2007-07-28
Iconographie de la SFCF (15)
Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle; (9) les couvertures de la série des aventures SF de l'agent IXE-13; (10) les couvertures de la micro-édition; (11) les couvertures des numéros 24; (12) les couvertures de fantasy; (13) une boule de feu historique; et (14) une petite histoire de l'horreur en français au Canada.
La modernité paradoxale du colonialisme
Si les romans de la route (road novels et récits de voyage romancés) jouissent d'une certaine antériorité au Canada francophone parce qu'ils sont subordonnés à la promotion de la colonisation de nouvelles terres, c'est sans doute la meilleure preuve de l'importance d'un projet pour l'appropriation du futur. Sans projet, on ne cherche pas à occuper le futur. Sans projet, on n'a pas besoin de faire la preuve qu'on maîtrise ce futur. Sans projet, on ne fait pas étalage d'objets futuristes pour établir qu'on maîtrise et occupe le futur...
Mais la preuve n'est pas décisive, car il faut aussi tenir compte de l'audience que peut obtenir un projet de société situé dans l'avenir. Il aurait été concevable qu'un certain auditoire canadien-français se souciât peu de gadgets futuristes. Dans le cas de la version agriculturiste du nationalisme canadien-français, l'accueil de certains projets allait de soi pour ceux qui avaient été élevés dans le culte du terroir, mais ils pouvaient s'accommoder de romans parfaitement prosaïques et contemporains, sans exiger la projection dans l'avenir — ce qu'ils ont souvent fait.
Il n'y avait pas non plus de prime au futurisme pour les tenants d'autres projets, mais les chantres du progrès commercial et industriel étaient moins valorisés par le consensus social de l'époque. C'est sans doute le nombre brut, donc, des romans régionalistes qui explique que, dans la masse, on en retrouve une poignée à avoir illustré l'avenir désiré, si ce n'était que pour bien marquer le contraste avec le discours progressiste contemporain.
Ainsi, de tous les ouvrages de fiction qui, au Canada francophone, imaginent un avenir local (et non des aventures si éloignées dans le temps ou dans l'espace que le destin du Canada français importe peu), il est à peu près impossible d'en trouver qui, avant 1960, subordonnent cet avenir à la réalisation d'un projet original, qu'il soit industriel ou libéral. La conquête du territoire demeure primordiale, ainsi que la pérennité d'un ordre social fondé sur la suprématie de l'Église catholique. La durabilité de l'idéal de la colonisation est démontrée par la persistance du motif longtemps après qu'il ait été battu en brèche soit par la réalité du manque de terres et de la transformation des pratiques agricoles soit par l'adoption de nouveaux idéaux par le Québec de la Révolution tranquille. Quand Denis Boucher signe Pionniers de la Baie James en 1978, associant le développement hydroélectrique du Nord québécois à l'arrivée de nouveaux défricheurs, il s'inscrit dans une longue lignée. Il n'est sans doute pas non plus innocent que l'illustration de couverture par Gabriel de Beney mette en vedette des moyens de transport modernes, véhicule tout-terrain genre Land Rover et hélicoptère.
Dans le même genre, on peut citer un autre roman pour jeunes, Titralak cadet de l'espace (1974) de Suzanne Martel, que j'ai déjà évoqué brièvement en raison de sa parution en 1974. J'aurais aussi pu l'inclure dans mon billet sur les soucoupes de la SFCF. Toutefois, le roman inclut une illustration intérieure bien plus parlante par Laury Constantineau. Aux commandes de son véhicule volant, Titralak le garçon extraterrestre s'est dirigé vers le « Grand Nord » pour intervenir sur un des « barrages géants où des rivières tumultueuses roulent leurs eaux furieuses ». Au moyen d'un rayon calorifique, il va réparer la faille qui menace la mise en marche de la future centrale et Martel souligne que c'est « toute une ville qu'on a créée ici, où des milliers d'hommes et de femmes, isolés dans la nature, s'efforcent de compléter une œuvre gigantesque : l'électrification d'un continent. » (p. 276) Martel semble faire allusion aux barrages de la Baie James, mais l'illustration rappelle plutôt le barrage de Manic 5. Ainsi, Martel réunit en une seule anecdote l'exploitation hydroélectrique du nord et un symbole du futurisme technologique qui vient au secours d'un autre, pour la plus grande gloire d'une entreprise nationale qu'il n'était même pas nécessaire d'identifier.
La même association de la colonisation du Nord et de moyens de transport modernes, voire futuristes, est évidente dans l'iconographie postérieure. En 1985, Jean-Pierre April signe Le Nord électrique et c'est un véhicule gigantesque qui incarne de la manière la plus imagée possible la dynamique du mouvement propre à l'expansion coloniale — une expression qui dénote à la fois une croissance et un mouvement. (La dimension sexuelle et fantasmatique d'une terre — le Nord canadien — qui s'offre à la pénétration d'une expansion en mouvement, passivité féminine attendant d'être découverte et façonnée par une imagination masculine, est notée par Ceri Morgan dans son essai « Le Nord électrique, Travel Book » paru dans Worlds of Wonder, qui cite April mettant lui-même cette lecture dans la bouche de l'héroïne du roman.) Je ne crois pas que ce soit un hasard qui permette de retrouver, sur une durée de quarante années, des ouvrages qui marient tout à la fois l'éloge de la mobilité technique moderne (chantée en son temps par les Futuristes), une entreprise d'appropriation du territoire pour en tirer de l'énergie et une entreprise plus large d'occupation du territoire. Les trois thèmes figuraient déjà dans Erres boréales d'Armand Grenier (alias Florent Laurin) : grand voyage en voiture ultra-moderne, harnachement des chutes de la rivière Hamilton et tournée des nouvelles fermes du Nord québécois. Ils ont leur place dans le roman de Boucher comme dans celui de Martel. Et si le roman de Jean-Pierre April subvertit les présupposés de cette thématique, il doit néanmoins les récapituler pour que sa critique soit compréhensible. Face aux revendications indigènes et à la dénatalité, entre autres, le projet nationaliste d'occupation du sol québécois n'était plus d'actualité.
Il a néanmoins été transposé par la suite dans l'espace. J'ai déjà consacré un essai à l'examen des romans de science-fiction pour jeunes qui, au Canada, ont tenté de renouveler le thème de la colonisation en transportant celle-ci sur d'autres mondes, mais l'entreprise d'occupation d'un autre monde n'est plus aussi évidente. Elle se heurte à des conflits avec les premiers occupants ou d'autres colonisateurs; elle fait des colons eux-mêmes des indigènes opposés aux métropoles d'origine, ou elle fait une plus grande place à la protection d'une biosphère souvent muette, mais qui ne peut plus être ignorée comme au temps des Armand Grenier et Denis Boucher. Cela n'empêche pas ces romans post-coloniaux de continuer à mettre en scène des moyens de transport inédits (dont le véhicule arachnoïde tout-terrain en page couverture des Nuages de Phœnix de Michèle Laframboise). Ainsi, en couverture de mon premier roman pour jeunes, Aller simple pour Saguenal, on retrouve en 1994 un appareil volant qui ressemble fort à une navette spatiale, qui était toujours (ou déjà) à la pointe de ce qui se faisait en astronautique à l'époque. L'illustration est de Jean-Pierre Normand, qui a aussi signé la couverture du Nord électrique et les couleurs de la couverture dessinée par Michèle Laframboise pour Les Nuages de Phœnix. De fait, les couvertures des romans pour jeunes post-coloniaux dont je parlais, souvent signées par Normand, illustrent une grande variété de véhicules.
L'inscription du nationalisme québécois dans le mouvement de la modernité est également visible dans quelques autres couvertures, mais la plus parlante est sans doute celle du recueil La Machine à explorer la fiction de Jean-Pierre April, paru en pleine année référendaire (mais en novembre, longtemps après le référendum du 20 mai). Emblème du futurisme architectural montréalais et symbole de l'aspiration québécoise à prendre son rang dans le monde, le stade olympique se transformait facilement en soucoupe volante, dans la veine des cités volantes de James Blish. Mais le récit d'April incorporait encore une fois une critique teintée de déception, car le titre fort blishien de la nouvelle ainsi illustrée, « Le vol de la ville », était à double détente. Néanmoins, en passant par le biais du voyage spatial pour formuler une satire très aubinienne, April exploitait volontairement sinon sciemment un motif déjà ancien et enracinait ses thèmes les plus actuels dans le passé. Le futur demeure malgré tout un enjeu crucial pour lui. Au risque de trahir celui-ci, il me semble que son attitude face à l'avenir, ce n'était pas qu'il soit impossible de le construire, mais bien qu'il soit impossible de le faire tenir dans les habits du présent. Les futurs conçus par April seront nécessairement plus ouverts, plus éclatés et moins prévisibles que les projets de société correspondant à des entreprises nationales. Mais si les visions nationalistes de l'avenir étaient étriquées, elles ont quand même encouragé quelques auteurs à s'approprier la modernité technologique pour rendre plus vraisemblables leurs espérances.
Ainsi, avant 1960, les deux principaux ouvrages construits autour d'un parcours routier restent associés à l'idéologie agriculturiste et régionaliste des milieux conservateurs au Québec. J'ai cru trouver un troisième roman de la route sous la forme du roman En quête d'espace et d'oubli d'Yvonne Levasseur et Émilienne Dostie (1947). Mais si le héros du roman voyage jusqu'en Colombie-Britannique pendant que sa femme est soignée à Montréal afin qu'elle se remette d'un terrible choc nerveux, le voyageur accomplit l'essentiel du périple en train. Certes, en Alberta et en Colombie-Britannique, des amis l'emmènent avec lui en voiture, mais les grandes distances sont couvertes en chemin de fer.
En anglais, on trouve quelques réminiscences désopilantes de grands voyages en voiture avant 1939 dans The Dog Who Wouldn't Be (1957) de Farley Mowat. (Pour se rendre de l'Ontario en Saskatchewan vers 1933, la famille Mowat passe justement par les États-Unis et Mowat cite les États de l'Ohio, du Minnesota, du Wisconsin, du Michigan et North Dakota, avant le retour en terre canadienne à Estevan, en Saskatchewan. L'ordre ne reflète pas l'itinéraire réel.) Toutefois, l'essentiel du livre traite d'un chien extraordinaire et, à travers les exploits de Mutt, la chronique de Mowat traite de l'enfance et du passage du temps. La sensibilité de Mowat rappelle beaucoup celle de Marcel Pagnol dans La gloire de mon père et Le château de ma mère; il y a des passages sur le départ à la chasse, l'incurie du père épris de cynégétique et l'amour du fils pour ce contact avec la nature qui permettent d'illuminer en retour les pages signées par Pagnol... Mowat décrit affectueusement les voyages effectués avec la Ford familiale sur les routes de l'Ouest au cœur de la Dépression, mais ces épisodes ponctuels ne suffisent pas à en faire un roman de la route.
C'est donc une paire de romans du milieu du siècle, Le Pays du Domaine (1938) de Joseph-Ulric Dumont et Erres boréales (1944) d'Armand Grenier qui sont les premiers à accorder un rôle central à un voyage en automobile. Mais ce ne sont pas des ouvrages surgis de nulle part et c'est particulièrement évident dans le cas du livre de Grenier...
En 1912, l'auteur étatsunien Carroll Livingston Riker avait fait paraître Power and control of the Gulf Stream; How it regulates the climates, heat and light of the world (New York, The Baker & Taylor Co.). Il s'agit d'un pamphlet d'une centaine de pages, vendu 2$ l'exemplaire, qui explique comment modérer le climat polaire et, en déviant le courant du Labrador, comment éliminer les perturbations atmosphériques causées par lui. Riker était un ingénieur aux réalisations parfois impressionnantes (le dragage du Potomac) et au cerveau fertile en propositions variées... Ce projet de réchauffement du nord s'inscrit dans une longue lignée d'idées semblables pour changer le climat ou réchauffer l'Arctique. Mais il inspire un auteur québécois un peu inattendu, Damase Potvin, plus connu pour sa défense d'une littérature régionaliste, enracinée dans le terroir canadien-français. Toutefois, Potvin a longtemps été un animateur de la Société des Arts, Sciences et Lettres de Québec, ce qui témoigne d'un certain intérêt pour les sciences et les techniques.
Dans un roman de politique-fiction, Le « Membre » (1916), Damase Potvin (sous le pseudonyme de Graindesel) imagine que des capitalistes étatsuniens désirent réaliser le projet de Riker (cité sous le nom de Livinston Ricker); pour ce faire, ils doivent toutefois obtenir les coudées franches au Labrador et ils décident donc de faire passer un projet de loi à leur convenance par le gouvernement du Québec, même s'il faut pour cela graisser des pattes et distribuer des pots-de-vin. Le bill devient loi, mais les tractations illicites sont dévoilées de manière à convaincre le député responsable de retourner dans son comté et de se remettre à la cultivation de la terre.
À la même époque, Potvin signera d'ailleurs une recension d'un autre ouvrage de politique-fiction, Similia Similibus d'Ulric Barthe. Dans le roman de Barthe, l'invasion prussienne n'est en fin de compte qu'un rêve. Il n'en va pas de même dans le roman de Potvin : le projet de Riker et des investisseurs new-yorkais est bien réel, et très concret — même si Potvin le ridiculise (cultiver des bananes au Labrador, est-ce bien crédible?). En principe, comme la loi voulue a été adoptée, le projet pourrait même aller de l'avant... Mais Potvin ne s'y intéresse pas. Après le passage du bill piégé, il n'en est plus question. Tout ce qui compte, c'est le dévoilement du rôle impardonnable du député soudoyé et son retrait de la politique au bénéfice d'un avenir fermier, en tant qu'honnête cultivateur de sa région.
Comme un personnage secondaire du nom de Lamirande joue un rôle dans le roman de Potvin, celui-ci rendrait peut-être hommage au roman Pour la patrie de Jules-Paul Tardivel, dont le héros s'appelle Joseph Lamirande. L'intertextualité de ces romans déclinant toutes les nuances du nationalisme territorial est confirmée par les liens qui les unissent et qui sont particulièrement flagrants dans le cas des romans de Potvin et Grenier.
Dans Le « Membre », Potvin fait intervenir un grand financier new yorkais, John C. Sharp (dont les prénoms doivent peut-être quelque chose à John Pierpont Morgan et John Davison Rockefeller), qui expose ses plans dans son bureau de Wall Street ainsi :
« Il suffirait donc, messieurs, pour accomplir cette véritable révolution géographique, cosmographique et météorologique, de construire une digue titanesque qui aurait, disons, 300 milles marins de longueur. Cette digue arrêterait dans sa course sous-marine et sournoise le courant dit du Labrador que l'on dirigerait tout de suite vers les régions tropicales qui, entre nous, ont grand besoin d'être rafraîchies un peu... Nous avons trouvé, au cours de savantes expériences, que la température de ce courant du Labrador est si forte qu'elle peut produire 2,000,000 tonnes de glace à la seconde... Les nègres du Putumayo et les indigènes de la Terre de Feu auraient donc à volonté de la crème à la glace pourvu, naturellement, que leurs vaches s'entendissent pour fournir la crème... » (p. 50)
Le dialogue entre les œuvres et les auteurs est une des caractéristiques les plus distinctives de la science-fiction, qui reproduit en cela le dialogue permanent instauré entre les chercheurs. C'est donc de manière très science-fictive que les personnages d'Armand Grenier dans Erres boréales répondent au projet de John C. Sharp (et de C. L. Riker), une trentaine d'années plus tôt. Dans le chapitre préliminaire, les compagnons de la Jeune-Laurentie déplorent à la fin de la Seconde Guerre mondiale le climat rigoureux du Québec :
« De cet anormal fléchissement thermique à la rencontre de nos côtes, ils dénoncèrent le grand coupable : le courant froid du Labrador, qui semble prendre à tâche de draîner [sic] éternellement le pôle et ses banquises le long de nos malheureux rivages. Opposez un digne obstacle à l'emportement de cette dérive gigantesque, enrayez, si vous pouvez, son cours, vous verrez remonter d'un bond démesuré vers le nord la zône [re-sic] de la grande végétation.
« Mais on n'aurait que faire d'une digue. Outre qu'elle fermerait la mer à la circulation maritime, elle bouleverserait toute l'économie physique de l'hémisphère boréale [sic] en faisant dévier par refoulement la direction de tous les autres grands courants marins interdépendants. En conséquence, les Jeunes-Laurentie proposèrent comme moyen à la fois plus inoffensif et plus efficace, plus économique et plus pratique, plus rapide et moins aléatoire, d'installer sous les détroits des réseaux d'appareils électriques qui élèveraient et maintiendraient à la température initiale du Gulf Stream la masse mouvante du grand courant polaire. » (p. 13)
Entre Potvin et Grenier, l'idée avait aussi été relayéee par Josaphat Benoit (1900-1976) dans Rois ou esclaves de la machine? Un siècle de progrès mécanique (1931), sans que l'on puisse savoir si Benoit l'avait puisée chez Potvin (qu'il côtoiera plus tard au Congrès de la langue française au Canada en 1937) ou, plus probablement, dans les discussions contemporaines des vulgarisateurs ou techniciens :
« On parle aussi de fertiliser le Sahara et de changer le climat de la région en y faisant descendre les eaux de la Méditerranéee; il est même question de tempérer certains climats en détournant les flots du Gulf-Stream, et ces projets ne nous font plus rire tant la machine est devenue puissante. » (p. 18)
Nous reconnaissons la seconde idée. La première idée inspirera aussi dans une certaine mesure le Défricheur de Hammada (1953) d'Armand Grenier, même si l'élément plus spécifique d'une inondation par la Méditerranée apparaissait déjà dans L'Invasion de la mer (1905) de Jules Verne, qui s'inspirait du projet Roudaire. D'ailleurs, Benoit note plus avant que « Jules Verne n'était pas mort que le génie moderne avait réalisé ses théories les plus impossibles et matérialiséees en un quart de siècle ses imaginations les plus hardies. » (p. 101)
De fait, Verne n'est jamais loin dans ces ouvrages et il contribue à nourrir leur intertextualité. En 1916, dans Le « Membre », Potvin l'invoque dans le contexte d'un vibrant discours prononcé par un politicien à l'occasion d'un banquet dans son comté, où il est question de l'avenir et de la croissance au Canada de la « colonie qu'y fonda Champlain » afin « de donner au monde le spectacle d'une autre France florissante et vigoureuse », grâce à l'annexion de l'Ungava, peut-être. L'auteur inclut une petite note en bas de page qui affirme avec une fausse ingénuité : « On n'a jamais pu savoir exactement si cette page que résumait Donat Mansot en guise de discours électoral à ses électeurs, a été écrite par Jules Verne ou par un ancien ministre de la province. » (p. 112)
En 1938, Dumont cite aussi Verne quand il évoque la rapidité de la voiture qui file sur les routes :
« La vitesse produit des sensations diverses selon le tempérament de l'individu mis à l'épreuve. Si certains s'en effraient, la plupart des fervents de l'auto se familiarisent avec elle et en font leurs délices. Ils ne songent pas aux dangers qu'elle comporte. Elle est de notre temps. Ne la voit-on pas pénétrer dans tous les domaines de l'activité humaine? Jules Verne dans "Maître du Monde" la fait pressentir, mais n'en prévoit pas une application aussi générale et aussi impérieuse. La vie moderne file comme une trombe dans l'espace. Cinématographiée, elle se montrerait comme un paysage tourmenté dont les arbres se courbent tordus vers le même point, où les eaux coulent en torrent et le ciel charrie la tempête. N'est-ce pas au milieu d'une semblable poussée que s'engagent toutes les tentatives pour attendre un objectif quelconque et non pour poursuivre un idéal? Il faut arriver. C'est le mot d'ordre. Et dans cette course vers l'inconnu qui attire, l'on marche à l'aveuglette, perdant même la notion du temps. » (pp. 108-109)
Dans Erres boréales, Grenier souligne souvent la vitesse de l'automobile qui emporte ses voyageurs vers le nord, dans son style inimitable : « L'auto s'abandonne maintenant d'à-plomb au fascinant appel des espaces; elle file son erre ailée en silant, sans heurt ni soubresaut, sur les souples semelles gyrantes de ses pneus pleins aux gélatineuses couleurs. » (p. 35)
La conquête de l'espace, et surtout de la distance, chez Verne est encore présente chez ces auteurs, mais elle est asservie à la conquête effective du sol, qui est l'aspect le plus concret de l'espace. Dans les livres de Dumont et Grenier, la conquête du sol s'assied sur l'exploitation du sous-sol et il y aurait tout un travail de comparaison à faire. Quand les personnages de Dumont visitent Rouyn et Noranda, ils notent les rues qui « sont pour la plupart pavées de pierre concassée où scintille la pyrite » (p. 150) tandis que la voie des chemins de fer futuristes de Grenier remplace « le mâchefer et le ballast » par « un cailloutis multicolore de nos plus châtoyants minerais de silice hydratée, de feldspath et d'alumine » (p. 43). Dans l'un et l'autre livre, on s'arrête pour admirer des machines, des fermes et des ponts, dont ceux de Tadoussac et de l'Île d'Orléans (prévu par la SFCF), qui est inauguré juste à temps pour que les voyageurs de Dumont le traversent, ce qui permet de dater l'action du roman de 1935 !
Ce sens du territoire à posséder jusque dans ses moindres miettes minérales s'estompera après la Seconde Guerre mondiale, puisque l'exploitation hydroélectrique subordonne les ressources du pays réel aux services qu'ils peuvent rendre dans les grandes agglomérations du sud. L'exploitation à sens unique, sans occupation concomitante du territoire, favorise sans doute les revendications par d'autres, comme chez April, et va libérer la science-fiction de la fin du siècle, lui permettant de s'envoler pour d'autres mondes.
La modernité paradoxale du colonialisme
Si les romans de la route (road novels et récits de voyage romancés) jouissent d'une certaine antériorité au Canada francophone parce qu'ils sont subordonnés à la promotion de la colonisation de nouvelles terres, c'est sans doute la meilleure preuve de l'importance d'un projet pour l'appropriation du futur. Sans projet, on ne cherche pas à occuper le futur. Sans projet, on n'a pas besoin de faire la preuve qu'on maîtrise ce futur. Sans projet, on ne fait pas étalage d'objets futuristes pour établir qu'on maîtrise et occupe le futur...
Mais la preuve n'est pas décisive, car il faut aussi tenir compte de l'audience que peut obtenir un projet de société situé dans l'avenir. Il aurait été concevable qu'un certain auditoire canadien-français se souciât peu de gadgets futuristes. Dans le cas de la version agriculturiste du nationalisme canadien-français, l'accueil de certains projets allait de soi pour ceux qui avaient été élevés dans le culte du terroir, mais ils pouvaient s'accommoder de romans parfaitement prosaïques et contemporains, sans exiger la projection dans l'avenir — ce qu'ils ont souvent fait.
Il n'y avait pas non plus de prime au futurisme pour les tenants d'autres projets, mais les chantres du progrès commercial et industriel étaient moins valorisés par le consensus social de l'époque. C'est sans doute le nombre brut, donc, des romans régionalistes qui explique que, dans la masse, on en retrouve une poignée à avoir illustré l'avenir désiré, si ce n'était que pour bien marquer le contraste avec le discours progressiste contemporain.
Ainsi, de tous les ouvrages de fiction qui, au Canada francophone, imaginent un avenir local (et non des aventures si éloignées dans le temps ou dans l'espace que le destin du Canada français importe peu), il est à peu près impossible d'en trouver qui, avant 1960, subordonnent cet avenir à la réalisation d'un projet original, qu'il soit industriel ou libéral. La conquête du territoire demeure primordiale, ainsi que la pérennité d'un ordre social fondé sur la suprématie de l'Église catholique. La durabilité de l'idéal de la colonisation est démontrée par la persistance du motif longtemps après qu'il ait été battu en brèche soit par la réalité du manque de terres et de la transformation des pratiques agricoles soit par l'adoption de nouveaux idéaux par le Québec de la Révolution tranquille. Quand Denis Boucher signe Pionniers de la Baie James en 1978, associant le développement hydroélectrique du Nord québécois à l'arrivée de nouveaux défricheurs, il s'inscrit dans une longue lignée. Il n'est sans doute pas non plus innocent que l'illustration de couverture par Gabriel de Beney mette en vedette des moyens de transport modernes, véhicule tout-terrain genre Land Rover et hélicoptère.
Dans le même genre, on peut citer un autre roman pour jeunes, Titralak cadet de l'espace (1974) de Suzanne Martel, que j'ai déjà évoqué brièvement en raison de sa parution en 1974. J'aurais aussi pu l'inclure dans mon billet sur les soucoupes de la SFCF. Toutefois, le roman inclut une illustration intérieure bien plus parlante par Laury Constantineau. Aux commandes de son véhicule volant, Titralak le garçon extraterrestre s'est dirigé vers le « Grand Nord » pour intervenir sur un des « barrages géants où des rivières tumultueuses roulent leurs eaux furieuses ». Au moyen d'un rayon calorifique, il va réparer la faille qui menace la mise en marche de la future centrale et Martel souligne que c'est « toute une ville qu'on a créée ici, où des milliers d'hommes et de femmes, isolés dans la nature, s'efforcent de compléter une œuvre gigantesque : l'électrification d'un continent. » (p. 276) Martel semble faire allusion aux barrages de la Baie James, mais l'illustration rappelle plutôt le barrage de Manic 5. Ainsi, Martel réunit en une seule anecdote l'exploitation hydroélectrique du nord et un symbole du futurisme technologique qui vient au secours d'un autre, pour la plus grande gloire d'une entreprise nationale qu'il n'était même pas nécessaire d'identifier.
La même association de la colonisation du Nord et de moyens de transport modernes, voire futuristes, est évidente dans l'iconographie postérieure. En 1985, Jean-Pierre April signe Le Nord électrique et c'est un véhicule gigantesque qui incarne de la manière la plus imagée possible la dynamique du mouvement propre à l'expansion coloniale — une expression qui dénote à la fois une croissance et un mouvement. (La dimension sexuelle et fantasmatique d'une terre — le Nord canadien — qui s'offre à la pénétration d'une expansion en mouvement, passivité féminine attendant d'être découverte et façonnée par une imagination masculine, est notée par Ceri Morgan dans son essai « Le Nord électrique, Travel Book » paru dans Worlds of Wonder, qui cite April mettant lui-même cette lecture dans la bouche de l'héroïne du roman.) Je ne crois pas que ce soit un hasard qui permette de retrouver, sur une durée de quarante années, des ouvrages qui marient tout à la fois l'éloge de la mobilité technique moderne (chantée en son temps par les Futuristes), une entreprise d'appropriation du territoire pour en tirer de l'énergie et une entreprise plus large d'occupation du territoire. Les trois thèmes figuraient déjà dans Erres boréales d'Armand Grenier (alias Florent Laurin) : grand voyage en voiture ultra-moderne, harnachement des chutes de la rivière Hamilton et tournée des nouvelles fermes du Nord québécois. Ils ont leur place dans le roman de Boucher comme dans celui de Martel. Et si le roman de Jean-Pierre April subvertit les présupposés de cette thématique, il doit néanmoins les récapituler pour que sa critique soit compréhensible. Face aux revendications indigènes et à la dénatalité, entre autres, le projet nationaliste d'occupation du sol québécois n'était plus d'actualité.
Il a néanmoins été transposé par la suite dans l'espace. J'ai déjà consacré un essai à l'examen des romans de science-fiction pour jeunes qui, au Canada, ont tenté de renouveler le thème de la colonisation en transportant celle-ci sur d'autres mondes, mais l'entreprise d'occupation d'un autre monde n'est plus aussi évidente. Elle se heurte à des conflits avec les premiers occupants ou d'autres colonisateurs; elle fait des colons eux-mêmes des indigènes opposés aux métropoles d'origine, ou elle fait une plus grande place à la protection d'une biosphère souvent muette, mais qui ne peut plus être ignorée comme au temps des Armand Grenier et Denis Boucher. Cela n'empêche pas ces romans post-coloniaux de continuer à mettre en scène des moyens de transport inédits (dont le véhicule arachnoïde tout-terrain en page couverture des Nuages de Phœnix de Michèle Laframboise). Ainsi, en couverture de mon premier roman pour jeunes, Aller simple pour Saguenal, on retrouve en 1994 un appareil volant qui ressemble fort à une navette spatiale, qui était toujours (ou déjà) à la pointe de ce qui se faisait en astronautique à l'époque. L'illustration est de Jean-Pierre Normand, qui a aussi signé la couverture du Nord électrique et les couleurs de la couverture dessinée par Michèle Laframboise pour Les Nuages de Phœnix. De fait, les couvertures des romans pour jeunes post-coloniaux dont je parlais, souvent signées par Normand, illustrent une grande variété de véhicules.
L'inscription du nationalisme québécois dans le mouvement de la modernité est également visible dans quelques autres couvertures, mais la plus parlante est sans doute celle du recueil La Machine à explorer la fiction de Jean-Pierre April, paru en pleine année référendaire (mais en novembre, longtemps après le référendum du 20 mai). Emblème du futurisme architectural montréalais et symbole de l'aspiration québécoise à prendre son rang dans le monde, le stade olympique se transformait facilement en soucoupe volante, dans la veine des cités volantes de James Blish. Mais le récit d'April incorporait encore une fois une critique teintée de déception, car le titre fort blishien de la nouvelle ainsi illustrée, « Le vol de la ville », était à double détente. Néanmoins, en passant par le biais du voyage spatial pour formuler une satire très aubinienne, April exploitait volontairement sinon sciemment un motif déjà ancien et enracinait ses thèmes les plus actuels dans le passé. Le futur demeure malgré tout un enjeu crucial pour lui. Au risque de trahir celui-ci, il me semble que son attitude face à l'avenir, ce n'était pas qu'il soit impossible de le construire, mais bien qu'il soit impossible de le faire tenir dans les habits du présent. Les futurs conçus par April seront nécessairement plus ouverts, plus éclatés et moins prévisibles que les projets de société correspondant à des entreprises nationales. Mais si les visions nationalistes de l'avenir étaient étriquées, elles ont quand même encouragé quelques auteurs à s'approprier la modernité technologique pour rendre plus vraisemblables leurs espérances.
Ainsi, avant 1960, les deux principaux ouvrages construits autour d'un parcours routier restent associés à l'idéologie agriculturiste et régionaliste des milieux conservateurs au Québec. J'ai cru trouver un troisième roman de la route sous la forme du roman En quête d'espace et d'oubli d'Yvonne Levasseur et Émilienne Dostie (1947). Mais si le héros du roman voyage jusqu'en Colombie-Britannique pendant que sa femme est soignée à Montréal afin qu'elle se remette d'un terrible choc nerveux, le voyageur accomplit l'essentiel du périple en train. Certes, en Alberta et en Colombie-Britannique, des amis l'emmènent avec lui en voiture, mais les grandes distances sont couvertes en chemin de fer.
En anglais, on trouve quelques réminiscences désopilantes de grands voyages en voiture avant 1939 dans The Dog Who Wouldn't Be (1957) de Farley Mowat. (Pour se rendre de l'Ontario en Saskatchewan vers 1933, la famille Mowat passe justement par les États-Unis et Mowat cite les États de l'Ohio, du Minnesota, du Wisconsin, du Michigan et North Dakota, avant le retour en terre canadienne à Estevan, en Saskatchewan. L'ordre ne reflète pas l'itinéraire réel.) Toutefois, l'essentiel du livre traite d'un chien extraordinaire et, à travers les exploits de Mutt, la chronique de Mowat traite de l'enfance et du passage du temps. La sensibilité de Mowat rappelle beaucoup celle de Marcel Pagnol dans La gloire de mon père et Le château de ma mère; il y a des passages sur le départ à la chasse, l'incurie du père épris de cynégétique et l'amour du fils pour ce contact avec la nature qui permettent d'illuminer en retour les pages signées par Pagnol... Mowat décrit affectueusement les voyages effectués avec la Ford familiale sur les routes de l'Ouest au cœur de la Dépression, mais ces épisodes ponctuels ne suffisent pas à en faire un roman de la route.
C'est donc une paire de romans du milieu du siècle, Le Pays du Domaine (1938) de Joseph-Ulric Dumont et Erres boréales (1944) d'Armand Grenier qui sont les premiers à accorder un rôle central à un voyage en automobile. Mais ce ne sont pas des ouvrages surgis de nulle part et c'est particulièrement évident dans le cas du livre de Grenier...
En 1912, l'auteur étatsunien Carroll Livingston Riker avait fait paraître Power and control of the Gulf Stream; How it regulates the climates, heat and light of the world (New York, The Baker & Taylor Co.). Il s'agit d'un pamphlet d'une centaine de pages, vendu 2$ l'exemplaire, qui explique comment modérer le climat polaire et, en déviant le courant du Labrador, comment éliminer les perturbations atmosphériques causées par lui. Riker était un ingénieur aux réalisations parfois impressionnantes (le dragage du Potomac) et au cerveau fertile en propositions variées... Ce projet de réchauffement du nord s'inscrit dans une longue lignée d'idées semblables pour changer le climat ou réchauffer l'Arctique. Mais il inspire un auteur québécois un peu inattendu, Damase Potvin, plus connu pour sa défense d'une littérature régionaliste, enracinée dans le terroir canadien-français. Toutefois, Potvin a longtemps été un animateur de la Société des Arts, Sciences et Lettres de Québec, ce qui témoigne d'un certain intérêt pour les sciences et les techniques.
Dans un roman de politique-fiction, Le « Membre » (1916), Damase Potvin (sous le pseudonyme de Graindesel) imagine que des capitalistes étatsuniens désirent réaliser le projet de Riker (cité sous le nom de Livinston Ricker); pour ce faire, ils doivent toutefois obtenir les coudées franches au Labrador et ils décident donc de faire passer un projet de loi à leur convenance par le gouvernement du Québec, même s'il faut pour cela graisser des pattes et distribuer des pots-de-vin. Le bill devient loi, mais les tractations illicites sont dévoilées de manière à convaincre le député responsable de retourner dans son comté et de se remettre à la cultivation de la terre.
À la même époque, Potvin signera d'ailleurs une recension d'un autre ouvrage de politique-fiction, Similia Similibus d'Ulric Barthe. Dans le roman de Barthe, l'invasion prussienne n'est en fin de compte qu'un rêve. Il n'en va pas de même dans le roman de Potvin : le projet de Riker et des investisseurs new-yorkais est bien réel, et très concret — même si Potvin le ridiculise (cultiver des bananes au Labrador, est-ce bien crédible?). En principe, comme la loi voulue a été adoptée, le projet pourrait même aller de l'avant... Mais Potvin ne s'y intéresse pas. Après le passage du bill piégé, il n'en est plus question. Tout ce qui compte, c'est le dévoilement du rôle impardonnable du député soudoyé et son retrait de la politique au bénéfice d'un avenir fermier, en tant qu'honnête cultivateur de sa région.
Comme un personnage secondaire du nom de Lamirande joue un rôle dans le roman de Potvin, celui-ci rendrait peut-être hommage au roman Pour la patrie de Jules-Paul Tardivel, dont le héros s'appelle Joseph Lamirande. L'intertextualité de ces romans déclinant toutes les nuances du nationalisme territorial est confirmée par les liens qui les unissent et qui sont particulièrement flagrants dans le cas des romans de Potvin et Grenier.
Dans Le « Membre », Potvin fait intervenir un grand financier new yorkais, John C. Sharp (dont les prénoms doivent peut-être quelque chose à John Pierpont Morgan et John Davison Rockefeller), qui expose ses plans dans son bureau de Wall Street ainsi :
« Il suffirait donc, messieurs, pour accomplir cette véritable révolution géographique, cosmographique et météorologique, de construire une digue titanesque qui aurait, disons, 300 milles marins de longueur. Cette digue arrêterait dans sa course sous-marine et sournoise le courant dit du Labrador que l'on dirigerait tout de suite vers les régions tropicales qui, entre nous, ont grand besoin d'être rafraîchies un peu... Nous avons trouvé, au cours de savantes expériences, que la température de ce courant du Labrador est si forte qu'elle peut produire 2,000,000 tonnes de glace à la seconde... Les nègres du Putumayo et les indigènes de la Terre de Feu auraient donc à volonté de la crème à la glace pourvu, naturellement, que leurs vaches s'entendissent pour fournir la crème... » (p. 50)
Le dialogue entre les œuvres et les auteurs est une des caractéristiques les plus distinctives de la science-fiction, qui reproduit en cela le dialogue permanent instauré entre les chercheurs. C'est donc de manière très science-fictive que les personnages d'Armand Grenier dans Erres boréales répondent au projet de John C. Sharp (et de C. L. Riker), une trentaine d'années plus tôt. Dans le chapitre préliminaire, les compagnons de la Jeune-Laurentie déplorent à la fin de la Seconde Guerre mondiale le climat rigoureux du Québec :
« De cet anormal fléchissement thermique à la rencontre de nos côtes, ils dénoncèrent le grand coupable : le courant froid du Labrador, qui semble prendre à tâche de draîner [sic] éternellement le pôle et ses banquises le long de nos malheureux rivages. Opposez un digne obstacle à l'emportement de cette dérive gigantesque, enrayez, si vous pouvez, son cours, vous verrez remonter d'un bond démesuré vers le nord la zône [re-sic] de la grande végétation.
« Mais on n'aurait que faire d'une digue. Outre qu'elle fermerait la mer à la circulation maritime, elle bouleverserait toute l'économie physique de l'hémisphère boréale [sic] en faisant dévier par refoulement la direction de tous les autres grands courants marins interdépendants. En conséquence, les Jeunes-Laurentie proposèrent comme moyen à la fois plus inoffensif et plus efficace, plus économique et plus pratique, plus rapide et moins aléatoire, d'installer sous les détroits des réseaux d'appareils électriques qui élèveraient et maintiendraient à la température initiale du Gulf Stream la masse mouvante du grand courant polaire. » (p. 13)
Entre Potvin et Grenier, l'idée avait aussi été relayéee par Josaphat Benoit (1900-1976) dans Rois ou esclaves de la machine? Un siècle de progrès mécanique (1931), sans que l'on puisse savoir si Benoit l'avait puisée chez Potvin (qu'il côtoiera plus tard au Congrès de la langue française au Canada en 1937) ou, plus probablement, dans les discussions contemporaines des vulgarisateurs ou techniciens :
« On parle aussi de fertiliser le Sahara et de changer le climat de la région en y faisant descendre les eaux de la Méditerranéee; il est même question de tempérer certains climats en détournant les flots du Gulf-Stream, et ces projets ne nous font plus rire tant la machine est devenue puissante. » (p. 18)
Nous reconnaissons la seconde idée. La première idée inspirera aussi dans une certaine mesure le Défricheur de Hammada (1953) d'Armand Grenier, même si l'élément plus spécifique d'une inondation par la Méditerranée apparaissait déjà dans L'Invasion de la mer (1905) de Jules Verne, qui s'inspirait du projet Roudaire. D'ailleurs, Benoit note plus avant que « Jules Verne n'était pas mort que le génie moderne avait réalisé ses théories les plus impossibles et matérialiséees en un quart de siècle ses imaginations les plus hardies. » (p. 101)
De fait, Verne n'est jamais loin dans ces ouvrages et il contribue à nourrir leur intertextualité. En 1916, dans Le « Membre », Potvin l'invoque dans le contexte d'un vibrant discours prononcé par un politicien à l'occasion d'un banquet dans son comté, où il est question de l'avenir et de la croissance au Canada de la « colonie qu'y fonda Champlain » afin « de donner au monde le spectacle d'une autre France florissante et vigoureuse », grâce à l'annexion de l'Ungava, peut-être. L'auteur inclut une petite note en bas de page qui affirme avec une fausse ingénuité : « On n'a jamais pu savoir exactement si cette page que résumait Donat Mansot en guise de discours électoral à ses électeurs, a été écrite par Jules Verne ou par un ancien ministre de la province. » (p. 112)
En 1938, Dumont cite aussi Verne quand il évoque la rapidité de la voiture qui file sur les routes :
« La vitesse produit des sensations diverses selon le tempérament de l'individu mis à l'épreuve. Si certains s'en effraient, la plupart des fervents de l'auto se familiarisent avec elle et en font leurs délices. Ils ne songent pas aux dangers qu'elle comporte. Elle est de notre temps. Ne la voit-on pas pénétrer dans tous les domaines de l'activité humaine? Jules Verne dans "Maître du Monde" la fait pressentir, mais n'en prévoit pas une application aussi générale et aussi impérieuse. La vie moderne file comme une trombe dans l'espace. Cinématographiée, elle se montrerait comme un paysage tourmenté dont les arbres se courbent tordus vers le même point, où les eaux coulent en torrent et le ciel charrie la tempête. N'est-ce pas au milieu d'une semblable poussée que s'engagent toutes les tentatives pour attendre un objectif quelconque et non pour poursuivre un idéal? Il faut arriver. C'est le mot d'ordre. Et dans cette course vers l'inconnu qui attire, l'on marche à l'aveuglette, perdant même la notion du temps. » (pp. 108-109)
Dans Erres boréales, Grenier souligne souvent la vitesse de l'automobile qui emporte ses voyageurs vers le nord, dans son style inimitable : « L'auto s'abandonne maintenant d'à-plomb au fascinant appel des espaces; elle file son erre ailée en silant, sans heurt ni soubresaut, sur les souples semelles gyrantes de ses pneus pleins aux gélatineuses couleurs. » (p. 35)
La conquête de l'espace, et surtout de la distance, chez Verne est encore présente chez ces auteurs, mais elle est asservie à la conquête effective du sol, qui est l'aspect le plus concret de l'espace. Dans les livres de Dumont et Grenier, la conquête du sol s'assied sur l'exploitation du sous-sol et il y aurait tout un travail de comparaison à faire. Quand les personnages de Dumont visitent Rouyn et Noranda, ils notent les rues qui « sont pour la plupart pavées de pierre concassée où scintille la pyrite » (p. 150) tandis que la voie des chemins de fer futuristes de Grenier remplace « le mâchefer et le ballast » par « un cailloutis multicolore de nos plus châtoyants minerais de silice hydratée, de feldspath et d'alumine » (p. 43). Dans l'un et l'autre livre, on s'arrête pour admirer des machines, des fermes et des ponts, dont ceux de Tadoussac et de l'Île d'Orléans (prévu par la SFCF), qui est inauguré juste à temps pour que les voyageurs de Dumont le traversent, ce qui permet de dater l'action du roman de 1935 !
Ce sens du territoire à posséder jusque dans ses moindres miettes minérales s'estompera après la Seconde Guerre mondiale, puisque l'exploitation hydroélectrique subordonne les ressources du pays réel aux services qu'ils peuvent rendre dans les grandes agglomérations du sud. L'exploitation à sens unique, sans occupation concomitante du territoire, favorise sans doute les revendications par d'autres, comme chez April, et va libérer la science-fiction de la fin du siècle, lui permettant de s'envoler pour d'autres mondes.