2006-05-31

 

La part des autres

Qu'est-ce qu'un blogue, exactement? Exutoire des humeurs de son auteur? Exploration thématique? Nul ne le sait encore, et il pourrait s'agir d'une phase de l'évolution d'internet soumise à une sélection darwinienne qui entraînera la disparition des formules les moins réussies et l'occupation de tout le terrain par les formules préférées.

Les blogues qui sont des journaux personnels risquent de survivre, à mon avis, parce qu'ils répondent à un besoin. Pas nécessairement à un besoin généralisé, mais au besoin d'une personne, l'auteur lui-même. Celui-ci peut vouloir conserver la trace de ses faits et gestes, ou de ses réflexions, au jour le jour. Je me sers en partie de mon blogue pour accumuler des brouillons et des ébauches, qui pourront fonder des textes ou travaux définitifs à terme. La publication en-ligne, même si elle ne rejoint qu'une poignée de personnes, justifie l'effort représenté par une simple esquisse d'un argument. L'effort de la synthèse peut suivre en temps et lieu. En attendant, rien ne m'empêche de regrouper de temps en temps quelques éléments du blogue pour voir s'il est possible de les agencer à l'intérieur d'un tout.

Un des problèmes auquel je reviens sans cesse est celui-là même que John Kenneth Galbraith avait identifié l'année de ma naissance et qui devient particulièrement criant au Canada, celui du contraste entre la richesse du secteur privé et la pauvreté du secteur public. Galbraith les avait opposé en parlant de « private affluence » et de « public squalor ».

En gros, le secteur privé tend à accaparer ce qui rapporte et à faire de la production des biens privés une source de richesses, ainsi qu'un élément de la richesse des individus. Le secteur public, lui, dépend du financement de la communauté et ce qui profite à tous n'est souvent financé qu'à contrecœur. C'est une version de ce qu'on appelle « the tragedy of the commons ». Ainsi, en Amérique du Nord, les routes et autoroutes qui profitent aux détenteurs d'un moyen individuel de transport (l'automobile) sont favorisées au détriment des usagers des transports en commun, et l'écart entre le confort d'une voiture et le confort des transports en commun se creuse énormément. Mais cela se vérifie aussi dans la construction et l'aménagement des villes (les maisons individuelles sont souvent luxueuses, les rues de Montréal ou d'Ottawa sont truffées de nids-de-poule), etc.

Il ne s'agit pas d'en revenir aux anciens schémas. L'enrichissement privé ou individuel des uns en Amérique du Nord n'a pas entraîné un appauvrissement des autres. Même la confiscation des fruits de la croissance a été en partie camouflée par l'augmentation du pouvoir d'achat rendue possible par l'arrivée de technologies plus efficaces, dans certains domaines. Néanmoins, il y a un discours immobiliste que j'aimerais pouvoir démonter de la manière la plus convaincante possible afin de pouvoir argumenter qu'une autre répartition est possible.

Ce que je veux faire comprendre, c'est qu'il y a la part des riches... et il y a la part des autres.

En mars, je rappelais que les économistes Ian Dew-Becker et Robert J. Gordon estiment (.PDF) que, depuis 1966, l'essentiel des fruits de la croissance aux États-Unis a profité aux personnes occupant le dixième supérieur de la distribution des revenus. La situation est fondamentalement la même au Canada : de 1989 à 2003, le PIB par habitant a grimpé de 22%, mais les salaires réels n'ont augmenté que de 4%, selon Anthony Giles (.PDF). En novembre dernier, j'avais déjà suggéré que l'augmentation de la productivité pourrait profiter d'une répartition plus équilibrée des fruits de la croissance, contrairement au discours des tenants d'un certain productivisme à outrance.

Ceci jusqu'à preuve du contraire devrait passer par l'imposition, et sans en faire tout un plat. Une augmentation de l'imposition des riches, jusqu'à des niveaux européens, disons, pourrait même les rendre heureux, si elle était faite adroitement... Mais il s'agirait d'employer avec intelligence les fruits de l'impôt (et de la croissance). La simple redistribution de revenus, telle que préconisée par les socialistes, a son utilité, mais le siècle passé a clairement démontré qu'elle a aussi ses limites.

Je crois plutôt qu'il faudrait privilégier les investissements productifs, ceux qui réduiraient cet écart inquiétant entre le privé et le public afin de construire le futur le plus concrètement du monde.

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2006-05-30

 

La Toile littéraire du Canada francophone

Lentement, l'araignée tisse sa toile...

La littérature canadienne d'expression française jouit d'une présence grandissante en-ligne.

Un des meilleurs sites est sans conteste la Bibliothèque électronique du Québec de Jean-Yves Dupuis, qui compte actuellement 214 volumes de la littérature canadienne-française, ce qui inclut tant des romans que des recueils de textes courts numérisés. Ce n'est pas un site pour bibliographes, puisque les sources sont rarement indiquées, mais l'amateur de littérature ancienne y trouvera son profit. (Il y a aussi de nombreux volumes de l'œuvre de Jules Verne.)

Mais il ne faut pas négliger non plus les bibliothèques bien réelles, en particulier la Bibliothèque nationale du Québec, dont la collection numérique ne cesse de s'enrichir, et la Bibliothèque nationale du Canada, dont les archives numériques sont également très riches. Les imprimés canadiens du dix-neuvième siècle sont en cours de numérisation et une partie reste accessible à tous sur le site de Notre mémoire en ligne.

En ce qui concerne les auteurs plus actuels, le lecteur peut se tourner vers le site de L'Île, alimenté et financé par l'UNEQ qui fait donc la part belle aux membres de l'UNEQ et ignore volontiers les autres. Ce sont 450 auteurs qui sont à l'honneur.

Le carrefour du Centre québécois de recherche sur l'archive littéraire est un site universitaire qui regroupe trois projets différents. Cela va donc de l'extrêmement spécialisé au très exhaustif, ce qui n'exige souvent pas beaucoup de discrimination, dans l'un et l'autre cas. Je retiens quand même le projet de l'Archéologie du littéraire au Québec (1760-1840), entreprise placée sous la direction de Bernard Andrès.

Bernard Andrès a aussi signé un autre site, qui prétend résumer la littérature québécoise en 600 titres. Les choix sont très convenus.

Également dans la veine universitaire, il y a le laboratoire des imaginaires du Nord de Daniel Chartier (le Laboratoire international d'étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord, pour être précis). J'y ai déjà fait allusion pour sa liste de publications qui comprend une réédition de L'Impératrice de l'Ungava.

Toujours dans le domaine universitaire, on peut mentionner le CRILCQ (Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoise), même si les ressources en-ligne semblent très maigres.

Un autre genre de ressource est le site des Services Documentaires Multimédia Inc., qui offre de l'information (essentiellement bibliographique, mais on peut aussi trouver des résumés et des évaluations sommaires) sur de nombreux livres québécois. À l'intention des bibliothécaires principalement.

Autre site professionnel, le carrefour du journal Le Libraire n'est pas accessible pour moi aujourd'hui, mais je n'ai aucune raison de croire qu'il a cessé d'exister.

Il existe aussi des sites plus personnels. C'est une collectivité qui anime celui du « Club des rats de biblio-net ». Au fil des ans, ce sont maintenant 2229 livres de 1081 auteurs qui ont reçu 6541 critiques. Les auteurs québécois ne sont pas seuls, mais ils sont bien présents.

Il y a le site de Paul-André Proulx, auquel j'ai jeté un coup d'œil; on y trouve un survol de la « littérature québécoise » depuis 1998. Pour l'instant, 332 œuvres ont été commentées.

Déjà plus ancien mais un peu figé dans le passé, il y a le site de CyberScol et compagnie, Littérature québécoise, qui offre de l'information sur 260 auteurs.

Évidemment, on peut toujours jeter un coup d'œil à la page de Wikipédia consacrée à la littérature québécoise.

Et pour connaître ce qui se fait en français à l'extérieur du Québec, il y a le répertoire des membres de l'Association des auteures et auteurs de l'Ontario français.

Lentement, l'araignée tisse sa toile...

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2006-05-29

 

La sauvagerie est l'avenir de l'homme

Après la thèse, la démonstration.

Un dimanche, en temps normal, l'Université York est déjà un endroit isolé dans la banlieue intermédiaire de Toronto. Mais, un lundi de grève sauvage des transports en commun, l'isolement de l'Université York est établi aussi complètement qu'on pourrait le souhaiter.

N'ayant pas de raison particulière de payer pour un taxi, j'ai donc marché. Une heure et demie plus tard, j'étais à l'université et la première séance de la SCHPS n'était même pas terminée.

Dois-je dire en toutes lettres que le congrès 2006 des sciences sociales et humaines à l'Université York m'aura laissé le pire souvenir de tous les congrès de la Fédération auxquels j'ai assisté depuis une dizaine d'années? Toute l'organisation des lieux laissait à désirer. Qui donc a eu l'idée de dresser les kiosques des éditeurs universitaires dans le centre commercial du campus, les coinçant entre les alignements de restaurants et autres commerces? Qui donc a décidé d'entasser les autres dans la librairie attenante? Ces lieux étaient trop passants ou exigus, n'inclinant nullement à la flânerie et au bouquinage. Les tables des sociétés savantes étaient disposées à l'écart, et à l'étage. Quant aux ordinateurs qui auraient permis d'accéder à internet, ils étaient cachés dans quelques recoins choisis, comme des œufs de Pâques, tandis que de nombreux postes plus en évidence n'acceptaient pas les comptes temporaires distribués aux congressistes.

En ce qui concerne la SCHPS, elle avait été reléguée dans les salles pas même contiguës au fin fond d'un collège dont les couloirs et les escaliers formaient un véritable dédale tridimensionnel. Il fallait passer par un tel nombre de portes successives que le responsable du fléchage a invoqué les mânes de Maxwell Smart...

Bref, je ne vois qu'une solution. Maintenant que Toronto est fusionnée et inclut l'Université York à l'intérieur de ses frontières municipales, celle-ci n'a plus de raison d'être. L'ancienne ville de York n'existe plus. Il faudrait donc annexer l'université à l'Université de Toronto pour en faire un campus satellite comme ceux d'Erindale et de Scarborough. On pourrait d'ailleurs faire comme à Paris : il y aurait Toronto I au centre-ville, Toronto II (York), Toronto III (Scarborough), Toronto IV (Erindale), Toronto V (Glendon), und so weiter... Une ville, une université, c'est logique, non?

Ainsi, l'Université York n'aurait plus jamais l'occasion d'héberger le congrès de la Fédération canadienne des sciences humaines, car si l'Université de Toronto l'accueillait de nouveau, ce serait nécessairement au campus principal du centre-ville, à proximité de la gare, du terminus des autobus, de la plupart des hôtels, du plus grand choix de restaurants...

Néanmoins, j'ai pu assister à une excellente séance avant d'être obligé de repartir tôt, pour ne pas manquer mon train. Elle réunissait des communications sur les pratiques scientifiques et leur construction dans des cadres institutionnels.

Dans une communication intitulée « Colonial Collecting: Science and Slavery in Hans Sloane's Natural History of Jamaica », James Delbourgo de McGill s'est penché sur un planteur anglais en Jamaïque au tournant du XVIIIe s. Son ouvrage ouvertement consacré à l'histoire naturelle, paru en deux volumes en 1707 et 1725, inclut (incongrûment, selon nos critères contemporains) des passages sur l'esclavage des Noirs en Jamaïque et sur les moyens utilisés pour les maintenir en esclavage (punitions, mauvais traitements). S'agit-il d'une curiosité destinée à élucider des faits relatifs à la nature humaine ou aux différences entre les humains? Ou s'agit-il d'une curiosité qui se contente d'enregistrer des curiosités de la nature?

L'intérêt du collectionneur colonial pour des objets aussi anodins que la sacoche d'un voyageur qui a traversé sans encombre une contrée hantée par les esclaves en fuite me semble témoigner d'une curiosité plus instinctive qu'autre chose. Mais la question est posée : comment faut-il interpréter de tels textes, rédigés avant que les débats abolitionnistes injectent une dimension politique dans toute description de l'esclavage? (Cinquante ans plus tard, l'ouvrage de Sloane sera cité par les abolitionnistes, mais l'auteur ne s'est pas vraiment révélé dans ses écrits...)

Ensuite, Nicolas Lesté-Lasserre a fait une communication intitulée « L'Astronomie pratique au XVIIIe siècle, une forme d'aristocratie ». Il s'est intéressé à ce que nous savons de la dernière expédition de l'abbé Jean Chappe d'Auteroche, oncle de l'inventeur du sémaphore, Claude Chappe. Arriviste et perfectionniste, Chappe s'était rendu à Tobolsk en Sibérie pour observer le passage de Vénus devant le Soleil en 1761; il récidive en 1769 pour observer le nouveau passage de Vénus, dernier du genre avant 1874... (Ces observations devaient permettre de déterminer la distance entre la Terre et le Soleil.) Cette fois, il se rend en Baja California, à San José del Cabo. Malgré la menace d'une épidémie de vomito negro, Chappe s'installe et procède aux observations promises avant d'être fauché par la fièvre jaune redoutée.

Lesté-Lasserre suggère que le savoir-faire de l'astronome, minutieusement décrit par Chappe, est comparable au savoir-faire de l'artiste mais non à celui de l'ouvrier ou de l'artisan, parce que les premiers sont seuls capables de juger de la qualité de leur travail et parce qu'ils sont plus libres d'expérimenter que les travailleurs soumis à la répétition sans fin des mêmes gestes. Mais pour donner une portée générale aux descriptions de Chappe, il faut supposer qu'il est exceptionnel non par le soin qu'il apporte à ses observations mais par son témoignage écrit...

Enfin, Mina Kleiche Dray a parlé du développement des savoirs scientifiques et techniques (et en particulier du cas de la chimie) dans le cadre du Mexique de 1821 à 1970 environ, en identifiant plusieurs temps forts.

J'ai retenu la tentative libérale, entre 1833 et 1843, de substituer un enseignement laïque à l'enseignement clérical antérieur, qui peut se comparer à des tentatives similaires au Canada français. La prise du pouvoir par le général Santa Ana sonne le glas de cette réforme, mais Benito Juárez renoue avec la tradition libérale en laïcisant l'enseignement et en faisant de la chimie une science qui doit faire partie de la culture générale au même titre que les humanités. La chimie est donc enseignée dans les institutions supérieures tout en demeurant l'auxiliaire des médecins et des ingénieurs. Après la Révolution mexicaine (1910-1920), le progrès social passe par l'éducation du peuple. L'École des industries chimiques est fondée en 1915-1916 pour former des chimistes industriels et pour donner une relève aux nombreux professeurs européens qui ont été rappelés en Europe à cause de la guerre. Il s'agit aussi de trouver des substituts aux produits d'importation qui font défaut pour la même raison... Mais cette École dite de Tacuba est très vite absorbée en 1917 par l'Université, qui en fait une Faculté des sciences chimiques dont sortent surtout des chimistes pharmaciens et des chimistes industriels.

La nationalisation de l'industrie pétrolière et les contrecoups d'une autre guerre mondiale permettent ensuite au gouvernement Cárdenas de relancer l'enseignement scientifique et technique en créant entre autres l'Instituto Politécnico Nacional de México (1937), sur le modèle du Conservatoire national des Arts et Métiers en France. Dray évoque ensuite l'épopée de Syntex, dont les chimistes jouent un grand rôle dans le développement des hormones de synthèse, en particulier Russell Marker qui isole le précurseur voulu dans la racine de la Dioscorea mexicana, ou « cabeza de negro », une sorte de patate douce trouvée dans la région de Veracruz — sur l'histoire de Syntex, voir ce document (.PDF).

La fondation du CONACYT en 1970 termine la présentation. Les chimistes doivent s'effacer quelque peu, éclipsés par les physiciens et les médecins.

Dans le train, j'ai terminé ma lecture d'Oryx and Crake, le roman de sf d'Atwood. L'ouvrage relève d'un sous-genre en pleine expansion ces derniers temps. La civilisation occidentale est assiégée par des nihilistes de l'extérieur, qui rejettent les Lumières et tout ce que l'Occident a pu réaliser dans les arts et dans les sciences, mais aussi par des nihilistes de l'intérieur, qui ne trouvent rien d'estimable dans ces mêmes réalisations ou dans les transformations de la société sécularisée de l'Occident. En France, Houellebecq est le misanthrope en chef. Au Canada, Atwood se porte candidate au même poste.

Si la misanthropie de Houellebecq se teinte de misogynie, la misandrie n'est jamais loin chez Atwood, même si elle est moins ouverte. Il suffit cependant de gratter un peu. Des trois personnages principaux d'Oryx and Crake, deux sont des hommes et l'autre une femme. Le narrateur, Jimmy alias Snowman, est un coureur impénitent, beau parleur qui profite sans honte des femmes en mal de plaisir ou de simple estime de soi. Son ami Crake est hyper-intelligent, un cérébral quasi asexué, et par conséquent froid, calculateur et capable d'envisager l'euthanasie de l'humanité pour son propre bien. Ces deux polarités de la gent masculine se retrouvaient évidemment dans Les Particules élémentaires de Houellebecq, mais celui-ci les traitait avec beaucoup plus de compréhension et même de tendresse. Atwood, elle, ne dépasse pas beaucoup les clichés féministes qui partagent les hommes entre ces deux extrêmes de la masculinité, gouvernée soit par la raison soit par la passion du sexe.

Quant à Oryx, son rôle de sphynge qui refuse à Jimmy l'indignation facile par procuration permet à Atwood de ressasser l'exploitation des filles et des femmes par les hommes sans trop appuyer le trait. Ce faisant, elle reprend des thématiques qui remontent aux origines de son œuvre littéraire, et en particulier à son engagement dans les causes humanitaires au tournant des années 80, engagement qui s'est traduit dans sa poésie et dans ses romans.

Atwood semble partager la conviction de Houellebecq, son cadet, de vivre la décadence d'un monde. Après eux, le déluge! Et tant pis pour les générations à venir. La sauvagerie est l'avenir de l'humanité.

Reconnaissons-leur au moins du talent. Nos prophètes de malheur savent écrire. Atwood n'est pas Houellebecq, et vice-versa, mais elle est rarement moins qu'efficace.

Les deux auteurs s'essaient à inventer les cultures quotidiennes de demain. Dans La Possibilité d'une île, le personnage de Houellebecq est un animateur culturel parisien et il assiste aussi à la montée en flèche d'une nouvelle religion. Atwood décrit, non sans un brin de salacité, les explorations du Réseau par ses personnages en train de quitter l'enfance. En fait, elle se borne à décrire des choses connues dans la plupart des cas (les nouvelles du jour livrées par des annonceuses plus ou moins nues, la porno en-ligne, etc.). L'imagination d'Atwood est dans ce domaine essentiellement verbale et s'exerce surtout sur le nom des choses.

Sa description de la nouvelle humanité créée par Crake est plus intéressante, même si certains éléments frisent le ridicule. Mais elle est bien la fille de son père (entomologue de métier), dont elle semble avoir conservé le goût pour la sf et le goût pour la biologie.

Le personnage de Snowman, témoin privilégié de la fin de l'humanité et de l'apparition d'un nouveau modèle pour un nouveau départ, est dans la même position que le narrateur de La Possibilité d'une île, dans une certaine mesure. Observateur détaché qui se promène dans les ruines de la civilisation, il veille de loin sur les « enfants » de Crake, à mi-chemin entre les humains transformés des Particules élémentaires et l'humanité ensauvagée de La Possibilité d'une île. Au besoin avec une arme pour abattre quiconque pourrait le faire changer d'avis, car les points de vue de l'un et l'autre auteur semblent pareillement inébranlables.

Bref, il est tentant de discerner dans de tels ouvrages un goût pour la fin des choses qui rappelle la vénération des ruines par les Romantiques et leurs prédécesseurs de la fin du XVIIIe s. ainsi que le nihilisme fin-de-siècle des années 1900 et avant. Même si Atwood n'est pas une baby-boomer par la naissance (1939), parlera-t-on un jour d'une atmosphère de « fin-de-génération » ?

Ce que l'on peut trouver inquiétant, outre la démission implicite dans une telle attitude, c'est le nombre de quinquagénaires qui confondent la fin de leur jeunesse avec la fin du monde, au risque de faire de ces visions de la fin une prophétie auto-réalisante. Inutile dans ce cas de laisser un héritage aux enfants. Quand il y a eu des enfants...

Tout cela n'empêche pas Oryx and Crake d'être un excellent roman, qui touche à de nombreux aspects du monde. La fin ouverte aurait seulement gagné à être mieux préparée. Sinon, les personnages sont croqués avec talent (avec plus de talent purement littéraire que n'en montrait Houellebecq) et il est clair qu'Atwood s'est longuement documentée pour dépeindre le futur proche. Le tout rend la lecture du livre passionnante, dans la veine d'une certaine science-fiction britannique marquée par Orwell (la référence aux pleeblands tient beaucoup plus de la conscience de classe anglaise que de l'égoïsme informe des riches nord-américains). Mais il n'y a pas de place dans ce roman pour l'espoir, même ambigu, qu'Atwood faisait miroiter dans The Handmaid's Tale. Si espoir il y a, il est de la même espèce que l'espoir offert par Houellebecq dans Les Particules élémentaires : qu'une nouvelle humanité fasse mieux que l'ancienne, ou du moins soit plus heureuse.

Si, pour Atwood, l'état sauvage est le dernier espoir de l'homme, c'est encore quelque chose qui la rapproche des Romantiques inspirés par Rousseau et l'idée du « bon sauvage ». Cette glorification de la simplicité instinctuelle a déjà eu des retombées funestes. S'agirait-il aussi d'une prophétie auto-réalisante qui séduira de futurs charcuteurs de gènes?

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2006-05-28

 

L'université du « sprawl »

Aujourd'hui, je suis d'humeur à espérer que le congrès anciennement dit des sociétés savantes ne retournera pas à l'Université York avant quatre ou cinq décennies. (La dernière fois remontait à 1969.)

La plupart des autres universités du pays — et j'en ai visité plus que ma part — sont mieux situées pour recevoir les gens. À moins d'avoir une voiture ou de loger sur place, se rendre à l'Université York est des plus pénibles, en particulier le dimanche matin. J'avais oublié qu'un des seuls vestiges de Toronto la coincéeToronto the Good ») s'observe le dimanche matin, quand les transports en commun ne démarrent pas avant 8h, ou même 9h dans certains cas.

Le comble de l'ironie, c'est sûrement que le congrès 2006 a choisi pour thème « La ville », ce qui vaut aux congressistes une flopée de matériel promotionnel connexe, dont l'annonce de l'onzième conférence internationale Metropolis.

Or, s'il y a au Canada des universités à la ville et des universités à la campagne, York est peut-être bien le meilleur exemple d'une université qui est anti-urbaine. Il paraît qu'elle a la plus grande emprise territoriale de toutes les universités canadiennes; on y croit sans peine. Elle est entourée de bois et de prairies, à des kilomètres du centre-ville, dans un quartier dont les commerces intéressants sont rares et dispersés. Il est tout juste possible de s'y rendre en bicyclette; à pied, seuls les voisins immédiats s'y risqueront.

C'est l'université du sprawl gibsonien, enclavée dans une agglomération indifférenciée sans monuments, sans lieux de rassemblement, sans concentration notable de musées ou de librairies ou de bibliothèques ou de restaurants, en somme, l'habitat naturel des automobiles à l'état sauvage, galopant sur les autoroutes immenses, errant d'une station service à l'autre, se prélassant dans d'immenses stationnements asphaltés ou s'arrêtant pour la nuit dans un garage presque aussi grand que la maison qu'il jouxte.

Le temps que je me rende, j'ai donc manqué le début des séances de l'AHSTC, mais j'ai pu livrer ma communication à l'heure dite. J'ai retrouvé quelques anciens collègues, dont Dave Pantalony, et fait la connaissance de nouveaux, comme Edward Imhotep-Jones, des plus sympathiques. Comme les choses se terminaient tôt à l'AHSTC, j'ai pu assister à une séance de l'Association canadienne d'études francophones du XIXe siècle.

Maxime Prévost a présenté une communication intitulée « Alexandre Dumas mythographe : l'invention du mousquetaire ». Il a distingué la sociocritique, qui s'intéresse à la réception immédiate d'une œuvre ainsi qu'au contexte contemporain qui a présidé à sa genèse, et la mythocritique, qui s'intéresse au retentissement postérieur de l'œuvre. En tant que mythographe, Dumas offre selon lui une lecture héroïque de l'histoire nationale française, lecture qui rejette les valeurs de la monarchie de Juillet puisque les personnages de Dumas gagnent de l'argent sans travailler et le dépensent sans tarder. Il y aurait une promesse implicite dans cette valorisation de l'héroïsme, celle qui a été énoncée sous la forme d'une menace dans le jardin d'Eden, « Vous serez comme des dieux ».

Mais je m'étais surtout déplacé pour la communication de Donald Bruce, « La fabulation vernienne : étapes vers la création d'une mythologie moderne ». Il présente l'œuvre de Jules Verne comme « multidimensionnelle, transdisciplinaire » et il soutient que la mythologisation passe par la transfiguration — le déplacement de Verne et de ses ouvrages dans un nouvel espace. (Même si Bruce souligne la stature mythique acquise par des personnages comme le capitaine Nemo, Phileas Fogg ou Cyrus Smith, il faut reconnaître que le concept de tel ou tel voyage est parfois resté dans les mémoires beaucoup plus que les personnages associés.) Toutefois, Bruce se prive de nombreuses possibilités d'approfondir la question en niant tout rapprochement de Verne et de la science-fiction, qui elle aussi a parfois été qualifiée de mythologie moderne... Bruce invoque l'excuse habituelle selon laquelle Verne se démarque à peine de la réalité, alors que Wells et la science-fiction moderne sont nettement plus fantaisistes ou coupés de la réalité. Sans parler de l'inédit vernien Paris au XXe siècle, il faudrait pourtant rappeler que des romans comme De la Terre à la Lune ou L'Invasion de la mer reposent sur le refus de faits parfaitement connus de Verne. Et que dire de Hector Servadac ? Verne n'est pas toujours réaliste, et il le sait.

Après la réception du président où je profite volontiers des sushis et desserts servis aux invités, je file voir X-Men: The Last Stand. Premier vrai triomphe hollywoodien de 2006, X-Men III méritait d'être vu dans un cinéplexe de la banlieue torontoise, semblable aux autres complexes qui drainent les fans. Encore que le centre commercial Yorkdale ne soit pas si banlieusard : il se dresse au sud de la ligne de démarcation constituée par la 401 (mais tout juste). Il est même desservi par le métro, ce qui fait de lui une partie de la même ville que le Centre Eaton, le Sky-Dome ou la rue Spadina. Un hôtel à l'ouest du centre commercial a d'ailleurs accueilli Ad Astra il y a une dizaine d'années, simplifiant de beaucoup la tâche de se rendre sur place pour les Torontois.

Le centre était bondé samedi soir quand j'y avais fait un tour, mais il venait de fermer quand je suis arrivé pour voir le film.

The Last Stand est plein de bruit et de fureur, d'effets spéciaux et de surprises. N'ayant jamais été un lecteur ou fan de la BD, je n'ai aucune opinion sur la canonicité des événements du récit. Néanmoins, l'intrigue m'a paru mieux construite que dans les films précédents et le film joue de manière parfois assez poignante sur la solitude des marginaux, aliénés par ce qu'ils ont d'unique ou rejetés par une société qui les tient pour anormaux, voire malades.

Les rangs des personnages familiers s'éclaircissent au cours du film. Même Wolverine semble plus vulnérable qu'auparavant; le retour de celle qu'il aimait le laisse dépourvu. S'il demeure enclin à faire cavalier seul, il ne couve plus la même colère, semble-t-il. Les scènes d'action sont nombreuses, excitantes et souvent spectaculaires. On pourrait chipoter sur tel ou tel accroc à la cohérence interne, mais on n'en a pas vraiment envie. Les auteurs du scénario n'ont pas lésiné sur les rebondissements. Pour ce genre de film, on n'en demande pas plus.

Lecture du soir : Oryx and Crake de Margaret Atwood. Je n'achève pas ce retour à la science-fiction d'Atwood, peut-être parce qu'affleure un peu trop souvent le ton moralisateur de la maîtresse d'école vieillissante.

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2006-05-27

 

Un voyage fait pour voyager

Même à l'ère d'internet, le déplacement en personne est parfois nécessaire pour ensuite voyager par la pensée. Le congrès 2006 de la Fédération canadienne des sciences humaines a lieu à Toronto et attirera environ sept mille personnes, surtout des professeurs et des étudiants, mais aussi bon nombre d'enseignants, de professionnels, de chercheurs indépendants, d'archivistes et documentalistes, d'éditeurs et de vendeurs de livres.

Pour changer, j'ai pris le train. Au départ d'Ottawa, le train traverse des paysages qui ne sont pas si différents de ceux que la route ou l'autoroute traversent. On reste loin des villages et des lieux habités. En revanche, quand le train atteint le Saint-Laurent, remonte le fleuve et longe ensuite le lac Ontario, l'expérience est tout autre. La 401 est un ruban de béton et d'asphalte qui s'étale sur quatre voies, pour l'essentiel à l'intérieur des terres. Les localités que l'autoroute côtoie ont en général fait le choix de coloniser les abords des sorties, voire d'étendre des pseudopodes. Depuis une dizaine d'années, certaines villes ont à ce point enserré l'autoroute qu'elle devient pour ces villes une autoroute urbaine (je songe à Brockville, mais c'est aussi un peu le cas de Kingston, Belleville et Trenton — à partir d'Oshawa, on entre dans la conurbation qui s'étend maintenant au-delà de Hamilton). Mais le chemin de fer coupe toujours à travers champs, offre des points de vue imprenables sur les villes qu'il traverse et, par endroits, se rapproche si près du lac qu'on pourrait presque sauter dans l'eau en se précipitant d'une fenêtre.

Ce n'est sans doute pas aussi pittoresque qu'un voyage en train autour du lac Supérieur ou dans les Rocheuses (le trajet en voiture est déjà spectaculaire), mais c'est de loin préférable au trajet sur la 401 — du point de vue du paysage.

J'en ai profité pour lire Lost in Transmission de Wil McCarthy. C'est un roman de fort bonne science-fiction, et que j'ai trouvé nettement plus réussi que le précédent que j'avais lu de lui, Bloom. J'avoue que si j'ai persévéré dans son cas, c'est parce que j'ai eu l'occasion de partager une table ronde ou deux avec lui, et d'assister à une conférence par lui sur la matière programmable (dont il parle aussi dans son ouvrage Hacking Matter). J'avoue que, scientifiquement et techniquement, McCarthy m'avait convaincu, même s'il extrapole beaucoup en présentant les mêmes concepts dans la série dont Lost in Transmission est le troisième tome. En fait, ce sont les personnages de McCarthy qui sont foutûment bien foutus; la découverte de leur immortalité et de sa signification est à peine digérée par le lecteur que la situation se retourne complètement. En revanche, comme McCarthy se réserve de poursuivre l'histoire dans un futur volume, le roman se termine sans conclure. Ce qui est des plus frustrants.

La lecture de ce roman et celle aussi du second volume de la série des « Storine » de Frédérick D'Anterny m'ont sacrément donné le goût de me remettre à écrire un peu de sf, pour des raisons diamétralement opposées.

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2006-05-26

 

La culture de la vérité

Non, le succès du Da Vinci Code n'excuse pas tout.

On ne peut pas déplorer les affirmations de Michael Crichton dans State of Fear et ensuite se prosterner devant Dan Brown sous prétexte que la popularité de ses ouvrages lui donne raison. La cigarette aussi a longtemps été populaire.

De fait, l'élément le plus dérangeant du phénomène n'est pas qu'il présente un argument religieusement hétérodoxe dans le cadre d'un roman mais qu'il prétende ensuite amarrer sa fiction et son hérésie à la terra firma des faits et des vérités établies. De plus en plus, les professionnels de l'exactitude et de la fidélité aux faits s'insurgent.

Le point de vue du journaliste tenu de respecter les faits est donné par Simon Jenkins dans The Guardian. Le point de vue de l'historien est donné par Bart D. Ehrman dans Truth and Fiction in the Da Vinci Code en ce qui concerne les premiers siècles du christianisme. La question du Prieuré de Sion est abordée par Laura Miller pour Salon.

On peut sans doute dire que la croyance au Prieuré de Sion ou à une conspiration plus que millénaire de l'Église catholique ne porte pas à conséquence. Cela n'est pas aussi grave que la croyance à un lien entre Saddam Hussein et les attentats du 11 septembre, par exemple. Croyance étayée par une poignée d'indices aussi solides que ceux du Da Vinci Code, mais qui était suffisamment répandue aux États-Unis à une certaine époque pour que le président Bush puisse envahir l'Irak! Croyance injustifiée, donc, qui aura fait des dizaines de milliers de victimes, sans compter les blessés et les proches endeuillés.

Admettons que la thèse du Da Vinci Code en est loin. Mais elle participe de la même culture du boulechitage que définit le philosophe Harry G. Frankfurt dans son essai On Bullshit. Il ne s'agit pas de mentir, ce qui présupposerait un minimum de conscience de la vérité. Au lieu, on se contente d'affirmer ce qu'il nous convient de tenir pour établi, selon les circonstances. Le boulechitage ne s'inquiète pas des faits: « It is just this lack of connection to a concern with truth—this indifference to how things really are—that I regard as the essence of bullshit. » Comme le fait d'ailleurs remarquer Timothy Noah, cela n'exclut pas que le boulechitage exprime à l'occasion la vérité, mais ce sera sans l'avoir cherché.

Tout ce qui galvaude la vérité et mine le respect des faits nous éloigne de cette culture de la rigueur qui a fondé les plus grandes découvertes scientifiques et techniques. Si la science a une grandeur tragique, disait en substance Thomas H. Huxley en 1870, c'est qu'elle permet — et même impose — la destruction de superbes hypothèses par des petits faits tout ce qu'il y a de plus moches. C'est cette dictature des choses réelles qui fait l'humble beauté des disciplines asservies aux faits — et qui fonde aussi l'esthétique de la science-fiction dure.

C'est ce que je trouve grave. Non pas que Brown se soit amusé à jouer avec les « faits » assez fuyants de l'histoire du christianisme, mais qu'il ait eu le culot de les présenter comme vrais. Et que ses éditeurs l'aient laissé faire. Et que le public ait suivi.

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2006-05-25

 

À quand le parc d'attractions?

Tandis que Christian Sauvé s'intéresse aux aspects littéraires du Da Vinci Code de Dan Brown, ou plutôt à ses aspects éditoriaux, alors même que l'ouvrage a cessé de relever uniquement de la littérature avec la sortie du film, il est également possible de s'interroger sur ses conséquences pour la culture historique.

Ce n'est qu'un roman? Ce n'est pas ainsi que la chose a été présentée à l'origine et les réactions à la sortie du film montrent bien que, dans le domaine de la religion, même l'expression d'une idée relève du blasphème. Mais oublions le dogme. Il reste que de nombreux lecteurs croiront sans doute apprendre quelque chose en lisant le livre, et ceci peut inquiéter.

Il y a bientôt quarante ans, personne n'a pris au sérieux les élucubrations d'Erich von Däniken. Enfin, personne de sérieux. Mais leur popularité a été si grande qu'Erich von Däniken peut désormais accueillir les visiteurs dans son propre parc d'attractions, lancé il y a près de dix ans. La version française du site est encore en construction, tout comme la version anglaise. Mais les germanophones pourront s'amuser.
Il semble exister un goût germanique pour les versions édulcorées ou adaptées de l'Histoire, comme dans le cas du Far West imaginé par Karl May, maintenant commémoré par un musée et un festival (qui commence demain selon ce calendrier). Ce n'est sans doute pas par hasard que l'État allemand a été forcé de légiférer pour interdire tout révisionnisme en matière d'histoire nazie.

Au centre du Mystery Park d'Interlaken, un édifice sphérique haut de 41 mètres abrite la Fondation Erich von Däniken et une exposition des livres de l'auteur, tout en offrant un tour d'horizon des sept mondes thématiques du parc. Mais si les thèses de l'auteur ont été populaires, le roman de Dan Brown l'est encore plus. Y aura-t-il un jour un parc d'attractions consacré aux théories de Brown?

Quelqu'un ose-t-il parier que non?

Après tout, pourquoi cela s'appelle-t-il le Da Vinci Code? La réponse tient dans le titre, bien sûr. L'erreur est trop évidente; tout le monde sait que cela devrait s'appeler The Leonardo Code. Par conséquent, cela doit cacher quelque chose.

De fait, Da Vinci est un anagramme tout ce qu'il y a de plus transparent :

Da Vinci = Dan Vici
En latin, cela pourrait signifier « Dan [Brown] : j'ai vaincu ». Est-ce si faux?

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2006-05-24

 

La part des riches

J'avais été choqué le mois dernier lorsqu'un fils du ministre Audet, si j'ai bien compris, m'avait sorti cette statistique que des commentateurs liés au milieu des affaires répètent à qui mieux mieux depuis plusieurs années — que le Québec compte trop peu de riches puisque la province compte moins de 105 000 contribuables dont le revenu total dépasse 100 000 $ par an. Ce chiffre propagé par le fiscaliste Yvon Chartrand dans un article (.PDF) d'avril 2003 est souvent cité depuis, et pas seulement par le fils Audet.

L'analyse d'Yvon Chartrand n'est pas neuve, pourtant, et son argument le plus trompeur (et donc le plus répréhensible) alimente le tout-venant des analyses fiscales publiées dans les journaux depuis au moins une décennie. Je me souviens d'avoir repéré la faille dans un article paru dans The Toronto Star alors que je vivais encore à Toronto, mais un des chroniqueurs financiers de La Presse exhibe régulièrement la même mauvaise foi, et l'erreur ne cesse de circuler sur internet.

En quoi consiste cette erreur? À persister dans l'ignorance d'un fait fondamental : une société civilisée taxe les dollars, pas les gens.

On veut nous faire prendre les riches en pitié parce qu'une petite fraction des contribuables paie une fraction nettement plus élevée de tous les impôts récoltés au Québec. (Je vais parler du Québec, mais la même chose s'applique au fédéral ou dans la plupart des autres provinces et juridictions internationales comparables.)

Les chiffres les plus récents sont fournis par les ministères québécois des Finances et du Revenu, sous la forme du recueil des Statistiques fiscales des particuliers (pour l'année d'imposition 2003) disponible ici, avec plusieurs autres documents utiles.

En 2003, je remarque tout de suite que le nombre de contribuables dans la tranche des 100 000$ et plus a augmenté de 28,5% depuis 2000. Curieusement, le nombre de contribuables n'a augmenté que de 3,9%, tandis que le revenu total des contribuables n'a augmenté que de 12% dans le même temps... Le Québec fait clairement de grands efforts pour augmenter le nombre de riches, même au détriment des autres contribuables.

Ce que les fiscalistes et commentateurs déplorent, au besoin à demi-mot, c'est que 2% environ des contribuables (1,89% en 2000; 2,33% en 2003) payaient 20,8% des impôts en 2000 et 24,9% des impôts en 2003.

Franchement, je trouve beaucoup plus frappant que le demi-million de personnes dont le revenu annuel est de moins de 5 000 $ a quand même remis au fisc un demi-million de dollars. Mais passons. L'erreur de raisonnement en cause devrait être clair.

On ne taxe pas les gens en réclamant tel ou tel pourcentage de leur personne; si c'était le cas, on pourrait sans doute regretter que les riches doivent remettre la prunelle de leurs yeux à l'État tandis que les plus pauvres remettent leurs rognures d'ongle. Mais on ne paie pas sur la base de sa personne, on paie sur celle de son revenu.

Les classes aisées confondent sans doute volontiers leurs revenus et leur personne, mais la différence est très nette entre la personne qui gagne moins de 5 000$ par année et celle qui gagne plus de 100 000$.

Il ne faut pas comparer les pommes et les oranges. Si les « riches » paient plus du cinquième des impôts recueillis par l'État, c'est aussi parce que leurs revenus représentaient 12,9% de l'ensemble des revenus déclarés par les contribuables en 2000 et 14,0% en 2003. Ils paient donc un peu plus que leur part, mais nettement moins que les commentaires perfides des analystes habituels le laissent entendre.

Sans parler du minimum vital requis par les contribuables plus pauvres que la moyenne (qui explique pourquoi ils paient moins que leur part, n'ayant presque aucun superflu imposable), il me semble d'ailleurs parfaitement équitable que ceux qui profitent le plus du statu quo paient aussi le plus pour l'entretenir.

Et c'est le cas. Les « riches » versent une fraction plus élevée de leurs revenus que les autres, mais sans exagération, comme l'indique le petit tableau ci-dessous, où je calcule le taux d'imposition effectif sur l'ensemble des revenus annuels des particuliers en 2003.

Tranche du revenu total — Revenu total — Impôt exigé — Imposition effective
  1. Moins de 5000 $ — 881 206 000 $ — 549 000 $ — 0,06%
  2. 5 000-9999 $ — 5 970 618 000 $— 1 889 000 $ — 0,03%
  3. 10 000-14 999 $ — 9 413 735 000 $ — 50 748 000 $ — 0,5%
  4. 15 000-19 999 $ — 10 488 261 000 $ — 250 440 000 $ — 2,4%
  5. 20 000-24 999 $ — 10 477 961 000 $ — 468 164 000 $ — 4,6%
  6. 25 000-29 999 $ — 11 914 350 000 $ — 715 787 000 $ — 6,0%
  7. 30 000-34 999 $ — 13 040 853 000 $ — 987 596 000 $ — 7,6%
  8. 35 000-39 999 $ — 12 254 884 000 $ — 1 079 082 000 $ — 8,8%
  9. 40 000-49 999 $ — 22 144 382 000 $ — 2 248 782 000 $ — 10,2%
  10. 50 000-99 999 $ — 50 341 619 000 $ — 6 369 962 000 $ — 12,7%
  11. Plus de 100 000 $ — 23 942 559 000 $ — 4 025 454 000 $ — 16,8%
En 2000, le revenu total moyen était de 27 700$; en 2003, il est de 29 900$.

Ce que je trouve également frappant, c'est qu'un certain discours soutient qu'on ne peut pas taxer plus les riches au Québec parce qu'ils ne sont pas assez nombreux. Or, si 3,5 millions de contribuables québécois environ gagnent moins que la moyenne, ce sont près de 2,2 millions de contribuables qui gagnent plus que la moyenne. Définir comme seuls « riches » ceux qui occupent la tranche la plus élevée, c'est oublier un peu vite tous les occupants des autres tranches supérieures à la moyenne...

Il serait en fait possible de diviser les contribuables en trois groupes numériquement égaux, plus ou moins, que l'on pourrait appeler les pauvres, les « moyens » et les riches. On aurait ainsi 2,09 millions de pauvres gagnant moins de 15 000 $ par année, 1,9 millions de « moyens » gagnant entre 15 000 et 35 000 $ par année, et 1,72 millions de riches gagnant plus de 35 000 $ par année. Cette nouvelle « définition » de la richesse en choquerait plus d'un, je le sais, mais elle aurait le mérite de rappeler l'existence de cette masse majoritaire de la population qu'on oublie souvent et qui gagne pourtant moins de 35 000 $ par année... (Certes, une partie de ces « pauvres » sont en fait des mineurs ou des personnes à charge ou aidées, mais leur exclusion ne changerait que modérément les chiffres.) Faut-il préciser que la plupart des fiscalistes et journalistes qui ressassent la comparaison des pommes et des oranges que j'épingle ci-dessus ont sans doute des revenus supérieurs à ce chiffre de 35 000 $ par année ?

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2006-05-23

 

Du tragique au ridicule

Chaque jour, l'actualité diffusée par les médias d'information nous jette en pâture un peu de tout. Si la télévision privée de langue anglaise se distingue souvent par son insignifiance en Amérique du Nord, les médias écrits n'échappent pas à la dure loi de l'imprévu, qui fait que le tragique peut voisiner avec le ridicule dans les mêmes pages d'un journal.

Aujourd'hui, le Globe and Mail rapportait le bombardement du village d'Azizi près de Kandahar dans le sud de l'Afghanistan. Ce bombardement aurait fait un certain nombre de victimes civiles. Une vingtaine peut-être. Une vingtaine au moins? Même s'il serait exagéré de parler d'un nouveau Guernica, c'est déjà trop, et il y a tout lieu de se poser la question des moyens employés. Fallait-il à tout prix détruire le village pour le sauver?

Il y a deux mois, j'exprimais mes réserves quant aux choix tactiques de la coalition en Afghanistan, et je n'ai pas grand-chose à ajouter. Dans le contexte de la guerrilla, la destruction de l'ennemi doit-elle être subordonnée à toutes les autres considérations? Ce n'est pas si sûr. Mais si l'ennemi ne mène pas une guérilla classique, basée sur la frappe ponctuelle et la fuite, mais recherche au contraire l'affrontement, jusqu'à la mort et jusqu'au martyre, ce n'est pas si sûr non plus qu'il existe de meilleures solutions. À moins qu'il soit exact (mais peut-on s'y fier?) que les Talibans recrutent de plus en plus à l'extérieur de l'Afghanistan, de sorte que l'on pourrait parier sur l'intelligence des Afghans eux-mêmes, qui finiront peut-être par se dire que des deux maux, il faut choisir le moindre.

Le même numéro du Globe and Mail nous permet aussi d'apprécier le ridicule puisque plusieurs articles sont consacrés au déséquilibre fiscal, en particulier celui de Heather Scoffield. Dans un contexte où d'aucuns ont affirmé que trente milliards de surplus prévus pour le fédéral vers 2025 plus soixante milliards de déficits prévus pour les provinces et les territoires, cela représente une somme de quatre-vingt-dix milliards, cela fait longtemps que la convoitise aveugle a remplacé la réflexion. Cet écart prévu signifie plutôt que d'ici vingt ans, il manquera une trentaine de milliards pour équilibrer les comptes nets. Le seul vrai déséquilibre sera celui qui opposera les besoins et les rentrées d'argent.

L'article du Globe and Mail avait le mérite de débroussailler la question, en rappelant que le fédéral et les provinces ont accès aux mêmes sources de financement, sans autre restriction que les contraintes politiques et concurrentielles. L'ensemble des provinces accumule aussi des surplus et la dette fédérale reste plus élevée que l'ensemble des dettes provinciales. Ce qui permet d'ailleurs de souligner que les commentateurs québécois ont tendance à comparer les surplus fédéraux et les difficultés financières du seul Québec, comme si le fédéral était libre d'affecter tous ses surplus à la solution les problèmes québécois. Évidemment, il convient de comparer le fédéral et l'ensemble des provinces, ce qui entraîne mécaniquement une réduction du pactole fédéral envisagé...

Ce que je retiens surtout de cet article, c'est un diagramme illustrant l'évolution prévue des coûts de la santé et des coûts de l'éducation jusqu'en 2024-2025. Alors que les dépenses en éducation ne croîtront que modérément, les dépenses en santé s'envolent. (Des chiffres semblables ont été calculés en 2004 par le Conference Board dans un rapport pour les premiers ministres provinciaux, leurs extrapolations ne dépassant pas l'horizon 2020, puis 2015 dans les deux versions successives.) C'est cette envolée inexorable des coûts de la santé qui permet aux provinces de prévoir qu'elles retomberont dans les déficits d'ici quelques années, et qu'elles doivent donc prévoir le coup.

Bien entendu, cette augmentation prévisible des coûts de la santé est dû en grande partie au vieillissement de la population. Selon le Conférence Board, plus de la moitié des soins de santé consacrés à un particulier sont dispensés après son soixante-cinquième anniversaire. Par conséquent, au fur et à mesure que les baby-boomers dépasseront cet âge, les coûts de la santé augmenteront. Et ils ne cesseront pas de monter de sitôt. Le Conference Board note qu'en 2014-2015, la majorité des baby-boomers n'auront pas encore 65 ans. Le vieillissement continuera à faire son effet pendant des années.

Quelle est la taille de cet effet? Le Conference Board s'aventure à le chiffrer. Sur une augmentation annuelle de 5.3% des budgets de la santé entre 2001 et 2020, il faut soustraire une part de 2.7 points de pourcentage attribuable à l'inflation prévue et une autre de 0.9 qui reflète l'augmentation de la population canadienne. Cette partie de l'augmentation peut être négligée puisque la croissance de l'économie et du nombre de contribuables la compensera. Mais il reste 0.9 points de pourcentage pour la hausse prévue de la consommation individuelle de soins (parce que l'équipement et les médicaments coûteront plus cher, ou parce qu'on découvrira de nouveaux traitements) et 0.8 pour le vieillissement de la population. Autrement dit, le vieillissement de la population comptera pour près de la moitié de l'augmentation nette des coûts.

Ainsi, dans la mesure où le déséquilibre fiscal annoncé est en réalité un déséquilibre générationnel qui verra les baby-boomers réclamer toujours plus, les discours lénifiants sur le pactole fédéral ne sont qu'une autre manière de dorloter une génération chérie et de lui permettre d'éviter de penser à l'avenir de ses enfants.

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2006-05-22

 

En avoir ou pas

Si la question, c'est d'avoir une culture du futur, ou à tout le moins une culture sf, le journaliste Mathieu-Robert Sauvé n'en a pas... à en juger par le portrait flatteur qu'il signe de l'astrophysicienne Victoria Kaspi de McGill dans le numéro de mai-juin de la revue Découvrir de l'ACFAS.

Ce n'est pas que ce portrait soit erroné, mais Sauvé n'est clairement pas un familier de Star Trek, tandis que Kaspi, elle, l'est. (Et pourquoi pas, puisque McGill est l'alma mater du capitaine Kirk, c'est-à-dire William Shatner...) Ceci nous vaut quelques perles que les amateurs de l'univers de Roddenberry apprécieront:

« L'équipe de la professeure Kaspi a accès à l'un des ordinateurs les plus puissants au monde dans sa discipline, un Beowulf baptisé Borg en l'honneur de l'instrument informatique du film Star Trek — Next Generation. »

Tout d'abord, aucun film de ce nom n'existe . Ensuite, même la série télévisée dont il est question s'appelait Star Trek: The Next Generation. Enfin, je suppose que l'on pourrait appeler l'entité collective Borg un instrument informatique, mais ce serait quand même extrêmement trompeur...

« De plus, la physique comblait un vieux fantasme. « J'ai été une authentique Trekker », dit-elle. C'est le nom qu'on a donné aux amateurs de la série culte des années 1970 : Star Treck. Elle connaissait certains épisodes par cœur et a même lu quelques romans tirés des aventures du commandant Kirk et du professeur Spock. »

Il est possible que Vicky Kaspi se soit qualifiée de Trekker; à une certaine époque, cela faisait plus respectable que se dire Trekkie. (En revanche, le comble du snobisme, c'était de se qualifier de Trekkist.) Il reste que, pour la plupart des gens, le nom donné aux amateurs, c'était bel et bien Trekkie, pas Trekker. Quant à la série, elle s'appelait Star Trek, pas Star Treck! (D'accord, c'est une coquille, mais quand même.)

Pire encore, la série originale a été diffusée durant les années 1960... La seule série apparentée à avoir été produite durant les années 1970, c'est la version en dessin animé de 1973-1974. Ce n'est sûrement pas celle qui a séduit Kaspi.

Enfin, je veux bien croire qu'en français, on parlait du professeur Spock, mais la série n'a jamais fait de lui un docteur ou un universitaire...

Quelle importance qu'un journaliste scientifique étale aussi ouvertement son ignorance de Star Trek? Eh bien, je suis tenté de faire un rapprochement entre cette inculture sf et l'attitude québécoise en matière de sf. Dans une galaxie près de chez vous a été un succès parodique. Ayoye! a aussi creusé la veine humoristique. Sinon, la culture populaire québécoise n'a pas plébiscité une création science-fictive depuis des décennies, voire jamais, sauf dans le créneau jeunesse.

Ou plutôt, il faudrait dire que cette culture populaire n'a jamais produit une œuvre science-fictive adoptée par son propre public, car tout indique que le grand public a généralement apprécié les créations science-fictives étasuniennes au cinéma ou ailleurs. Ce qui permet de poser la question du rapport du Québec francophone au futur... Si on a envisagé l'an 2000 avec espoir au temps où Stéphane Venne chantait « Les enfants de l'avenir », il n'a pas fallu longtemps pour que l'avenir, ce soit « Mommy » chanté par Pauline Julien ou l'univers déshumanisé de Monopolis dans l'opéra rock Starmania.

Peut-on faire un lien entre ce désintérêt pour l'avenir ou le progrès technique et le fait que la société québécoise demeure moins entrepreneuriale qu'ailleurs? Le Québec a longtemps été en retard sur les autoroutes de l'information. Malgré des réussites indéniables dans le domaine de la recherche scientifique ou technique, et même dans celui de la vulgarisation scientifique, on peut sentir comme un fossé infranchissable entre ces institutions de recherche (dont les animateurs sont souvent d'origine étrangère) et le peuple qui les finance de ses deniers. Le sentiment d'un fossé entre les savants dans leur tour d'ivoire et les profanes n'est pas particulier au Québec, mais l'impopularité des imaginaires de la science-fiction dans la culture proprement québécoise a quelque chose d'absolu qu'on ne sent pas nécessairement en France. Ou aux États-Unis.

Il faut sans doute avoir vécu au Canada angophone pour apprécier à quel point l'univers de Star Trek fait partie de la culture populaire, du moins pour une certaine génération. Cette familiarité fait partie des ponts jetés entre la culture populaire et la culture scientifique; si la vulgarisation technique ou scientifique n'est que moyennement honorée dans l'Amérique du Nord anglophone, c'est peut-être parce qu'elle n'a pas besoin d'être poussée...

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2006-05-21

 

Science, fiction et imaginaires

J'ai raté l'ACFAS cette année (en toute franchise, même si je suis membre, je n'ai pas encore réussi à trouver l'occasion d'assister au congrès); il faudra que je me reprenne au Congrès des sciences sociales et humaines à l'Université York la semaine prochaine. J'affectionne les grands congrès de ce type en raison de leur nature profonde qui est celle d'être un festival d'idées, dont certaines qui seraient dignes de figurer dans des ouvrages de science-fiction. L'ACFAS a l'avantage d'embrasser les sciences exactes aussi bien que les sciences sociales et humaines, ce qui enrichit singulièrement les séances. En revanche, cela complique la tâche des dirigeants et porte-parole qui représentent des chercheurs qui sont parfois extrêmement gâtés par les nouvelles politiques de financement axées sur le développement de l'économie du savoir mais aussi d'autres chercheurs dont les recherches n'obtiennent pas autant de crédits.

Dans le supplément paru dans Le Devoir la fin de semaine dernière, il apparaît clairement que la problématique a été scindée en deux par les politiques gouvernementales. D'une part, il y a le financement de la recherche. D'autre part, il y a le financement des universités. Au Québec, ce sont des ministères différents qui chapeautent l'un et l'autre. La situation financière précaire de l'État québécois et l'augmentation sans frein des frais pour la santé a entraîné des gels et des remaniements dans les deux cas, et la priorité est donnée aux recherches qui engendrent des retombées mesurables et qui obtiennent l'appui d'intervenants externes. La Fédération québécoise des professeures et professeurs d'université (FQPPU) souhaiterait que les universités aient leur mot à dire dans ces grandes orientations, pour que les recherches moins « profitables » (en arts, en sciences sociales et humaines, et même dans les sciences naturelles quand elles se penchent sur des problèmes fondamentaux) ne soient pas entièrement négligées. Évidemment, l'avis des universitaires pèserait plus lourd si les universités québécoises avaient quelque chose à mettre dans la balance. Mais la FQPPU a soutenu la grève des étudiants et même si celle-ci ne visait pas exactement les droits de scolarité, elle n'allait pas non plus dans le sens du réalisme. Ainsi, les universités québécoises sont privées des revenus propres que représenteraient des frais de scolarité à la hauteur de la moyenne canadienne et commencent souvent tout juste à accumuler des fonds issus de dons et de legs. On devine sans peine que la voix des universitaires continuera à ne se faire entendre que faiblement dans les conseils des ministres...

Il y aura sans doute un peu plus d'optimisme dans l'air à l'Université York, dans un contexte où tous les chercheurs se retrouvent sur le même pied approximativement puisque tous ou presque relèvent des mêmes secteurs négligés. Et j'ai remarqué dans le programme de mes associations une ouverture notable sur l'étranger; le congrès semble attirer plus d'intervenants d'outre-mer, en paticulier de la France. Je me promets donc beaucoup de plaisir, et beaucoup de découvertes et de nouvelles idées, qui alimenteront peut-être ma science-fiction.

D'ailleurs, mon pessimisme relativement à l'utilisation de la science par la science-fiction n'est pas partagé par tous; un nouveau dossier en-ligne souligne les emprunts de parts et d'autre, et le fait avec beaucoup de sérieux.

Un autre dossier en-ligne recense les réponses de nombreux penseurs à une question de la Edge Foundation : quelle est votre idée dangereuse?

Une des idées les plus dangereuses demeure le matérialisme, semble-t-il, en particulier du point de vue de l'âme. Dangereuse non pas en raison de ses conséquences concrètes, mais en raison de l'opposition qu'elle suscite. L'ombre du 11 septembre 2001 nous porte-t-elle à exagérer l'importance de cette opposition? Il faut sans doute inscrire dans la même catégorie les réponses qui citent le choc non des civilisations mais de la science et de la religion, dans un sens ou dans l'autre. Ou ne s'agit-il que de deux manifestations d'un même phénomène, comme dans le cas du choc des civilisations? Cette idée aussi est citée...

La question corollaire de la nature et surtout des limites de la conscience humaine est soulevée avec une fréquence comparable. La thèse de la singularité des mondes, c'est-à-dire le contraire de la thèse de la pluralité des mondes, est aussi apparue. Encore une fois, ce sont moins les conséquences concrètes immédiates qui seraient révolutionnaires que la prise de conscience de notre solitude et de notre unicité. Et la question des différence entre les races ressurgit — au moins, personne ne minimise les risques de la réouverture de ce débat.

Dans plusieurs cas, ai-je remarqué, l'évaluation du danger se base non sur l'idée elle-même mais sur les réactions qu'on attribue aux autres. Et les penseurs en cause envisagent parfois des réactions diamétralement opposés à la même idée dangereuse...

Parmi mes préférées, j'aime bien la réponse de Nisbett, qui ne m'apprend rien mais qui serait effectivement tenue pour fort dangereuse pour la grande majorité des commentateurs, analystes et auteurs qui croient encore aux modèles simplifiés que nous échafaudons pour expliquer le comportement d'autrui et notre propre comportement. Sans trop pousser, on peut soutenir qu'il en découle que la fiction psychologique est de la foutaise, par conséquent, et que la littérature d'action est nécessairement plus réaliste.

J'aime aussi la réponse de Dennett, qui ramène sur le tapis le sujet des mèmes, et s'en sert pour demander qui nous deviendrons dans un monde submergé par un déluge de nouveaux mèmes. Ceci rejoint certaines de mes propres réflexions sur le déferlement exponentiel des nouvelles entités potentielles (prototechnologiques) dû à la combinatoire des idées existantes. J'ai déjà proposé que cette prolifération pourrait neutraliser la Singularité vingienne, et elle pourrait également exiger, dans un proche avenir, le développement de filtres comme adjuvants essentiels des esprits humains (ou non-humains)... Sans de tels filtres, chaque individu serait exposé à développer sa propre culture, au point de ne partager aucune référence commune avec autrui. La préservation de communautés humaines dont les discours seraient mutuellement intelligibles passerait par le développement de filtres de réalités, ou plutôt de filtres de cultures...

Et la réponse de Geoffrey Miller rejoint les observations de Bodanis et de nombreux autres. Malgré l'enthousiasme de Kurzweil, le gros du progrès technique tend à concerner de plus en plus les techniques de la virtualité — ce qui certes pourrait accélérer la transition à une intelligence supérieure, mais non l'avènement d'une civilisation technologique quasi omnipotente, ou capable d'exploits confinant à la magie dans le sens clarkien du terme. Il est assez amusant d'envisager que Miller aussi bien que Kurzweil ont raison, que nous aurons des intelligences numériques (artificielles ou non) d'ici dix ans, mais que le monde matériel ne sera pas beaucoup plus avancé que le nôtre l'est actuellement...

J'ai déjà lancé plusieurs séries de contributions dans le cadre de ce blogue, dont celle de l'iconographie de la SFCF et celle des films. La prochaine sera sans doute celle des idées dangereuses.

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2006-05-20

 

La Kermesse

La semaine dernière, dans le numéro des 13-14 mai, Le Devoir rappelait l'hommage à Dollard le 25 mai 1927, au parc Lafontaine. Les discours s'étaient succédé et Lévis Lorrain, du comité régional de l'Association catholique de la jeunesse canadienne, avait proclamé, selon la version abrégée par le journaliste : « Dollard des Ormeaux est un modèle de courage, d'intrépidité, de foi catholique et patriotique et la jeunesse canadienne-française doit marcher sur ses traces, elle doit être catholique et patriote, elle doit lutter contre les infiltrations étrangères avec courage et défendre les bonnes causes. Comme Dollard, elle doit prendre pour devise de toutes ses bonnes œuvres: "Jusqu'au bout." » Quant à l'abbé J.-C. Chaumont, curé de Saint-Clément de Viauville, il aurait abondé dans le même sens : « Aujourd'hui, il n'y a plus d'Iroquois cachés derrière tous les arbres de l'île mais nous avons encore des ennemis qui en veulent à notre foi et à notre langue. Ces ennemis, ce sont: "la mauvaise presse, que vous lisez chaque soir, le cinéma corrupteur, les livres mauvais, l'alcoolisme, le blasphème." »

L'identification de l'ennemi ne nuit jamais aux appels à la solidarité, éventuellement à l'enrégimentation...

L'auteur franco-ontarien Daniel Poliquin n'a jamais adhéré aux orthodoxies du nationalisme québécois. (Je me rappelle au moins un essai savoureux de sa plume sur les mystifications nationalistes, paru entre autres dans Cité libre.) Son roman La Kermesse replonge toutefois le lecteur dans un passé qui n'évite pas certains clichés. Le personnage principal, dénommé Lusignan, était destiné à la prêtrise, mais son enfance à l'eau bénite se transforme lorsqu'il commence à faire les 400 coups à l'adolescence.

Le roman alterne entre deux mondes, celui d'Amalia Driscoll, Irlandaise d'origine qui fréquente le beau monde d'Ottawa avant d'accepter de se déclasser en faisant une carrière d'artiste, et celui de Philomène alias Concorde, la petite paysanne canadienne-française qui fait l'amour comme elle se couche et qui va se faire une place dans la société à la force des poignets. La jeunesse dorée que connaît Amalia dans l'orbite de la cour (microscopique) du Gouverneur-général n'est pas nécessairement plus à l'abri des exigences de la vie que le milieu paysan et populaire où évolue Concorde, d'abord dans un village de colons sur l'île aux Allumettes en pleine rivière des Outatouais. Mais la description que fait Poliquin de l'existence de la jeune Philomène à Nazareth — laide, maltraitée, illettrée, prise par son cousin dans un village isolé dont les principaux passe-temps étaient la coucherie et le tapochage — est quand même dévastatrice. Et la description de l'enfance de Lusignan dans son village natal n'est guère plus ragoûtante.

Ce qui me dérange sans doute, c'est que le grotesque de cette vie villageoise est le pendant trop appuyé des descriptions idylliques (ou au moins bucoliques) d'un Lionel Groulx, d'un Frère Marie-Victorin ou même d'un Félix Leclerc. Poliquin appartient à la génération du baby-boom qui a diabolisé le Québec de ses parents comme étant celui de la Grande Noirceur afin de mieux se présenter comme la génération des Lumières et de la modernité; en vieillissant, certains affirment haut et fort que la seule vraie civilisation (la leur) va périr avec eux, submergée par un flot de barbares étrangers ou capitalistes. Comme quoi, nos baby-boomers ne sont pas si différents des bien-pensants de 1927...

Le misérabilisme québécois, quand il est porté à cet extrême, tient un peu de la « nostalgie de la boue », une expression française nettement plus usitée en anglais (comme quelques autres). Il occulte certains pans de la réalité; la misère du peuple québécois était réelle, mais le tournant du vingtième siècle, c'est aussi les progrès de l'instruction et de l'alphabétisation au Québec, les débuts de la presse à grand tirage (La Presse imprime 65 000 exemplaires et plus), l'éclairage et les tramways électriques, le développement des institutions postsecondaires, la hausse du niveau de vie... Et les francophones n'étaient pas uniquement des prêtres ou des bûcherons.

Le personnage de Lusignan, jeune arriviste un peu crapule qui part à la guerre par gloriole, découvre l'amour avec un homme au camp et revient, brisé, traîner son ivrognerie dans les rues d'Ottawa, témoigne peut-être d'une autre forme de la nostalgie de la boue pour un auteur confit dans la respectabilité (Poliquin est traducteur au Parlement et de Kerouac, auteur primé, maintenant publié par Boréal, le nec plus ultra de la bourgeoisie outremontaise). On soupçonne que l'auteur s'amuse à mettre en scène un tel personnage propre à épater le bourgeois, même s'il démontre aussi beaucoup de tendresse et de compréhension pour Lusignan, Concorde et Amalia.

Mais le roman n'est pas qu'une promenade entre les sommets et les bas-fonds de la société canadienne de la première moitié du siècle à Ottawa, à la Upstairs, Downstairs. L'intrigue noue et délie des destins; les mêmes personnages se croisent et se recroisent, forçant un peu le désir d'adhésion du lecteur. Ottawa n'était pas une si grande ville à l'époque, mais que la même demi-douzaine de personnages se retrouvent aussi souvent suscite l'incrédulité. Concorde croit d'ailleurs détenir des pouvoirs surnaturels; le fantastique est une manière commode d'expliquer ce genre de coïncidences, outre le fiat de l'auteur...

On croit aussi deviner que Poliquin, comme Jeunet pour Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, a noté des idées, des scènes et des anecdotes pendant des années, dans un calepin peut-être ou dans sa tête (en plus d'en récolter dans ses lectures; il cite dans une postface The Private Capital de Sandra Gwyn, que j'avais lu à sa sortie en 1984). Il nous les ressort assez systématiquement et leur hétérogénéité donne un rythme cahin-caha aux premiers chapitres du livre. Un auteur se doit d'intéresser, mais quand il mise trop sur l'anecdote, de sorte que la bizarrerie prend le pas sur l'histoire, le lecteur a le droit de décrocher. On sent d'ailleurs vers la fin du livre que Poliquin a épuisé son sac à surprises ou son élan premier, car les derniers chapitres du livre, après une scène cruciale qui se passe lors d'une kermesse, sont plus racontés que vécus.

Je m'étais procuré La Kermesse parce que la rumeur voulait que ce soit un des rares romans canadiens-français à traiter de la Première Guerre mondiale, non pas de ses retombées sociales ou politiques au Canada même, mais des combats et de la vie au front. Même si Poliquin se montre assez bien documenté, la guerre n'est qu'un intermède et le front est loin d'avoir la même réalité qu'Ottawa. J'ai soupiré en notant au passage que Lusignan explique comment les femmes britanniques avaient remplacé les hommes dans certains emplois, y compris aux commandes des tramways. Or, comme on venait de me signaler la mise en scène le 27 mai prochain à l'Université York de l'histoire des femmes médecin britanniques durant la Première Guerre mondiale (rappelons que la première femme médecin francophone au Québec, Irma LeVasseur, fille d'un musicien et auteur de sf, obtient la permission de pratiquer en 1903), j'ai trouvé que Poliquin restait nettement en-deçà des possibilités de l'Histoire...

Son roman aussi, d'ailleurs.

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2006-05-19

 

J'ai vu le Graal

Il paraît qu'un certain film sort aujourd'hui... The Da Vinci Code. Je n'ai pas lu le livre et je ne verrai sans doute pas le film, sauf à la télévision. Encore que le film a au moins le mérite de coûter moins cher que l'édition cartonnée du roman.

Passons sur l'inculture historique de Brown, que le titre même du livre (et du film) suffit à établir. Comme Léonard de Vinci n'était pas noble, l'indication qu'il vient de la bourgade de Vinci (même s'il serait né au hameau voisin d'Anchiano selon la tradition) n'est pas un nom de famille, et ne s'en rapproche pas plus que n'importe quelle indication d'origine géographique de circonstance. Par conséquent, pour parler d'un code relié à Léonard, il faudrait parler du Leonardo Code...

Quant au Graal, il est — contrairement à ce qu'affirmerait Brown — bien visible dans la Cène que Léonard a peinte sur le mur du réfectoire de Santa Maria delle Grazie (à droite). Non que j'aie eu l'occasion d'admirer la fresque de Léonard lorsque j'avais visité Milan en 2004, l'abondance de visiteurs venus la voir après avoir lu le roman de Brown était telle que les visites nécessairement contingentées (pour protéger la fresque) étaient complètes plus d'une semaine à l'avance!

En ce qui concerne le Graal légendaire, c'est-à-dire la coupe qui aurait servi pendant la Cène (selon certaines versions), il est inutile de le chercher; je sais où il se trouve... Eh oui! en juillet 1984, il y a plus de vingt ans, j'ai vu le Graal dans la cathédrale de Valence en Espagne, où le Santo Cáliz est conservé depuis des siècles.

Brown aurait aussi exploité le grand fatras des hypothèses ésotériques propagées avec passion depuis près d'un siècle : le trésor de Rennes-le-Château, le Prieuré de Sion, les Templiers...

Dans Un hiver à Nigelle (1997), je m'étais amusé avec les mêmes ingrédients. Des Prieurs ne se réunissent-ils pas dans la cave des Templiers, dont la porte est coiffée de la devise « Terribilis est iste locus » ? (La légère modification par rapport à l'inscription de l'église de Rennes-le-Château est délibérée.) Dans Un été à Nigelle (1997), j'ajoutais quelques éclaircissements, puisque les personnages découvraient le trésor des Templiers caché à Nigelle... La principale différence, c'est qu'en dépit d'une documentation à mon avis bien meilleure (réunie avec l'aide de Philippe Ward, entre autres) que celle de Brown, je n'ai pas prétendu que je détenais la vérité!

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2006-05-18

 

Iconographie de la SFCF (9)

Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; et (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle.

Non seulement la science-fiction moderne sera-t-elle une sorte d'OVNI dans le paysage littéraire et éditorial du Québec, mais elle arrivera aussi comme un OVNI, apparaissant sans crier gare. Exception faite des parutions isolées qui s'échelonne de 1896 à la fin des années 1950, la véritable transition s'amorce en 1960. Un des indices de cette découverte de la sf est l'excursion spatiale d'une grande série de la littérature populaire en fascicules de l'époque, celle des aventures de l'agent IXE-13. Cette littérature canadienne-française éditée sous forme de fascicules avait connu ses débuts durant la Seconde Guerre mondiale. Dans le domaine de la science-fiction que j'ai évoqué pour Solaris en 1999, il faut signaler les contributions d'Emmanuel Desrosiers (1897-1945). Lorsque les premiers fascicules à cinq cents sont lancés, Desrosiers signe sous un pseudonyme au moins cinq des six premières aventures du détective britannique John Steel. Dans la dernière aventure conservée, sixième de la série et datée du 8 avril 1941, le héros quitte Londres pour se rendre en Thuringe dans « l'Empire allemand ». Dans cet épisode intitulé Le monstre de Gravenstein, John Steel croise le fer avec un savant qui a créé une bête difforme née en laboratoire d'une seule cellule. (Ceci correspondait à certains travaux de biologistes contemporains qui avaient aussi impressionnés, entre autres, Aldous Huxley et Robert A. Heinlein dans Methuselah's Children.) Desrosiers a même touché à l'anticipation, dans le cadre incongru d'une série de romans d'amour en fascicules. En effet, il livre en 1941 une aventure intitulée Le lieutenant Aumont qui se déroule en 1979. Le Québec a été envahi par une armée venue du nord qui rase Trois-Rivières au moyen d'un explosif inconnu et prend par surprise les meilleurs généraux canadiens, pourtant des vétérans de la guerre russo-allemande de 1970... Après quelques péripéties, les envahisseurs se révèlent : ce sont des scientifiques qui ont décidé de prendre les grands moyens pour éradiquer un microbe dangereux, celui de la « scléro-dermie », maladie qui transforme la chair en pierre et qui s'est échappée des entrailles des Laurentides. Hormis la série éphémère (dix numéros peut-être) des Aventures futuristes de deux savants canadiens-français, parue en 1949 et signée du pseudonyme Louis Champagne, c'est bel et bien l'agent IXE-13, l'as des espions canadiens, qui va s'élancer le premier dans les espaces intersidéraux pour y connaître des aventures suivies. En effet, les aventures d'IXE-13 (Jean Thibault) et de sa femme T-4 (Gisèle Tuboeuf, jeune et jolie Française), et de leurs compagnons Roxanne et Marius Lamouche, occupent dix-huit livraisons, d'août à décembre 1960. Ce n'est pas beaucoup si on le rapporte aux 970 épisodes connus de la série, mais cela représente quand même environ 570 pages... A priori, c'est nettement plus étoffé que l'enclave science-fictive dans la série des Aventures amoureuses de la belle Françoise AC-12, l'incomparable espionne canadienne-française (Éditions Bigalle), dont on ne connaît que quatre épisodes parus entre 1957 et 1960 environ.

Le premier épisode de l'intermède sf est le 650, Les saboteurs du Pionnier I. L'agent IXE-13 et ses équipiers sont largués dans l'espace en essayant de prévenir le sabotage par des ennemis du « premier vaisseau de l'espace », doté d'un équipage de cinq personnes. Mais c'est l'épisode suivant qui passe de la politique-fiction à la science-fiction franche. Il est intéressant de noter que cette plongée dans la science-fiction coïncide avec une augmentation du prix des fascicules, qui passe de 12 à 15 cents à partir du numéro 652. La publicité placardée en quatrième de couverture de ce numéro permet de subodorer à quelles pressions les Éditions Police-Journal réagissaient en modifiant leurs prix et le contenu de leur série phare. Le magazine Tintin était vendu chaque semaine, et en couleur. Des enquêtes menés durant les années 1970 ont permis d'évaluer que le gros du lectorat de ces fascicules était composé de jeunes adultes, mais Tintin attirait une partie de ces lecteurs, sans doute, ainsi que les lecteurs plus jeunes dont le nombre croissait avec quelques années de retard sur le pic de naissances du baby-boom. Les Éditions Police-Journal ont-elles voulu profiter de l'espace ouvert par le prix de vente de 20 cents l'exemplaire de Tintin, tout en offrant quelque chose d'un peu plus dans le vent que les sempiternelles aventures d'espionnage d'IXE-13?

Les aventures d'IXE-13 dans l'espace quittent rapidement le domaine du vraisemblable. Pour Pierre Daigneault, alias Saurel, l'espace interplanétaire est quelque chose d'assez flou et ses personnages croiseront de nombreux mondes habités. S'il est question de Vesta dans le numéro 652, empruntant le nom d'un véritable astéroïde, il est aussi question de mondes appelés Mona et Vani.

On pourrait même croire que le Pionnier I a changé de galaxie; un personnage déclare que les habitantes de Vesta « habitent une planète de notre Galaxie », dont elles sont les « reines ». Sur d'autres mondes, des extraterrestres parfois proches de créatures mythologiques se font la guerre, se livrent à des déprédations ou souffrent de l'oppression d'ennemis cruels. Jean Thibault et ses compagnons surmonteront les pièges des planètes inconnues, combattront des robots et vaincront souvent les oppresseurs, jouant les preux paladins en s'inscrivant dans une tradition qui remonte à Buck Rogers et Flash Gordon, si ce n'est pas au John Carter d'Edgar Rice Burroughs... Dans Les trois plaies d'Utano, un épisode qui a eu les honneurs d'une réédition dans IXE-13, les plus belles aventures de l'as des espions canadiens en 1981, ils viennent en aide aux habitants (qui mesurent trois pieds de haut) de la planète Utano. Pour ce faire, ils viendront à bout des vampires de l'espace avant d'affronter L'ermite de l'espace dans le numéro 658.

En effet, Pierre Daigneault et les Éditions Police-Journal ne laissent planer aucune ambiguïté sur leur choix de faire paraître des aventures de science-fiction. Aucune honte, aucune pudeur. Si les illustrations ne suffisaient pas à établir la nature des intrigues grâce à la multiplication de vaisseaux spatiaux et de créatures insolites, les titres le rappellent avec insistance. Cinq des dix-huit intitulés emploient le mot « espace » et trois autres parlent de planètes. Il est aussi question deux fois de déesses! Les autres titres invoquent monstres ou robots. Quant aux illustrations, que l'on doit selon toute vraisemblance à l'expérimenté André L'Archevêque (qui s'est depuis reconverti), elles combinent des fusées aux lignes souvent épurées, des créatures grotesques et des personnages affublés soit de scaphandres soit d'oripeaux tout droit sortis du space-opéra le plus traditionnel.

Le rôle aberrant (relativement aux normes de l'époque) des femmes est également une caractéristique récurrente de ces aventures spatiales. Dans la littérature de voyage et d'aventures, la présence de femmes fortes qui joue le rôle d'antagonistes remonte au moins à Circé l'enchanteresse. Il s'agit souvent de choquer en faisant intervenir des femmes qui ne sont pas à leur place accoutumée. Le texte accentue ainsi l'exotisme des cadres en offrant des retournements quasi bakhtiniens qui constituent autant de manières de distancer, et distancier, les lecteurs de leur réalité d'origine. (La tradition des voyages extraordinaires en compte de nombreux exemples, que l'on songe au royaume comique de Torelore dans la chantefable médiévale d'Aucassin et Nicolette ou au royaume décrit par Michel de Pure dans Épigone, histoire du siècle futur, en 1659.)

Dans La dictatrice de l'espace, quand IXE-13 rencontre l'immortelle Sagla, celle-ci lui annonce tout de go ses intentions et s'attire aussitôt un jugement expéditif de Thibault (p. 6):

— Je deviendrai la reine de tout l'univers, vous entendez? Je règnerai sur tous les peuples, toutes les planètes m'appartiendront.

— C'est une folle, pensa IXE-13.

Mais il s'agit justement d'établir que les personnages évoluent dans un monde qui, parce qu'il n'obéit pas aux règles en vigueur sur Terre, est bel et bien fou. Tout peut arriver.

Vieille et chenue quand elle fait son apparition, Sagla rajeunit en vampirisant une compagne d'IXE-13, ce qui justifie sans doute l'illustration de couverture. De plus, ce rajeunissement (doublé d'un embellissement notable) la classe désormais parmi les autres femmes désirables qui parsèment la série, déesses de Vesta ou déesse Vena... Plus maléfique que les autres, la dictatrice Sagla veut envahir la Terre, mais l'épisode 659 se termine par l'intervention des « policiers de l'espace de la police de Mars.»

En ce qui concerne les personnages humains, les illustrations de L'Archevêque alternent entre les femmes séduisantes (mais aux courbes sagement dissimulées) et les héros à la mâchoire prononcée et aux cheveux coupés en brosse. (Cela vous rappelle quelqu'un?) Mais ils ont assez rarement la vedette dans cette série d'aventures de sf, les monstres, les paysages spatiaux et les engins futuristes se partageant les honneurs. Pourtant, même si l'équipement des personnages de la couverture de Roi et maître de l'espace se veut sophistiqué, il rappelle plutôt ces passages de Forbidden Planet où les astronavigateurs utilisent des règles à calculer et des chartes... Tandis que l'assemblage d'une visière, d'un microphone et d'une antenne fait un peu penser à un masque de plongée sous-marine... Néanmoins, il s'agit peut-être d'un signal discret que le voyage de retour est entamé. IXE-13 et ses compagnons ont démontré qu'ils sont de taille à surmonter tous les obstacles, même dans l'espace; ils peuvent maintenant retrouver peu à peu leur monde familier. L'intervention de la police de Mars avait peut-être amorcé le mouvement en mettant un terme à la série de planètes entièrement imaginaires.

Dans l'épisode suivant, d'ailleurs, Jean Thibault renoue avec des manigances qui peuvent lui rappeler les intrigues de ses ennemis sur Terre. Un adversaire encore inconnu semble avoir recours à des agents provocateurs qu'il fait passer pour des Terriens afin d'attiser la révolte des mondes habités contre la Terre. Dans un roman d'espionnage, un complot de ce type aurait été le fait de quelque cerveau communiste dévoyé. Dans le contexte spatial, il est nécessairement le fait d'un extraterrestre, ce qui permet d'estomper les différends politiques proprement terriens. Désormais, IXE-13 et ses compagnons ne se battent plus en paladins chevaleresques et désintéressés, ils vont lutter pour sauver leur Terre natale!

Il n'est sans doute pas surprenant que la révélation de l'identité du commanditaire de ce coup monté apprend au lecteur que la personne responsable est une femme, la déesse Vena. Cette dernière est décrite comme étant arrivée — de Vénus, selon ses dires — sur la planète Ugorh dans un vaisseau de l'espace. Toutes les femmes d'Ugorh étaient des esclaves dont les filles, sauf une, étaient tuées à la naissance. Mais Vena possédait des « pouvoirs extraordinaires » et elle avait vite inspiré une sorte de culte (p. 2):

Véna savait se garder toujours jeune, touours très belle, toujours très aguichante.

Elle obligeait toutes les femmes à se voiler la figure et à porter des robes qui les cachaient de la tête aux pieds.

Elle, par contre, ne portait pratiquement rien. Ses longs cheveux d'un blond roux tombaient sur son dos.

Elle ne portait qu'un haut très court, et une jupe fait d'un matériel vaporeux et transparent.

Véna, « la plus belle femme de l'Univers », tentera de se servir de son pouvoir hypnotique pour convaincre un des comparses d'IXE-13 d'assassiner son chef, mais celui-ci échappera à l'attentat et renversera la situation en éliminant les robots qui sont les plus redoutables serviteurs de Vena. Pendant ce temps, les compagnes d'IXE-13 et de Marius Lamouche (le « colossal Marseillais », peuchère!) étaient retenues sur la planète Vangor qui est menacée par la désintégration d'Algar, la planète errante. Les ultimes aventures d'IXE-13 et de ses compagnons les mêleront aux affaires des planètes Zorta et Verta, mais ce ne sont que les derniers détours avant le retour sur Terre dans le numéro 667.


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