybillines au point de friser l'abscons. Que l'autrice se soit imposé d'écrire certaines scènes en octosyllabes avec des rimes croisées n'a sans doute pas aidé, surtout que le procédé ne se prête guère à l'intelligibilité des allusions à la théorie des plaques tectoniques ou aux onze dimensions de l'espace-temps dans la théorie contemporaine des cordes... Néanmoins, la pièce opte pour l'alignement d'épigrammes dans le genre de « Le soleil du temps recouvre de songes l'arbre du vide » sans fournir le contexte qui permettrait de les comprendre.
Pour saisir, mieux vaut retenir le résumé fourni par l'autrice en guise de postface, dont voici deux extraits parlants : « Les principes des deux philosophies antagonistes, en lutte pour la suprématie dans la société de nos jours, sont révélés dans le deuxième tableau. Est-ce que le dénouement fatal de l'affrontement entre les commandants ZÉRO et UN aura comme conséquence une catastrophe indéfinie ?»
« La vision d'une société future, portant l'empreinte d'une force spirituelle illimitée, forme le sujet du quatrième tableau. L'homme, qui travaille avec la puissance totale de son cerveau, dépasse les capacités des machines qu'il a inventées et dont le rôle s'avère être devenu superflu. »
Le thème du recommencement est également crucial dans la pièce Api 2967 du dramaturge Robert Gurik, né à Paris en novembre 1932. Créée au Festival d'Art dramatique en mars 1965, la pièce avait été jouée alors au Théâtre Gésu par la troupe du Théâtre de la Mandragore. Les photos ci-dessous ont été prises à l'occasion d'une performance en octobre 1965, mais Gurik l'aurait présentée ensuite au Dominion Drama Festival en 1966 sous le titre Api or not Api. Malgré le titre, il s'agit toujours d'une performance en français, puisque la traduction en anglais par Marc F. Gélinas ne sera pas jouée avant 1969, à Edmonton (et elle sera publiée en 1974). Mécontent de la version de 1966, Gurik la remanie et elle renaît en avril 1967 au Théâtre de l'Égrégore sous le titre Api 2967. C'est le texte de cette version qui est publié en 1971 par Leméac. Comme il s'agit d'une pièce assez courte puisqu'elle ne compte que deux actes, le même volume inclut La Palissade, une pièce lue en public en décembre 1968 mais seulement créée sur scène en 1973. Une palissade apparue un jour semble séparer deux mondes, mais ceux-ci ne sont peut-être pas si différents... sauf que l'existence même de la palissade incite à l'escalader, voire à la renverser. Et les indications scéniques invitent à la projection vidéo des actualités de 1968...
Dans sa version définitive, Api 2967 apparaît comme une pièce « futuriste ». À en juger par le dossier de presse fourni dans l'édition de Leméac, toutefois, il aura rarement été question de la rapprocher de l'anticipation ou de la science-fiction. L'introduction de Réginald Hamel évite soigneusement, elle aussi, d'employer des mots aussi grossiers. Mais, à la lecture de la pièce, on se rend compte que ce n'est pas dénué d'un certain sens. Certes, l'action se déroule censément en 2967, un millénaire pile après la (re)création de la pièce, mais on prend cette date encore moins au sérieux que dans les textes d'anticipation du dix-neuvième siècle qui pratiquaient le même saut d'un millénaire (« La journée d'un journaliste américain en 2890 » de Jules et Michel Verne, par exemple). Le décor a beau suggérer un déplacement dans le temps, avec son mobilier en plexiglas, son absence d'ornementation et ses combinaisons blanches (à la Surréal 3000), il est aussi parfaitement de son temps. L'époque respecte encore les sarraus blancs des scientifiques et un film de 1967, The Graduate, fait tenir l'avenir en un seul mot murmuré par un mentor à Dustin Hoffman : « Plastics ».
Effectivement, Gurik se montre des plus perspicaces en faisant de la vie la valeur suprême de la société mise en scène. Le slogan de cette civilisation, « Rien ne vaut la vie », justifie toutes les mesures et toutes les précautions pour prolonger la durée de la vie, même s'il faut sacrifier tout ce qu'elle pourrait avoir d'intéressant. Grand classique du genre dystopique moralisateur, le sexe et la reproduction ont été évacués : les enfants naissent dans des laboratoires et plus personne ne fait l'amour ou éprouve un sentiment tendre. Les annonces de la télévision gouvernent chaque moment du quotidien et les repas sont distribués par des machines à pilules qui dispensent des capsules rouges, vertes ou bleues, selon les prescriptions télévisées. Quant aux personnages, leur individualité sacrifiée à la longévité est établie par leurs identifiants alphanumériques, A23 et E3253.
Le professeur A23 (lire Adam) a une nouvelle assistante, E3253 (lire Ève). Malgré le futurisme de la pièce, on ne conçoit apparemment pas que la femme aurait pu être la professeure et l'homme l'assistant... mais il est vrai qu'on réinterprète le récit mythique de la Genèse. Dans son laboratoire, le professeur étudie un objet étrange découvert depuis peu, et qu'il a surnommé « Api ». Cette pomme (car il s'agit évidemment d'une pomme) échappe aux lois rigides de cet univers. Pour tout dire, elle effraie un peu les deux personnes, mais E3253 va s'enhardir au point de la toucher... puis de la croquer. La relation qui s'instaure alors entre elle et le professeur est tissée d'attentes à moitié déçues et d'élans qu'ils comprennent mal. Finie la raideur de leurs rapports initiaux, les combinaisons protectrices tombent, car ils vont s'exposer aux aléas de l'amour et de la vie!
Malgré le cadre restreint, Gurik crée une pièce totale, qui mêle l'anticipation, l'allégorie (car la stérilité de la vie future est une condamnation du présent aseptisé en 1967), une certaine poésie surréaliste et un décor minutieusement conçu, du mobilier aux films qui font partie intégrante de la pièce. Les indications scéniques proposent nommément l'utilisation de films dans le genre des créations de Norman McLaren à l'ONF (qui a parfois mis en images la musique de Maurice Blackburn, le père d'Esther Rochon). La conclusion a été critiquée par les commentateurs du temps, car elle verse dans le mélodrame déclenché par une accélération un peu arbitraire. La redécouverte des sentiments permet de comprendre l'histoire du vingtième siècle, résumé sous la forme d'un montage vidéo. Et elle permet de réinterpréter le slogan de cette société : « Rien ne vaut la vie ! »
Il m'a toujours semblé difficile de maîtriser la matière de la science-fiction au théâtre, mais la tentative de Gurik surclasse aisément les textes de Berthiaume et van Saanen. Seulement, l'été suivant, la pièce Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay allait ramener le théâtre québécois dans les cuisines et les intérieurs du Québec contemporain, et pour longtemps.
Le panorama de l'histoire de la SFCF reste à compléter — je ne suis pas le seul à le dire. Malgré les travaux estimables et certainement incontournables de chercheurs antérieurs, dont Aurélien Boivin, Maurice Émond, Claude Janelle, Jean-Marc Gouanvic ou Michel Lord, des textes sont parfois passés inaperçus, à plus ou moins juste titre. Je le soupçonnais dans le cas de La Décennie charnière, et j'en donnerais comme exemple un texte d'André Berthiaume, qui est un cas limite recensé ni par La Décennie charnière ni par la Bibliographie analytique de la science-fiction et du fantastique québécois (1960-1985).
Il s'agit d'une courte pièce de Berthiaume, dont plusieurs nouvelles sont effectivement recensées par la Bibliographie analytique de Boivin et cie — il a d'ailleurs remporté le Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois en 1985. Cette pièce de théâtre avait été créée sur scène le 12 mars 1958, mais avec deux personnages seulement. Un troisième personnage s'était ajouté pour la réalisation télévisée en septembre 1961. Le texte de cette prestation paraissait alors dans le numéro 3-4-5 de juillet-décembre 1965 de La Barre du jour, intitulée « À Ceux qui viendront ».
La pièce est d'inspiration moderniste : les personnages n'ont pas de nom (la dramatis personae se compose de LUI, L'AUTRE et ELLE) et les lieux ne sont pas identifiés, non plus que l'époque. Néanmoins, il me semble clair que Berthiaume, né en 1938, met en scène une fin du monde, après une catastrophe de grande envergure, sinon générale.
Il convient de rappeler que, dès la fin des années cinquante, les tests de bombes à hydrogène et le lancement des premiers satellites suscitaient une inquiétude grandissante. Le double prix Nobel Linus Pauling, par exemple, militait depuis longtemps contre les essais atmosphériques de bombes nucléaires : le 15 janvier 1958, il présente à l'ONU une pétition signée par près de dix mille savants s'opposant à ces tests. La même année, il faisait paraître en août No More War!, dont l'argument reposait en partie sur les horreurs d'une guerre nucléaire. La pièce de Berthiaume s'inscrivait entre ces deux bornes. (Ci-dessous, des femmes canadiennes manifestent sur les marches du Parlement contre la nucléarisation des forces armées, vers 1960-1963.)
Dans la pièce de Berthiaume, les deux hommes qui s'affrontent dès la première scène croyaient l'un et l'autre être « le dernier ». Les répliques suivantes campent une situation qui semble bel et bien être post-apocalyptique, au moins pour la ville qui apparaît comme un décor de « ruines fumantes »...
« LUI — Il ne reste plus personne, n'est-ce pas?
L'AUTRE — Personne. Personne que nous deux, petit frère. La terre s'est vidée de son monde. Elle fait peau neuve. La terre se paie une cure de silence. Les grandes villes ne fonctionnent plus. Écoute... Rien. Les rues sont désertes et les portes ont fini de claquer. Plus d'enfants qui piaillent aux coins des rues. Y a plus ce passant qui te demandait d'allumer sa cigarette. Y a plus de clochards sous les monuments des grands hommes. Plus de va-et-vient sur les quais. La mer est calme. C'est délicieux. Un silence de ruines parfait.
LUI — Ils en ont fait du bruit pour en arriver à ce silence...»
Un peu plus loin, on renchérit :
« L'AUTRE — Ouais. Nous sommes les derniers. C'est dommage, tout de même. Il n'y aura jamais personne pour nous reconnaître cet honneur, d'avoir été les derniers à marcher sur cette sacrée boule. »
Il n'est jamais question d'armes nucléaires, mais il est question d'une guerre, de la Terre qui est devenue un désert, d'une course à l'abîme... Certes, le texte n'est pas exempt de contradictions, puisque le personnage principal, LUI, dédie sa mort « À ceux qui viendront... après nous... » S'il ne reste plus personne, comment peut-il espérer que son message soit lu ?
En fait, il est clair que la dédicace s'adresse à l'auditoire où se trouve ceux qui peuvent capter et comprendre le message désespéré du jeune auteur de vingt ans.
S'il s'agit de science-fiction, s'agit-il alors de la première pièce de science-fiction au Canada d'expression française? L'inventaire des pièces de science-fiction reste à faire. Dans le temps, imagine... en avait publié quelques-unes. Il faudrait aussi tenir compte des textes écrits pour la radio, par des auteurs comme Maurice Gagnon.
Vingt ans après la publication de la pièce de Berthiaume, Christine Dumitriu van Saanen fait paraître Renaissance en 1985. L'Année de la Science-Fiction et du Fantastique québécois ne l'a pas retenue, mais il s'agit pourtant d'un texte qui incorpore une possible apocalypse et fait se dérouler toute la troisième partie dans le futur. La pièce a été jouée à Calgary en mai 1985.
La dramatis personae n'est pas sans rappeler celle de Berthiaume, puisqu'on retrouve MOI, L'AUTRE, LA TERRE, L'HOMME, etc. En revanche, les répliques sont sybillines au point de friser l'abscons. Que l'autrice se soit imposé d'écrire certaines scènes en octosyllabes avec des rimes croisées n'a sans doute pas aidé, surtout que le procédé ne se prête guère à l'intelligibilité des allusions à la théorie des plaques tectoniques ou aux onze dimensions de l'espace-temps dans la théorie contemporaine des cordes... Néanmoins, la pièce opte pour l'alignement d'épigrammes dans le genre de « Le soleil du temps recouvre de songes l'arbre du vide » sans fournir le contexte qui permettrait de les comprendre.
Pour saisir, mieux vaut retenir le résumé fourni par l'autrice en guise de postface, dont voici deux extraits parlants : « Les principes des deux philosophies antagonistes, en lutte pour la suprématie dans la société de nos jours, sont révélés dans le deuxième tableau. Est-ce que le dénouement fatal de l'affrontement entre les commandants ZÉRO et UN aura comme conséquence une catastrophe indéfinie ?»
« La vision d'une société future, portant l'empreinte d'une force spirituelle illimitée, forme le sujet du quatrième tableau. L'homme, qui travaille avec la puissance totale de son cerveau, dépasse les capacités des machines qu'il a inventées et dont le rôle s'avère être devenu superflu. »
Le thème du recommencement est également crucial dans la pièce Api 2967 du dramaturge Robert Gurik, né à Paris en novembre 1932. Créée au Festival d'Art dramatique en mars 1965, la pièce avait été jouée alors au Théâtre Gésu par la troupe du Théâtre de la Mandragore. Les photos ci-dessous ont été prises à l'occasion d'une performance en octobre 1965, mais Gurik l'aurait présentée ensuite au Dominion Drama Festival en 1966 sous le titre Api or not Api. Malgré le titre, il s'agit toujours d'une performance en français, puisque la traduction en anglais par Marc F. Gélinas ne sera pas jouée avant 1969, à Edmonton (et elle sera publiée en 1974). Mécontent de la version de 1966, Gurik la remanie et elle renaît en avril 1967 au Théâtre de l'Égrégore sous le titre Api 2967. C'est le texte de cette version qui est publié en 1971 par Leméac. Comme il s'agit d'une pièce assez courte puisqu'elle ne compte que deux actes, le même volume inclut La Palissade, une pièce lue en public en décembre 1968 mais seulement créée sur scène en 1973. Une palissade apparue un jour semble séparer deux mondes, mais ceux-ci ne sont peut-être pas si différents... sauf que l'existence même de la palissade incite à l'escalader, voire à la renverser. Et les indications scéniques invitent à la projection vidéo des actualités de 1968...
Dans sa version définitive, Api 2967 apparaît comme une pièce « futuriste ». À en juger par le dossier de presse fourni dans l'édition de Leméac, toutefois, il aura rarement été question de la rapprocher de l'anticipation ou de la science-fiction. L'introduction de Réginald Hamel évite soigneusement, elle aussi, d'employer des mots aussi grossiers. Mais, à la lecture de la pièce, on se rend compte que ce n'est pas dénué d'un certain sens. Certes, l'action se déroule censément en 2967, un millénaire pile après la (re)création de la pièce, mais on prend cette date encore moins au sérieux que dans les textes d'anticipation du dix-neuvième siècle qui pratiquaient le même saut d'un millénaire (« La journée d'un journaliste américain en 2890 » de Jules et Michel Verne, par exemple). Le décor a beau suggérer un déplacement dans le temps, avec son mobilier en plexiglas, son absence d'ornementation et ses combinaisons blanches (à la Surréal 3000), il est aussi parfaitement de son temps. L'époque respecte encore les sarraus blancs des scientifiques et un film de 1967, The Graduate, fait tenir l'avenir en un seul mot murmuré par un mentor à Dustin Hoffman : « Plastics ».
Effectivement, Gurik se montre des plus perspicaces en faisant de la vie la valeur suprême de la société mise en scène. Le slogan de cette civilisation, « Rien ne vaut la vie », justifie toutes les mesures et toutes les précautions pour prolonger la durée de la vie, même s'il faut sacrifier tout ce qu'elle pourrait avoir d'intéressant. Grand classique du genre dystopique moralisateur, le sexe et la reproduction ont été évacués : les enfants naissent dans des laboratoires et plus personne ne fait l'amour ou éprouve un sentiment tendre. Les annonces de la télévision gouvernent chaque moment du quotidien et les repas sont distribués par des machines à pilules qui dispensent des capsules rouges, vertes ou bleues, selon les prescriptions télévisées. Quant aux personnages, leur individualité sacrifiée à la longévité est établie par leurs identifiants alphanumériques, A23 et E3253.
Le professeur A23 (lire Adam) a une nouvelle assistante, E3253 (lire Ève). Malgré le futurisme de la pièce, on ne conçoit apparemment pas que la femme aurait pu être la professeure et l'homme l'assistant... mais il est vrai qu'on réinterprète le récit mythique de la Genèse. Dans son laboratoire, le professeur étudie un objet étrange découvert depuis peu, et qu'il a surnommé « Api ». Cette pomme (car il s'agit évidemment d'une pomme) échappe aux lois rigides de cet univers. Pour tout dire, elle effraie un peu les deux personnes, mais E3253 va s'enhardir au point de la toucher... puis de la croquer. La relation qui s'instaure alors entre elle et le professeur est tissée d'attentes à moitié déçues et d'élans qu'ils comprennent mal. Finie la raideur de leurs rapports initiaux, les combinaisons protectrices tombent, car ils vont s'exposer aux aléas de l'amour et de la vie!
Malgré le cadre restreint, Gurik crée une pièce totale, qui mêle l'anticipation, l'allégorie (car la stérilité de la vie future est une condamnation du présent aseptisé en 1967), une certaine poésie surréaliste et un décor minutieusement conçu, du mobilier aux films qui font partie intégrante de la pièce. Les indications scéniques proposent nommément l'utilisation de films dans le genre des créations de Norman McLaren à l'ONF (qui a parfois mis en images la musique de Maurice Blackburn, le père d'Esther Rochon). La conclusion a été critiquée par les commentateurs du temps, car elle verse dans le mélodrame déclenché par une accélération un peu arbitraire. La redécouverte des sentiments permet de comprendre l'histoire du vingtième siècle, résumé sous la forme d'un montage vidéo. Et elle permet de réinterpréter le slogan de cette société : « Rien ne vaut la vie ! »
Il m'a toujours semblé difficile de maîtriser la matière de la science-fiction au théâtre, mais la tentative de Gurik surclasse aisément les textes de Berthiaume et van Saanen. Seulement, l'été suivant, la pièce Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay allait ramener le théâtre québécois dans les cuisines et les intérieurs du Québec contemporain, et pour longtemps.
Comments:
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Il est effectivement difficile de traiter de la science-fiction au théâtre, mais l'ouvrage Science Fiction and the Theatre, de Ralph Willingham, s'avère une lecture intéressante sur le sujet! Il date un peu (1994), car peu de gens se sont intéressés à la tonalité sf au théâtre, mais il est complet.
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