2020-01-02

 

Célébrations asimoviennes

Aux États-Unis, c'est aujourd'hui la Journée nationale de la science-fiction.  Même si elle n'est pas reconnue officiellement, elle est connue d'un nombre grandissant de personnes.  Sa date correspond à la date de naissance « officielle » d'Isaac Asimov, telle que célébrée par l'homme lui-même.  (En raison de la confusion des calendriers et du chaos qui régnait en Russie fin 1919, les parents d'Isaac n'avaient jamais été capables de dissiper l'incertitude entourant cette date.)  Ce choix de date le rajeunissait potentiellement de quelques mois, ou faisait de lui un homme du futur par rapport à l'homme réel né plus tôt...

Quoi qu'il en soit, cela fait soit cent ans exactement soit cent ans et quelques jours qu'il est né (et bientôt vingt-huit ans qu'il nous a quittés prématurément, victime du VIH).

Même si j'ai grandi en lisant les ouvrages de science-fiction de nombreux auteurs, dont Heinlein, Anderson, Clarke, Vance, Verne et bien d'autres, sans parler des bédés européennes (Luc Orient, Yoko Tsuno, Dani Futuro), Asimov est sans doute l'auteur qui m'a le plus marqué.  La cause qu'il défendait, c'était celle de l'intelligence pratique.  D'où certaines caractéristiques de la science-fiction asimovienne, dans ses histoires de robots, dans les épisodes du cycle de Fondation et dans les enquêtes futuristes d'Elijah Baley : des énigmes à résoudre, de longs dialogues et des explications lumineuses.  Comme écrivain, j'ai déjà pastiché Asimov (« Le Maire », dans imagine... 27, en 1985) et je lui ai sans doute rendu hommage de plusieurs autres façons au fil des ans.

Je suis donc particulièrement heureux de faire paraître dans la revue qui porte son nom, Asimov's Science Fiction, en un numéro qui coïncide avec ce centième anniversaire de sa naissance, un premier texte qui, à bien y penser, doit sans doute quelque chose aux fictions asimoviennes, « The Way To Compostela ».  C'est une longue nouvelle qui, au passage, rend hommage à Joël Champetier (disparu il y a cinq ans cette année) puisque je donne son nom dans le texte à un train centrifuge lunaire, lequel devait figurer dans un de ses futurs romans de science-fiction et dont il m'avait parlé, si ça se trouve, un premier de l'an à Saint-Séverin...



Libellés :


2020-01-01

 

Une prophète de la bombe atomique

Les historiens des rapports entre la science et la fiction connaissent bien le cas des auteurs de science-fiction qui avaient anticipé dans les pages des pulps, en particulier Astounding, le développement d'armes nucléaires.  Le rédacteur en chef de cette dernière revue, John Campbell, avait fait des études en physique et il essayait de se tenir au courant des recherches en physique nucléaire.  En 1943, il avait fourni à Cleve Cartmill de quoi écrire une nouvelle, « Deadline », parue en mars 1944 dans Astounding, qui décrivait une super-bombe utilisant de l'uranium 235.  Précédemment, Robert A. Heinlein avait signé la nouvelle « Solution Unsatisfactory » dans le numéro de mai 1941, également à l'instigation de Campbell, avec qui il avait entretenu une correspondance à ce sujet dès novembre 1940.  S'il était bien question d'uranium, il n'était pas question d'en faire une bombe, mais de s'en servir pour produire de la poussière radioactive dont l'épandage depuis des bombardiers soumettrait les personnes au sol (soldats ou civils) à des doses de radiations mortelles.  D'ailleurs, Campbell allait signer un essai (.PDF) dans la revue PIC en juillet 1941 qui traitait plus sérieusement de la même possibilité, comme l'analyse ici Alex Wellerstein.

Et il était question de bombes atomiques (parfois à base d'uranium), mais beaucoup plus vaguement, dans la science-fiction depuis le début du siècle, en remontant à H. G. Wells lui-même et durant la Seconde Guerre mondiale également.  Néanmoins, la nouvelle de Cartmill comportait des précisions qui avaient motivé une enquête en règle du FBI, lequel avait classé l'affaire sans lui donner de suite.

À ces noms pour la plupart masculins, il faut désormais ajouter celui d'une femme qui a signé dans la même veine une pièce intitulée U-235 (l'isotope fissile le plus abondant de l'uranium) entre 1941 et 1943.  Ivy Troutman (1884-1979) est surtout connue comme une actrice de Broadway, abonnée aux seconds rôles de 1902 à 1945.  Épouse du peintre Waldo Peirce durant quelques années avant de divorcer, elle séjourna en France durant les années vingt, où elle fit partie du cercle des expatriés étatsuniens qui comprenait F. Scott Fitzgerald, Gertrude Stein et Ernest Hemingway.  (Elle et son mari figureraient d'ailleurs sous d'autres noms dans un roman de Hemingway.)  De retour aux États-Unis, elle relança sa carrière d'actrice, mais son âge au moment de la Seconde Guerre mondiale (la mi-cinquantaine) semble l'avoir incitée à s'essayer à l'écriture dramaturgique.

Selon une chronique de Jean Béraud [Jacques LaRoche] dans La Presse du 22 septembre 1945, la presse new-yorkaise venait de rappeler qu'en « 1941 », Troutman avait réservé ses droits d'auteur sur une pièce de sa composition et soumis l'ouvrage intitulé U-235 à l'attention des « directeurs de théâtre qui avaient apprécié favorablement ses personnages et ses situations, mais lui avaient objecté : Quel intérêt peut avoir pour le public cette histoire de bombe atomique ? »  Le héros de la pièce était le découvreur de la bombe atomique qui « en détruisait la formule par considération humanitaire », après en avoir fait l'épreuve « dans le désert de l'Arizona » (pas si loin donc du désert du Nouveau-Mexique où la première bombe nucléaire de l'histoire serait testée en 1945).  Comme la nouvelle de Heinlein imaginait uniquement l'utilisation d'une poussière radioactive et que Cartmill situait l'explosion d'une bombe atomique sur une autre planète, l'anticipation théâtrale de Troutman mérite sans aucun doute d'être rangée avec les nouvelles de science-fiction de Cartmill et Heinlein pour ce qui est de se rapprocher de la réalité en germe des armes nucléaires.

Mais si Campbell avait mis ses propres auteurs sur la bonne voie, qui donc aurait conseillé Ivy Troutman en l'aiguillant sur la piste de l'uranium-235 ?  L'actrice aurait certes pu tomber sur la nouvelle de Heinlein en mai 1941 ou l'article de Campbell en juillet 1941, mais ces deux textes envisageaient plutôt l'utilisation de la radioactivité comme arme de guerre.  Sinon, l'idée même d'une bombe alimentée par une réaction en chaîne circulait dès 1939, quand un article du numéro d'octobre du Scientific American discutait des fissions induites en soulignant : « It is probable that a sufficiently large masse of uranium would be explosive if its atoms once got well started dividing. »  Quelques lignes plus loin, l'article ajoutait : « A large concentration of isotope 235, subjected to neutron bombardment, might conceivably blow up all London or Paris. »  (Paul Brians signale d'ailleurs trois autres publications aux États-Unis en 1940 d'articles similaires dans des périodiques à grande diffusion.)  Troutman n'aurait donc eu qu'à lire ce qui se publiait sur le sujet.

Pour l'instant, la principale confirmation de l'anecdote de Béraud apparaît dans le volume 16 du Catalog of Copyright Entries (Part 1, Group 3 : Dramatic Compositions, Motion Pictures, 1943) de la Library of Congress où on retrouve la mention du dépôt le 24 septembre 1943 d'U-235 par Ivy Troutman, New York, sous le numéro D 85385.  Faut-il rejeter la date de 1941 avancée par Béraud?  Cette date figure bel et bien dans sa source, une chronique du 12 août 1945 parue dans le New York Times, laquelle ajoute qu'après Hiroshima, Troutman admettait volontiers que sa pièce, pour être jouée dorénavant, exigerait « a little rewriting ».  Toutefois, la pièce ne semble pas avoir été produite.  Après tout, son dénouement venait d'être infirmé par la décision du gouvernement étatsunien d'utiliser la bombe...

Il y a deux hiatus dans l'activité théâtrale de Troutman durant la guerre, soit de décembre 1940 à février 1942, puis de mai 1942 à octobre 1944.  L'écriture d'une pièce aurait été possible dans l'un ou l'autre intervalle.  Comme le signalent le New York Times et Béraud, une pièce antérieure, Wings over Europe (1928) rédigée par Robert Nichols et Maurice Browne, portait déjà sur un inventeur malheureux de la bombe nucléaire.  Elle avait été présentée à New York en 1928-1929 ainsi qu'à Londres en 1932.  L'historien Paul Brians résume son intrigue.  Toutefois, dans cette pièce, l'inventeur Francis Lightfoot contrôle « l'énergie de l'atome », sans plus de précision.  Par conséquent, Ivy Troutman serait une des premières à discuter nommément de bombes atomiques employant l'uranium-235, et presque certainement la première à le faire dans un texte théâtral.

Ce texte existe-t-il encore ?  En principe, à une certaine époque, les auteurs devaient déposer une version du texte pour lequel ils réclamaient la protection d'un copyright aux États-Unis.  Si le drame U-235 d'Ivy Troutman n'a pas été préservé par les héritiers de la dramaturge, il pourrait en subsister une version dans les archives étatsuniennes.  Un petit projet de recherche en perspective, donc...

Libellés : , ,


This page is powered by Blogger. Isn't yours?