2007-08-04
Iconographie de la SFCF (16)
Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle; (9) les couvertures de la série des aventures SF de l'agent IXE-13; (10) les couvertures de la micro-édition; (11) les couvertures des numéros 24; (12) les couvertures de fantasy; (13) une boule de feu historique; (14) une petite histoire de l'horreur en français au Canada; et (15) l'instrumentalisation colonialiste de la modernité.
Le roman pour jeunes L'Œil du Bosphore (1946) de l'abbé Amable-Marie Lemoine est un ouvrage de SFCF liminal à plusieurs titres. D'abord, s'agit-il oui ou non de fantastique au sens qu'on lui donne habituellement? Ce n'est pas sûr, car le fantastique est ici todorovien et non surnaturel. Les événements pourraient s'expliquer par de simples coïncidences, sans plus. Ensuite, faut-il le tenir pour un ouvrage canadien ou non? La Bibliothèque nationale du Québec semble considérer Lemoine comme un auteur français publié au Québec, ce qui le classerait dans la même catégorie qu'André-Jean Bonelli ou Victor Boisson et Jean Conterno, auteurs de L'Île du savoir (1947), mais la thèse de maîtrise (.PDF) de Lucie Mélançon à l'Université de Sherbrooke affirme que l'abbé Lemoine était « directeur du Collège Stanislas de Montréal et aumônier de son groupe scout » (p. 124) quand il signe ce roman en 1946. Dans une annexe, Mélançon l'identifie spécifiquement comme étant de nationalité canadienne. Ce qui est certain, c'est que, d'une part, la plupart des livres qu'il a signés ou préfacés sont parus au Canada et que, d'autre part, le roman en question n'a rien de canadien! Le héros, Jean-Marc la Louvière, est un officier de la Marine française qui rend visite à son oncle Alain à Calcutta, un peu avant la Première Guerre mondiale, et il se voit confier une mission qu'il doit accomplir à Istamboul. L'oncle Alain a épousé une jolie Indienne qui a renoncé au culte d'une idole aux pouvoirs redoutés, matérialisés par trois perles vertes autrefois trouvées dans un coquillage aux cavités reliées dessinant un motif composé de trois 9 entrelacés, comme celui qu'on voit dans cette illustration de Pierre Roux, gravé au bas de la colonne et à moitié caché par le bas du sari de la joli Zudalmé.
Ce triple 9 est demeuré le chiffre fatidique du clan des Assours. Quand Zudalmé s'enfuit avec la troisième perle, ne laissant à l'idole que les perles de ses deux yeux, elle épouse l'oncle Alain, mais leurs trois premiers enfants meurent à l'âge de neuf semaines, neuf mois et neuf ans respectivement. Or, Zudalmé attend un autre enfant : elle confie donc à Jean-Marc la perle volée pour qu'il la rende à l'idole. Celle-ci aurait été emportée à Istamboul par le frère de Zudalmé, Assourhadi, qui se serait fait derviche. Jean-Marc retrouvera donc Assourhadi au bord du Bosphore et il apprend que les malheurs l'ont aussi accablé. Il a eu deux enfants, une fille restée fidèle à la religion de sa mère chrétienne et un fils, Yldiz, qui a opté pour l'Islam. La fille meurt d'un mal étrange, attribuable ou non à l'inimitié de l'idole, et Yldiz devra défendre le corps de sa sœur contre les hyènes déterreuses de cadavres. Se sauvant avec elle du cimetière, il ira jeter son corps à la mer. C'est ce que montre cette illustration en ombres chinoises, où on voit le chien Boudou et ce croissant de lune qui passe souvent pour être le symbole musulman par excellence alors que d'autres soutiennent qu'il ne l'est devenu qu'avec la prise de Constantinople par les Turcs, puisque les Byzantins avaient fait d'Artémis et de la lune un symbole de leur ville, avant que les Chrétiens associent aussi la Vierge Marie, reine des cieux, à la Lune...
Le nom d'Yldiz ressemble au mot turc yıldız, qui désigne une étoile, en particulier dans le drapeau turc. (Yldiz a reçu son nom du palais à proximité duquel il est né; il s'agit du palais de Yıldız, ou palais de l'Étoile, mais Pierre Loti orthographie ce nom Yldiz dans son roman Les Désenchantées...) Ainsi, l'illustration ci-dessus représente en quelque sorte le drapeau turc sous la forme d'un rébus... Quand une loi de salubrité publique condamne tous les chiens d'Istamboul à la relégation sur une île afin qu'ils se dévorent entre eux et débarrassent ainsi la ville de leur présence détestée, le jeune Yldiz qui tient encore plus à Boudou depuis que sa sœur est mort va tout risquer pour le sauver. Il s'aventure en pleine nuit sur les eaux du Bosphore à bord d'une barque, emportant l'idole des Assours pour laquelle son chien avait toujours manifesté un intérêt inexplicable. Les deux rayons verts issus des yeux de l'idole feront effectivement office de signe de reconnaissance pour le chien fidèle, mais ils attireront aussi l'attention de gardes postés autour de l'île. Ceux-ci tirent sur Yldiz, le précipitant à l'eau où il se noie en compagnie de son chien et de l'idole. Le livre se termine sur une autre équipée nocturne en bateau : Jean-Marc et le vieil Assourhadi s'aventure sur le Bosphore jusqu'à l'endroit où la surface de l'eau est transpercée par deux rayons verts défiant la Lune (visibles à l'arrière-plan de l'image ci-contre). Certaines nuits, le phénomène attire des requins qui dansent au milieu des remous et aussi des monstres au long cou, que l'auteur n'identifie pas. Mais lorsque la troisième perle est jetée à l'eau, Assourhadi bascule par dessus bord. Et, de retour à bord de sa corvette, Jean-Marc reçoit un télégramme l'informant que Zudalmé est morte en couches, donnant naissance à un fils vivant que l'oncle Alain a baptisé Jean-Marc...
Fantastique ou pas? Les manifestations physiques de l'idole sont bel et bien surnaturelles (on confond rarement les perles et les projecteurs, alors qu'ici, les yeux de l'idole projettent de véritables faisceaux lumineux...), mais les manifestations de son pouvoir maléfique sont nettement plus ambiguës. L'explication surnaturelle ne s'impose pas entièrement. Mais l'auteur joue aussi sur l'exotisme des décors et sur l'enchaînement de plusieurs histoires distinctes (le récit de l'oncle Alain, le récit d'Assourhadi) et parfois même enchâssées (le récit d'Assourhadi à Jean-Marc incorpore les aventures arrivées à son fils Yldiz — on se demande d'ailleurs comment il connaît les dernières heures de son fils qui n'est jamais revenu pour les raconter!). Les descriptions des terres lointaines ne sont pas exemptes d'erreur, la plus flagrante étant l'assimilation du bouddhisme à l'hindouisme!
L'ensemble témoigne d'un orientalisme de bon aloi, quoique tardif, car la bizarrerie des coutumes n'est jamais prétexte à mépris. En fait, le bon abbé se montre assez enclin à placer toutes les religions sur le même pied, le chrétien ne se distinguant du musulman que par la direction dans laquelle il choisit de prier! On a vu moins tolérant... De fait, le personnage qui joue le rôle le plus héroïque du livre est le jeune garçon musulman, Yldiz.
De ce point de vue, l'ouvrage doit sans doute quelque chose à Pierre Loti (également officier à bord d'une corvette qui bourlingua autour du monde) et à ses romans sur Stamboul, dont Aziyadé, mais je laisse la comparaison à d'autres.
Selon Mélançon, Guy Boulizon vend à Fides en 1946 les droits de deux romans qu'il avait acquis pour la collection « Contes et aventures », dont L'Œil du Bosphore. Comme ces droits s'élevaient à 90$ pour chaque livre, on peut supposer que l'abbé Lemoine avait reçu un peu moins. Pour un texte qui totalise 61 pages bien aérées, c'est un paiement qui serait encore respectable en tant que tel aujourd'hui — même si cela représenterait en fait plus de 1000$ en monnaie actuelle, selon la feuille de calcul de l'inflation de la Banque du Canada. Fides en avait tiré 5000 exemplaires et en avait vendu 1600 exemplaires en cinq mois. Durant les années suivantes, Fides avait continué à vendre 600 exemplaires environ par an, ce qui avait assez naturellement entraîné une réédition en 1955. Ce qui n'était pas mal du tout, hier comme aujourd'hui!
Le roman pour jeunes L'Œil du Bosphore (1946) de l'abbé Amable-Marie Lemoine est un ouvrage de SFCF liminal à plusieurs titres. D'abord, s'agit-il oui ou non de fantastique au sens qu'on lui donne habituellement? Ce n'est pas sûr, car le fantastique est ici todorovien et non surnaturel. Les événements pourraient s'expliquer par de simples coïncidences, sans plus. Ensuite, faut-il le tenir pour un ouvrage canadien ou non? La Bibliothèque nationale du Québec semble considérer Lemoine comme un auteur français publié au Québec, ce qui le classerait dans la même catégorie qu'André-Jean Bonelli ou Victor Boisson et Jean Conterno, auteurs de L'Île du savoir (1947), mais la thèse de maîtrise (.PDF) de Lucie Mélançon à l'Université de Sherbrooke affirme que l'abbé Lemoine était « directeur du Collège Stanislas de Montréal et aumônier de son groupe scout » (p. 124) quand il signe ce roman en 1946. Dans une annexe, Mélançon l'identifie spécifiquement comme étant de nationalité canadienne. Ce qui est certain, c'est que, d'une part, la plupart des livres qu'il a signés ou préfacés sont parus au Canada et que, d'autre part, le roman en question n'a rien de canadien! Le héros, Jean-Marc la Louvière, est un officier de la Marine française qui rend visite à son oncle Alain à Calcutta, un peu avant la Première Guerre mondiale, et il se voit confier une mission qu'il doit accomplir à Istamboul. L'oncle Alain a épousé une jolie Indienne qui a renoncé au culte d'une idole aux pouvoirs redoutés, matérialisés par trois perles vertes autrefois trouvées dans un coquillage aux cavités reliées dessinant un motif composé de trois 9 entrelacés, comme celui qu'on voit dans cette illustration de Pierre Roux, gravé au bas de la colonne et à moitié caché par le bas du sari de la joli Zudalmé.
Ce triple 9 est demeuré le chiffre fatidique du clan des Assours. Quand Zudalmé s'enfuit avec la troisième perle, ne laissant à l'idole que les perles de ses deux yeux, elle épouse l'oncle Alain, mais leurs trois premiers enfants meurent à l'âge de neuf semaines, neuf mois et neuf ans respectivement. Or, Zudalmé attend un autre enfant : elle confie donc à Jean-Marc la perle volée pour qu'il la rende à l'idole. Celle-ci aurait été emportée à Istamboul par le frère de Zudalmé, Assourhadi, qui se serait fait derviche. Jean-Marc retrouvera donc Assourhadi au bord du Bosphore et il apprend que les malheurs l'ont aussi accablé. Il a eu deux enfants, une fille restée fidèle à la religion de sa mère chrétienne et un fils, Yldiz, qui a opté pour l'Islam. La fille meurt d'un mal étrange, attribuable ou non à l'inimitié de l'idole, et Yldiz devra défendre le corps de sa sœur contre les hyènes déterreuses de cadavres. Se sauvant avec elle du cimetière, il ira jeter son corps à la mer. C'est ce que montre cette illustration en ombres chinoises, où on voit le chien Boudou et ce croissant de lune qui passe souvent pour être le symbole musulman par excellence alors que d'autres soutiennent qu'il ne l'est devenu qu'avec la prise de Constantinople par les Turcs, puisque les Byzantins avaient fait d'Artémis et de la lune un symbole de leur ville, avant que les Chrétiens associent aussi la Vierge Marie, reine des cieux, à la Lune...
Le nom d'Yldiz ressemble au mot turc yıldız, qui désigne une étoile, en particulier dans le drapeau turc. (Yldiz a reçu son nom du palais à proximité duquel il est né; il s'agit du palais de Yıldız, ou palais de l'Étoile, mais Pierre Loti orthographie ce nom Yldiz dans son roman Les Désenchantées...) Ainsi, l'illustration ci-dessus représente en quelque sorte le drapeau turc sous la forme d'un rébus... Quand une loi de salubrité publique condamne tous les chiens d'Istamboul à la relégation sur une île afin qu'ils se dévorent entre eux et débarrassent ainsi la ville de leur présence détestée, le jeune Yldiz qui tient encore plus à Boudou depuis que sa sœur est mort va tout risquer pour le sauver. Il s'aventure en pleine nuit sur les eaux du Bosphore à bord d'une barque, emportant l'idole des Assours pour laquelle son chien avait toujours manifesté un intérêt inexplicable. Les deux rayons verts issus des yeux de l'idole feront effectivement office de signe de reconnaissance pour le chien fidèle, mais ils attireront aussi l'attention de gardes postés autour de l'île. Ceux-ci tirent sur Yldiz, le précipitant à l'eau où il se noie en compagnie de son chien et de l'idole. Le livre se termine sur une autre équipée nocturne en bateau : Jean-Marc et le vieil Assourhadi s'aventure sur le Bosphore jusqu'à l'endroit où la surface de l'eau est transpercée par deux rayons verts défiant la Lune (visibles à l'arrière-plan de l'image ci-contre). Certaines nuits, le phénomène attire des requins qui dansent au milieu des remous et aussi des monstres au long cou, que l'auteur n'identifie pas. Mais lorsque la troisième perle est jetée à l'eau, Assourhadi bascule par dessus bord. Et, de retour à bord de sa corvette, Jean-Marc reçoit un télégramme l'informant que Zudalmé est morte en couches, donnant naissance à un fils vivant que l'oncle Alain a baptisé Jean-Marc...
Fantastique ou pas? Les manifestations physiques de l'idole sont bel et bien surnaturelles (on confond rarement les perles et les projecteurs, alors qu'ici, les yeux de l'idole projettent de véritables faisceaux lumineux...), mais les manifestations de son pouvoir maléfique sont nettement plus ambiguës. L'explication surnaturelle ne s'impose pas entièrement. Mais l'auteur joue aussi sur l'exotisme des décors et sur l'enchaînement de plusieurs histoires distinctes (le récit de l'oncle Alain, le récit d'Assourhadi) et parfois même enchâssées (le récit d'Assourhadi à Jean-Marc incorpore les aventures arrivées à son fils Yldiz — on se demande d'ailleurs comment il connaît les dernières heures de son fils qui n'est jamais revenu pour les raconter!). Les descriptions des terres lointaines ne sont pas exemptes d'erreur, la plus flagrante étant l'assimilation du bouddhisme à l'hindouisme!
L'ensemble témoigne d'un orientalisme de bon aloi, quoique tardif, car la bizarrerie des coutumes n'est jamais prétexte à mépris. En fait, le bon abbé se montre assez enclin à placer toutes les religions sur le même pied, le chrétien ne se distinguant du musulman que par la direction dans laquelle il choisit de prier! On a vu moins tolérant... De fait, le personnage qui joue le rôle le plus héroïque du livre est le jeune garçon musulman, Yldiz.
De ce point de vue, l'ouvrage doit sans doute quelque chose à Pierre Loti (également officier à bord d'une corvette qui bourlingua autour du monde) et à ses romans sur Stamboul, dont Aziyadé, mais je laisse la comparaison à d'autres.
Selon Mélançon, Guy Boulizon vend à Fides en 1946 les droits de deux romans qu'il avait acquis pour la collection « Contes et aventures », dont L'Œil du Bosphore. Comme ces droits s'élevaient à 90$ pour chaque livre, on peut supposer que l'abbé Lemoine avait reçu un peu moins. Pour un texte qui totalise 61 pages bien aérées, c'est un paiement qui serait encore respectable en tant que tel aujourd'hui — même si cela représenterait en fait plus de 1000$ en monnaie actuelle, selon la feuille de calcul de l'inflation de la Banque du Canada. Fides en avait tiré 5000 exemplaires et en avait vendu 1600 exemplaires en cinq mois. Durant les années suivantes, Fides avait continué à vendre 600 exemplaires environ par an, ce qui avait assez naturellement entraîné une réédition en 1955. Ce qui n'était pas mal du tout, hier comme aujourd'hui!