2006-07-21

 

Iconographie de la SFCF (10)

Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle; et (9) les couvertures de la série des aventures SF de l'agent IXE-13.

Dans le monde universitaire, la littérature grise désigne les textes produits et diffusés plus ou moins en circuit fermé. Le développement de l'édition commerciale est, dans un sens, responsable de l'identification de nouvelles catégories textuelles. Du temps où les livres proprement dits étaient édités au même titre que les pamphlets et feuilles volantes à tirage plus ou moins restreint par des libraires-éditeurs indépendants dont l'étal était le principal canal de diffusion, il était inutile de faire ce genre de distinguo. Mais l'essor de l'édition commerciale a permis de différencier différentes catégories de textes et de publications.

Au Québec, l'édition commerciale, en particulier de fictions francophones, est relativement récente. Le marché des écoles a permis aux premiers éditeurs de s'établir et d'imprimer, de temps en temps, un roman ou un recueil de poésie, au besoin avec l'aide de l'auteur. Dans la seconde moitié du XXe s., les subventions provinciales et fédérales ont permis à des éditeurs de survivre sans toujours écorcher l'auteur au passage. Mais les maisons d'éditions professionnelles et reconnues ne peuvent pas répondre à tous les besoins des auteurs. Du coup, les auteurs ont recours parfois à différentes formes d'auto-édition, soit en payant directement un imprimeur en se substituant eux-mêmes à l'éditeur (ce que les logiciels actuels rendent de plus en plus facile), soit en fondant une petite entreprise de micro-édition qui ne publiera que les propres livres de l'auteur, soit en faisant affaire avec une entreprise qui se fait payer pour organiser la production du livre.

Depuis le temps, ces pratiques ont donné naissance à un nombre relativement substantiels d'ouvrages de SFCF qui ne jouissent de presque aucune visibilité ou distribution mais qui ont l'avantage (souvent douteux) d'exister. Outre un ou deux titres parus en 1974, le premier que je connaissance est un roman de Marc Roberge, Les Affres des ressuscités des Trois-Cimes, publié en 1976 par la Société de belles-lettres Guy Maheux Inc., dans la collection « Le Bateleur ». Il s'agit d'un éditeur bien réel, qui a publié une quinzaine de titres, dont une revue. Même la collection « Le Bateleur » compte trois titres. S'agit-il quand même d'édition à compte d'auteur? Il est franchement difficile de croire qu'un éditeur aurait mis de l'argent dans un livre dont la prose est primaire et la pensée tout autant. Qu'on en juge par le premier paragraphe du texte en quatrième de couverture :
«Mais... Oh! Là, là! Ce poitrail! ... Je suis une femme!!! ... Pourquoi pas? Pourquoi devrais-je revenir chaque fois dans un corps de mâle ...»
Eh oui, trois points d'exclamation!!! Je vous épargne le reste et les circonstances nous ont aussi épargné la suite des exploits de Marc Roberge, car trois autres romans de science-fiction étaient annoncés : Mystère aux Trois-Cimes, Monstres sur Orphal et Les Êtres noirs. Quant à l'illustrateur de la couverture, il n'a pas osé s'identifier (est-ce l'auteur lui-même?), mais la représentation naïve du transfert d'une âme d'un corps à l'autre est soulignée par l'inclusion d'un zodiaque, preuve patente d'une influence ésotériste qu'on retrouve souvent dans la littérature grise de SFCF — je n'ai pas le courage de relire l'histoire pour savoir s'il est mentionné. Dans Requiem 9, Norbert Spehner a commenté le livre en concluant : « Ce n'est pas (du moins ce premier volume) de la grande science fiction [sic]. Les aventures de nos héros (????) de paille dénués de toute profondeur psychologique, sont absolument invraisemblables, tarabiscotées et dans la plus pure tradition du roman d'aventures à bon marché (ce qui est un comble, vu le prix de l'ouvrage...). »

Un second cas est presque touchant. La jeune Sophie Bourque (née en 1966) a eu l'honneur de voir publier ses écrits d'enfance, sans doute avec l'aide de sa famille. Cette Alexandra Larochelle avant l'heure a même signé deux livres, pareillement édités par Les Éditions le livre du pays de Sillery, qui ont fait paraître quatre livres entre 1979 et 1984. Ses deux romans sont parus dans la « Collection Clauchar », qui était réservée à la production de Sophie Bourque, semble-t-il. (Comme Larochelle, Bourque s'amuse à inverser certains mots. Le livre a été écrit « au Québec aux Usines Euqruob » et la page titre en attribue la publication aux « éditions EIHPOS ».) Le roman Une Aventure périlleuse (1980) relève de la science-fiction puisque les jeunes héros rencontrent des extraterrestres sur une autre planète. Le livre reproduit le manuscrit autographe, rédigé en caractères d'imprimerie par l'écrivaine. Les illustrations sont également l'œuvre de la jeune fille, y compris celle qui orne la couverture. Je reproduis ci-dessus à gauche une des illustrations intérieures, simples dessins tracés sans art. Dans celle-ci, on voit les trois jeunes héros (Martine, François et Mathieu) en compagnie d'un extraterrestre. Bourque n'était pas dénuée d'un certain sens de la fantaisie; sur l'autre monde visité par ses personnages, on fait état du menu suivant (p. 43) :
"Caramagne" à la terre séchée
"Bigourdisse" au sable chaud
"Abitrouille" flambée
"Ziziboume" passé au casque
"Halditrique" au "batchou" juteux

Avec Snesnob (1987) d'Alix Renaud, on est sans doute dans un cas d'auto-édition. Les Éditions de l'Erbium n'ont publié que deux livres, tous les deux signés par Renaud, le premier en 1979 et celui-ci en 1987. Il s'agit en fait d'une simple plaquette de 29 pages qui reproduit la nouvelle éponyme, « d'abord écrite pour la radio » et « lue par le comédien Julien Bessette sur les ondes de Radio-Canada FM, le 13 décembre 1981, au cours de l'émission Alternances réalisée par Raymond Fafard ». On peut lire un extrait de cette nouvelle sur ce site, qui signale d'ailleurs que cette nouvelle a connu une traduction ultérieure en anglais par le professeur Carrol J. Coates et une publication sous le titre « Yawetir » dans l'anthologie The Ancestral House en 1995 consacrée aux nouvellistes noirs des Amériques et de l'Europe. La nouvelle raconte la visite du narrateur dans la principauté de Snesnob, où tout est à l'envers par rapport à ce qu'il connaît (qui a dit carnavalesque bakhtinien?). L'auto-stoppeuse qu'il embarque revient d'une orgie organisée par le curé de sa paroisse, et elle offre au narrateur de faire l'amour avec lui chez elle ou dans sa voiture s'il est pressé... mais elle se récrie lorsqu'il parle de restaurant et de nourriture. Bref, l'auteur s'amuse avec la relativité des tabous, dans une veine ancienne mais toujours efficace. Quant à la couverture, Renaud s'en est tenu à un design sobre et de bon goût.

La vogue de l'ésotérisme se reflète souvent dans des romans de science-fiction qui empruntent un attirail hétéroclite où figurent souvent des Grands Anciens extraterrestres détenteurs de la sagesse primordiale, des pouvoirs paranormaux exercés à l'aide de cristaux et autres gadgets bon marché, des êtres surhumains tirés de leur condition première par les susdits Grands Anciens ou l'acquisition des susdits pouvoirs, etc. Comme les auteurs profondément sincères de ces ouvrages ne trouvent que rarement preneurs parmi les éditeurs professionnels, ils sont souvent publiés à compte d'auteur ou par des maisons d'édition spécialisées. C'est le cas de Karkan (1991) de Jocelyne Gagnon, publié par les Éditions Émeraude. Celles-ci ont fait paraître une cinquantaine de livres et sévissaient encore récemment, à en juger par le commentaire de Norbert Spehner au sujet d'une production récente... L'illustration est d'Yvan Chabot, qui ne s'est pas exactement forcé pour signaler qu'il s'agissait d'un roman de science-fiction... La plume de Gagnon (née en 1947) est de loin supérieure à celle de Roberge, par exemple, mais c'est sa conception de la science-fiction qui prête le flanc au ridicule. Qu'on en juge par cet extrait (p. 15) :
« Soudain, des pulsars explosent, des vaisseaux ennemis éclatent. Les décibels sont tellement élevés que le bruit est presque silencieux. Tout fuit et siffle de part et d'autre de la galaxie. Aucun véhicule ne peut sortir du sillage galactique car une lumière puissante et aveuglante apparaît et couvre en grande partie le système stellaire. Cette lumière difficilement tolérable s'intensifie davantage pendant plusieurs jours. Chauffés à blanc, les astéroïdes avoisinants sont également réduits en poudre. »

Je conclus ce petit survol de la littérature grise de la SFCF par deux livres parus la même année. Le premier est l'œuvre de Jean-Paul Dubreuil, né en 1941, technicien en médecine nucléaire reconverti dans la culture de la framboise. Si son premier livre est un témoignage sur les difficultés d'échapper à la pieuvre de l'Église de la Scientologie, son second est un roman intitulé Jhisco, la pieuvre (1999). Encore une fois, on se trouve dans un cas qui est plus ou moins clairement de l'auto-édition, car les Éditions C. Rousseau semblent surtout vouées
à la publication des œuvres de Dubreuil. Néanmoins, il faut signaler que les transformations techniques depuis les années 1970 permettent à l'entreprise de produire un livre dont la production matérielle est entièrement professionnelle. L'illustration de la couverture par Sylvie Boisclair (alias Zif) est, quoique naïve, bien exécutée et les quelques illustrations intérieures sont pareillement léchées, témoignant d'une vraie patte artistique. Le roman s'intéresse au contact avec un extraterrestre rencontré sur Terre, qui a pris la forme d'une pieuvre. Si la morale est un peu gnan-gnan, Dubreuil décrit avec un certain réalisme les étapes du contact et amène avec un certain art les péripéties de l'action. L'ouvrage n'offre rien de neuf aux amateurs du genre, mais il finit par gagner la sympathie des lecteurs les plus ouverts, sans doute parce que Dubreuil a la sagesse de s'en tenir à ce qu'il connaît. Qui trop embrasse mal étreint... C'est peut-être bien le cas de George Tautan-Cermeianu (né en 1933) qui a signé onze livres, dont au moins deux qui relèvent de la science-fiction. J'ai eu mon exemplaire de L'Île de l'Amour (1999) de Michèle Laframboise, à qui l'auteur a fait une dédicace. Tautan-Cermeianu est Roumain d'origine, journaliste, professeur et archiviste de métier. S'il a déjà publié aux Éditions Émeraude, ce roman-ci est auto-édité, car il n'y apparaît aucun nom d'éditeur; seul un imprimeur est mentionné. La maquette de la page couverture est de Pierre Rousseau; comme dans le cas du roman de Dubreuil, la nouvelle génération de romans issus de la micro-édition bénéficie de couvertures d'une facture nettement plus professionnelle qu'auparavant. Cela dit, la composition visiblement réalisée à l'ordinateur par Rousseau n'est pas du meilleur effet. Comme dans le cas de la couverture de Chabot pour Karkan, bien avisé sera le lecteur capable d'en déduire qu'il s'agit d'un roman de science-fiction! L'art numérique ne suffit plus vraiment à indiquer la chose... Quant au contenu, l'annonce en quatrième de couverture suffit peut-être : « Pour son quatrième livre, George Tautan-Cermeianu nous propose un monde futurisme [sic] sain, sans pollution ni violence, bien loin de la littérature et des films qui, trop souvent de nos jours, incitent à la destruction et à la mort. »

Quel est donc l'intérêt de cette littérature? Après tout, il existe des ouvrages d'une grande qualité littéraire qui ont eu des tirages aussi infinitésimaux que ceux de ces livres, ainsi que des ouvrages d'une qualité littéraire comparables qui ont eu des tirages massifs. Mais on a ici des ouvrages qui n'ont parfois ni les qualités littéraires ni les tirages qui en feraient au moins des phénomènes de vente, et donc des phénomènes sociaux. Toutefois, l'historien de la SFCF peut (doit?) s'y intéresser pour ce que ces livres nous révèlent de la constitution d'une culture science-fictive chez nous. Les auteurs de ces livres recyclent souvent des clichés, mais, ce faisant, ils livrent aussi un témoignage précieux de la pénétration des images de la SF au pays.

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