2018-06-24

 

Chroniques post-apo d'un poète ado

Les fictions post-apocalyptiques ne sont plus rares au Québec.  En fait, on pourrait même parler d'une véritable floraison depuis une dizaine d'années, qui compterait sur des titres de Véronique Drouin (Amblystome), Blais et Casséus (L'Esprit du temps) ou Mavrikakis (Oscar De Profundis).  J'avais d'ailleurs signalé précédemment un roman jeunesse d'une fraîcheur remarquable, Chroniques post-apocalyptiques d'une enfant sage d'Annie Bacon.

Cette fois, le filon nous vaut un autre roman jeunesse (pour des lecteurs un peu plus âgés que l'ouvrage de Bacon) d'une originalité détonante.  Dès la parution du Domaine des Sans-Yeux en 1989 et de Pellicules-Cités en 1992, Lazure avait habitué ses lecteurs à des ouvrages dont la liberté d'écriture se conjuguait à une grande fantaisie imaginative, à peine contenues dans les cadres des champs établis, que ce soient celui de la science-fiction ou de la fantasy.  Sa dernière parution remontait à 2011 en jeunesse, mais l'attente des amateurs aura été largement récompensée.  Cette fois, Lazure s'inspire du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki, des livres sacrés de plusieurs civilisations et de ses propres poèmes d'adolescence pour composer une singulière épopée post-apocalyptique.  Les Chroniques de l'Après-Terre (2018) nous convie à suivre quatre jeunes femmes dans une grande équipée qui ne fait pas les choses comme tout le monde...


La protagoniste, Joni, est une jeune scribe et copiste que sa grand-mère charge de rapporter deux textes en la possession d'un homme d'une cité lointaine, Kantar.  En chemin, Joni devra également recueillir des écrits produits par les peuples sur sa route, dont les Rebelles, Éclatants et Fkions qui se font pourtant la guerre depuis des siècles, après le Grand Chaos qui a mis fin au monde d'avant.  Joni sera accompagnée de trois jeunes femmes plus âgées et plus expérimentées qu'elle, Nico, Nina et Siouxsie, qui l'aideront à se rendre à bon port.

Ce sont les épisodes de leur odyssée qui enchantent, plus que l'aboutissement de la quête, ainsi que la structure de la narration.  Lazure a choisi de raconter l'équipée de ses héroïnes en enchaînant les relations par les personnes qu'elles croisent sur leur route et en intercalant des extraits des textes recueillis : mythes, légendes, poèmes sacrés...  Ceci lui permet de faire preuve d'une grande inventivité, ou du moins d'une grande érudition, en exploitant des traditions différentes et en imaginant des cadres d'une grande variété.  L'émerveillement naît de l'hétérogénéité même des péripéties, mais aussi du jeu avec des métaphysiques distinctes.  Joni et ses compagnes côtoient des mondes rêvés, doubles ou infinis, vivent des intermèdes fantastiques et survivent à des phénomènes inexplicables.

Lazure avait déjà esquissé le monde où évoluent ses personnages et il s'était déjà passionné pour les futures réminiscences de la culture populaire du vingtième siècle, ou, plus précisément, de la culture populaire des années 1970 et 1980, entre autres dans Pellicules-Cités.  Le souvenir de cette culture d'avant le Grand Chaos influence encore le monde de Joni [Mitchell, évidemment], mais ce monde a aussi ses traits propres.  Les quatre voyageuses se déplacent à dos de « chevadaire » et elles rencontrent d'antiques machines de guerre.  Si le récit touche à la science-fiction, il ne cesse de vouloir s'en affranchir, d'une manière pas si différente des productions récentes d'Élisabeth Vonarburg.

L'ouvrage de Lazure se termine sur une tentative d'échapper à la simple odyssée picaresque en faisant tomber ses personnages entre les mains d'une société patriarcale qui prépare l'invasion de la cité où habite l'homme que Joni a été chargée de rencontrer.  Du coup, on retombe dans les ficelles romanesques classiques.  Captives d'une société qui veut les réduire à des rôles de concubines et de mères (on songera ici au sort de certaines prisonnières de l'État islamique), Joni et ses amies doivent se libérer pour avertir les citadins de Kantar de la menace qui les guette, mais elles sont très mal accueillies.  Le dénouement est donc nettement plus convenu, mais il reste assez satisfaisant, car Lazure réserve à ses lecteurs quelques surprises supplémentaires.

Je crains un peu que cet ouvrage passe inaperçu, tellement il s'écarte des formats actuels de la littérature jeunesse, même dans les genres de l'imaginaire.  Mais si on veut suggérer à des lecteurs ouverts à des expériences inhabituelles quelque chose qui sort des sentiers battus par AdA et consorts, ce roman mérite d'être sur la liste.

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