2006-05-29

 

La sauvagerie est l'avenir de l'homme

Après la thèse, la démonstration.

Un dimanche, en temps normal, l'Université York est déjà un endroit isolé dans la banlieue intermédiaire de Toronto. Mais, un lundi de grève sauvage des transports en commun, l'isolement de l'Université York est établi aussi complètement qu'on pourrait le souhaiter.

N'ayant pas de raison particulière de payer pour un taxi, j'ai donc marché. Une heure et demie plus tard, j'étais à l'université et la première séance de la SCHPS n'était même pas terminée.

Dois-je dire en toutes lettres que le congrès 2006 des sciences sociales et humaines à l'Université York m'aura laissé le pire souvenir de tous les congrès de la Fédération auxquels j'ai assisté depuis une dizaine d'années? Toute l'organisation des lieux laissait à désirer. Qui donc a eu l'idée de dresser les kiosques des éditeurs universitaires dans le centre commercial du campus, les coinçant entre les alignements de restaurants et autres commerces? Qui donc a décidé d'entasser les autres dans la librairie attenante? Ces lieux étaient trop passants ou exigus, n'inclinant nullement à la flânerie et au bouquinage. Les tables des sociétés savantes étaient disposées à l'écart, et à l'étage. Quant aux ordinateurs qui auraient permis d'accéder à internet, ils étaient cachés dans quelques recoins choisis, comme des œufs de Pâques, tandis que de nombreux postes plus en évidence n'acceptaient pas les comptes temporaires distribués aux congressistes.

En ce qui concerne la SCHPS, elle avait été reléguée dans les salles pas même contiguës au fin fond d'un collège dont les couloirs et les escaliers formaient un véritable dédale tridimensionnel. Il fallait passer par un tel nombre de portes successives que le responsable du fléchage a invoqué les mânes de Maxwell Smart...

Bref, je ne vois qu'une solution. Maintenant que Toronto est fusionnée et inclut l'Université York à l'intérieur de ses frontières municipales, celle-ci n'a plus de raison d'être. L'ancienne ville de York n'existe plus. Il faudrait donc annexer l'université à l'Université de Toronto pour en faire un campus satellite comme ceux d'Erindale et de Scarborough. On pourrait d'ailleurs faire comme à Paris : il y aurait Toronto I au centre-ville, Toronto II (York), Toronto III (Scarborough), Toronto IV (Erindale), Toronto V (Glendon), und so weiter... Une ville, une université, c'est logique, non?

Ainsi, l'Université York n'aurait plus jamais l'occasion d'héberger le congrès de la Fédération canadienne des sciences humaines, car si l'Université de Toronto l'accueillait de nouveau, ce serait nécessairement au campus principal du centre-ville, à proximité de la gare, du terminus des autobus, de la plupart des hôtels, du plus grand choix de restaurants...

Néanmoins, j'ai pu assister à une excellente séance avant d'être obligé de repartir tôt, pour ne pas manquer mon train. Elle réunissait des communications sur les pratiques scientifiques et leur construction dans des cadres institutionnels.

Dans une communication intitulée « Colonial Collecting: Science and Slavery in Hans Sloane's Natural History of Jamaica », James Delbourgo de McGill s'est penché sur un planteur anglais en Jamaïque au tournant du XVIIIe s. Son ouvrage ouvertement consacré à l'histoire naturelle, paru en deux volumes en 1707 et 1725, inclut (incongrûment, selon nos critères contemporains) des passages sur l'esclavage des Noirs en Jamaïque et sur les moyens utilisés pour les maintenir en esclavage (punitions, mauvais traitements). S'agit-il d'une curiosité destinée à élucider des faits relatifs à la nature humaine ou aux différences entre les humains? Ou s'agit-il d'une curiosité qui se contente d'enregistrer des curiosités de la nature?

L'intérêt du collectionneur colonial pour des objets aussi anodins que la sacoche d'un voyageur qui a traversé sans encombre une contrée hantée par les esclaves en fuite me semble témoigner d'une curiosité plus instinctive qu'autre chose. Mais la question est posée : comment faut-il interpréter de tels textes, rédigés avant que les débats abolitionnistes injectent une dimension politique dans toute description de l'esclavage? (Cinquante ans plus tard, l'ouvrage de Sloane sera cité par les abolitionnistes, mais l'auteur ne s'est pas vraiment révélé dans ses écrits...)

Ensuite, Nicolas Lesté-Lasserre a fait une communication intitulée « L'Astronomie pratique au XVIIIe siècle, une forme d'aristocratie ». Il s'est intéressé à ce que nous savons de la dernière expédition de l'abbé Jean Chappe d'Auteroche, oncle de l'inventeur du sémaphore, Claude Chappe. Arriviste et perfectionniste, Chappe s'était rendu à Tobolsk en Sibérie pour observer le passage de Vénus devant le Soleil en 1761; il récidive en 1769 pour observer le nouveau passage de Vénus, dernier du genre avant 1874... (Ces observations devaient permettre de déterminer la distance entre la Terre et le Soleil.) Cette fois, il se rend en Baja California, à San José del Cabo. Malgré la menace d'une épidémie de vomito negro, Chappe s'installe et procède aux observations promises avant d'être fauché par la fièvre jaune redoutée.

Lesté-Lasserre suggère que le savoir-faire de l'astronome, minutieusement décrit par Chappe, est comparable au savoir-faire de l'artiste mais non à celui de l'ouvrier ou de l'artisan, parce que les premiers sont seuls capables de juger de la qualité de leur travail et parce qu'ils sont plus libres d'expérimenter que les travailleurs soumis à la répétition sans fin des mêmes gestes. Mais pour donner une portée générale aux descriptions de Chappe, il faut supposer qu'il est exceptionnel non par le soin qu'il apporte à ses observations mais par son témoignage écrit...

Enfin, Mina Kleiche Dray a parlé du développement des savoirs scientifiques et techniques (et en particulier du cas de la chimie) dans le cadre du Mexique de 1821 à 1970 environ, en identifiant plusieurs temps forts.

J'ai retenu la tentative libérale, entre 1833 et 1843, de substituer un enseignement laïque à l'enseignement clérical antérieur, qui peut se comparer à des tentatives similaires au Canada français. La prise du pouvoir par le général Santa Ana sonne le glas de cette réforme, mais Benito Juárez renoue avec la tradition libérale en laïcisant l'enseignement et en faisant de la chimie une science qui doit faire partie de la culture générale au même titre que les humanités. La chimie est donc enseignée dans les institutions supérieures tout en demeurant l'auxiliaire des médecins et des ingénieurs. Après la Révolution mexicaine (1910-1920), le progrès social passe par l'éducation du peuple. L'École des industries chimiques est fondée en 1915-1916 pour former des chimistes industriels et pour donner une relève aux nombreux professeurs européens qui ont été rappelés en Europe à cause de la guerre. Il s'agit aussi de trouver des substituts aux produits d'importation qui font défaut pour la même raison... Mais cette École dite de Tacuba est très vite absorbée en 1917 par l'Université, qui en fait une Faculté des sciences chimiques dont sortent surtout des chimistes pharmaciens et des chimistes industriels.

La nationalisation de l'industrie pétrolière et les contrecoups d'une autre guerre mondiale permettent ensuite au gouvernement Cárdenas de relancer l'enseignement scientifique et technique en créant entre autres l'Instituto Politécnico Nacional de México (1937), sur le modèle du Conservatoire national des Arts et Métiers en France. Dray évoque ensuite l'épopée de Syntex, dont les chimistes jouent un grand rôle dans le développement des hormones de synthèse, en particulier Russell Marker qui isole le précurseur voulu dans la racine de la Dioscorea mexicana, ou « cabeza de negro », une sorte de patate douce trouvée dans la région de Veracruz — sur l'histoire de Syntex, voir ce document (.PDF).

La fondation du CONACYT en 1970 termine la présentation. Les chimistes doivent s'effacer quelque peu, éclipsés par les physiciens et les médecins.

Dans le train, j'ai terminé ma lecture d'Oryx and Crake, le roman de sf d'Atwood. L'ouvrage relève d'un sous-genre en pleine expansion ces derniers temps. La civilisation occidentale est assiégée par des nihilistes de l'extérieur, qui rejettent les Lumières et tout ce que l'Occident a pu réaliser dans les arts et dans les sciences, mais aussi par des nihilistes de l'intérieur, qui ne trouvent rien d'estimable dans ces mêmes réalisations ou dans les transformations de la société sécularisée de l'Occident. En France, Houellebecq est le misanthrope en chef. Au Canada, Atwood se porte candidate au même poste.

Si la misanthropie de Houellebecq se teinte de misogynie, la misandrie n'est jamais loin chez Atwood, même si elle est moins ouverte. Il suffit cependant de gratter un peu. Des trois personnages principaux d'Oryx and Crake, deux sont des hommes et l'autre une femme. Le narrateur, Jimmy alias Snowman, est un coureur impénitent, beau parleur qui profite sans honte des femmes en mal de plaisir ou de simple estime de soi. Son ami Crake est hyper-intelligent, un cérébral quasi asexué, et par conséquent froid, calculateur et capable d'envisager l'euthanasie de l'humanité pour son propre bien. Ces deux polarités de la gent masculine se retrouvaient évidemment dans Les Particules élémentaires de Houellebecq, mais celui-ci les traitait avec beaucoup plus de compréhension et même de tendresse. Atwood, elle, ne dépasse pas beaucoup les clichés féministes qui partagent les hommes entre ces deux extrêmes de la masculinité, gouvernée soit par la raison soit par la passion du sexe.

Quant à Oryx, son rôle de sphynge qui refuse à Jimmy l'indignation facile par procuration permet à Atwood de ressasser l'exploitation des filles et des femmes par les hommes sans trop appuyer le trait. Ce faisant, elle reprend des thématiques qui remontent aux origines de son œuvre littéraire, et en particulier à son engagement dans les causes humanitaires au tournant des années 80, engagement qui s'est traduit dans sa poésie et dans ses romans.

Atwood semble partager la conviction de Houellebecq, son cadet, de vivre la décadence d'un monde. Après eux, le déluge! Et tant pis pour les générations à venir. La sauvagerie est l'avenir de l'humanité.

Reconnaissons-leur au moins du talent. Nos prophètes de malheur savent écrire. Atwood n'est pas Houellebecq, et vice-versa, mais elle est rarement moins qu'efficace.

Les deux auteurs s'essaient à inventer les cultures quotidiennes de demain. Dans La Possibilité d'une île, le personnage de Houellebecq est un animateur culturel parisien et il assiste aussi à la montée en flèche d'une nouvelle religion. Atwood décrit, non sans un brin de salacité, les explorations du Réseau par ses personnages en train de quitter l'enfance. En fait, elle se borne à décrire des choses connues dans la plupart des cas (les nouvelles du jour livrées par des annonceuses plus ou moins nues, la porno en-ligne, etc.). L'imagination d'Atwood est dans ce domaine essentiellement verbale et s'exerce surtout sur le nom des choses.

Sa description de la nouvelle humanité créée par Crake est plus intéressante, même si certains éléments frisent le ridicule. Mais elle est bien la fille de son père (entomologue de métier), dont elle semble avoir conservé le goût pour la sf et le goût pour la biologie.

Le personnage de Snowman, témoin privilégié de la fin de l'humanité et de l'apparition d'un nouveau modèle pour un nouveau départ, est dans la même position que le narrateur de La Possibilité d'une île, dans une certaine mesure. Observateur détaché qui se promène dans les ruines de la civilisation, il veille de loin sur les « enfants » de Crake, à mi-chemin entre les humains transformés des Particules élémentaires et l'humanité ensauvagée de La Possibilité d'une île. Au besoin avec une arme pour abattre quiconque pourrait le faire changer d'avis, car les points de vue de l'un et l'autre auteur semblent pareillement inébranlables.

Bref, il est tentant de discerner dans de tels ouvrages un goût pour la fin des choses qui rappelle la vénération des ruines par les Romantiques et leurs prédécesseurs de la fin du XVIIIe s. ainsi que le nihilisme fin-de-siècle des années 1900 et avant. Même si Atwood n'est pas une baby-boomer par la naissance (1939), parlera-t-on un jour d'une atmosphère de « fin-de-génération » ?

Ce que l'on peut trouver inquiétant, outre la démission implicite dans une telle attitude, c'est le nombre de quinquagénaires qui confondent la fin de leur jeunesse avec la fin du monde, au risque de faire de ces visions de la fin une prophétie auto-réalisante. Inutile dans ce cas de laisser un héritage aux enfants. Quand il y a eu des enfants...

Tout cela n'empêche pas Oryx and Crake d'être un excellent roman, qui touche à de nombreux aspects du monde. La fin ouverte aurait seulement gagné à être mieux préparée. Sinon, les personnages sont croqués avec talent (avec plus de talent purement littéraire que n'en montrait Houellebecq) et il est clair qu'Atwood s'est longuement documentée pour dépeindre le futur proche. Le tout rend la lecture du livre passionnante, dans la veine d'une certaine science-fiction britannique marquée par Orwell (la référence aux pleeblands tient beaucoup plus de la conscience de classe anglaise que de l'égoïsme informe des riches nord-américains). Mais il n'y a pas de place dans ce roman pour l'espoir, même ambigu, qu'Atwood faisait miroiter dans The Handmaid's Tale. Si espoir il y a, il est de la même espèce que l'espoir offert par Houellebecq dans Les Particules élémentaires : qu'une nouvelle humanité fasse mieux que l'ancienne, ou du moins soit plus heureuse.

Si, pour Atwood, l'état sauvage est le dernier espoir de l'homme, c'est encore quelque chose qui la rapproche des Romantiques inspirés par Rousseau et l'idée du « bon sauvage ». Cette glorification de la simplicité instinctuelle a déjà eu des retombées funestes. S'agirait-il aussi d'une prophétie auto-réalisante qui séduira de futurs charcuteurs de gènes?

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