2017-05-29

 

Quand Jules-Paul Tardivel imaginait l'ascenseur orbital...

Premier romancier québécois de science-fiction, Jules-Paul Tardivel (1851-1905) est une figure paradoxale de la littérature canadienne-française, à la fois contempteur ultramontain du progrès et rêveur de futurs canadiens qui s'intéresse aux sciences et techniques de son temps.  Dans son journal modestement baptisé La Vérité, il a traduit lui-même le célèbre récit dualiste de Robert Louis Stevenson sous le titre « Le cas extraordinaire du Dr Jekyll et de M. Hyde » (qu'il éditera plus tard).  Du coup, il ne se prive pas de reprendre les autres journalistes québécois qui publient parfois n'importe quoi dans le domaine des sciences et des techniques.  Ainsi, en février 1903, il se moque de la crédulité du Soleil de Québec qui donne un peu de publicité à une invention farfelue venue des États-Unis :

Vive la science !

Le  Soleil, de samedi dernier, consacre toute sa sixième page à entretenir ses lecteurs du projet d'un certain inventeur (?) de Chicago qui prétend avoir trouvé le moyen d'ériger une "échelle électrique" qui ira porter, dans "le champ magnétique de l'éther", bien au-delà de l'atmosphère de la terre, un appareil du joli poids de 5000 tonnes.  Grâce à cet appareil qui flotterait dans les espaces, et qui sera réuni à la terre par un fil, l'inventeur pourra fournir un pouvoir électrique de 144,000 chevaux ; et une cinquantaine de ces appareils, solidement établis au-dessus de notre atmosphère, donneraient assez de pouvoir "pour chauffer et éclairer le monde et faire tourner toutes les roues sur terre et sur mer".  Il est bien connu que la quantité  d'électricité qu'on trouve dans "l'espace compris entre les planètes", est "inépuisable".  Tous ceux qui y sont allés le savent.

Cette invention est tellement absurde que c'est à peine une mystification ; et, cependant, le Soleil prend cela au sérieux !  "Le succès de l'invention paraît assuré", dit gravement notre confrère !

On ne dit pas comment l'inventeur fera parvenir son appareil de 5000 tonnes dans les régions éthérées.  C'est là son secret, paraît-il.  Nous croyons bien que c'est un secret !  Mais ce qui est certain, pour l'inventeur du Soleil, c'est que l'appareil, une fois rendu à une certaine hauteur, au lieu de peser, c'est-à-dire au lieu de vouloir retomber sur la terre, ne cherchera qu'à s'en éloigner davantage ; de sorte qu'il suffira d'allonger le fil pour envoyer l'appareil à la hauteur qu'on voudra !

C'est d'une simplicité remarquable !

Il est vraiment dommage que Jules Verne n'ait pas connu cette invention.  S'il en avait seulement entendu parler, au lieu d'envoyer ses gens à la lune en boulet de canon, il leur aurait fait construire un chemin de fer à notre satellite.

* * *

Je ne reproduis pas le reste du commentaire de Tardivel, qui trahit une certaine incompréhension de la rotation de la Terre et du mouvement des objets qui lui sont attachés.  Comme je n'ai pas cherché à retrouver l'article du Soleil ou la proposition du concepteur étatsunien, je préfère m'abstenir de porter des jugements définitifs.  Le projet en question représenterait-il une première intuition de l'énergie électrique qu'il est possible de générer dans l'espace au moyen d'un fil conducteur en mouvement relativement au champ magnétique terrestre ?  Là encore, sans disposer de tous les détails, il vaut mieux ne pas se prononcer.  Le concept est toutefois à l'étude depuis les années 1990 et il avait inspiré ma nouvelle « Tether » en anglais dans l'anthologie Orbiter (Toronto, Trifolium, 2002).

L'extension d'un fil à partir d'un point d'équilibre en orbite rappelle aussi le concept de la tour orbitale, ou ascenseur spatial.  Konstantin Tsiolkovsky avait déjà proposé en 1895 la construction d'un tour qui rejoindrait l'orbite géostationnaire, d'où il serait effectivement possible de libérer des objets qui ne succomberaient plus à la gravité terrestre, mais les historiens du concept n'ont recensé personne avant Artsutanov (en 1959) à avoir proposé d'aller plus loin que l'altitude géostationnaire.  Il y aurait donc une recherche à faire dans ce cas pour éclaircir un point de l'histoire des techniques, ou plutôt l'histoire des prototechnologies.

Je retiens donc la suggestion plaisante de Tardivel comme une première préfiguration d'un concept qui a connu depuis une fortune certaine dans la science-fiction, sinon dans la réalité.

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2017-05-27

 

Une dictée vernienne

Au Québec, que recommandait-on comme dictée aux élèves du primaire (entre la première et la huitième années d'instruction) en 1892 ?  Un extrait des Indes noires de Jules Verne :

LA TERRE AUX ÉPOQUES GÉOLOGIQUES

Pendant les époques géologiques, lorsque le sphéroïde (1) terrestre était encore en voie de formation, une épaisse atmosphère l’entourait, toute saturée de vapeurs d’eau et largement imprégnée (2) d’acide carbonique (3). Peu à peu ces vapeurs se condensèrent (4) en pluies diluviennes (5), qui tombèrent comme si elles eussent été projetées du goulot de quelques millions de milliards de bouteilles d’eau de Seltz (6).  C’était, on effet, un liquide chargé d’acide carbonique  qui se déversait torrentiellement sur un sol pâteux, mal consolidé, sujet aux déformations brusques ou lentes, à la fois maintenu dans cet état semifluide autant par les feux du soleil que par les feux de la masse intérieure.  C’est que la chaleur interne n’était pas encore emmagasinée au centre du globe. La croûte terrestre, peu épaisse et incomplètement durcie, la laissait s’épancher à travers ses pores (7). De là, une phénoménale végétation — telle, sans doute, qu’elle se produit peut-être à la surface des planètes inférieures. Vénus ou Mercure (8), plus rapprochées que la terre de l’astre radieux.

Le sol des continents, encore mal fixé, se couvrit donc de forêts immenses; l’acide carbonique, si propre au développement du règne végétal, abondait ; aussi les végétaux se développaient-ils sous la forme arborescente (9) : il n’y avait pas une seule plante herbacée ; c'étaient partout d’énormes massifs d’arbres, sans fleurs, sans fruits, d’un aspect monotone, qui n’auraient pu suffire à la nourriture d’aucun être vivant. La terre n’était pas prête encore pour l’apparition du règne animal.

(L'Enseignement primaire, décembre 1892)

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2017-05-23

 

Nouvelles pièces au dossier Louis Perron

En fouillant précédemment la vie de Louis Perron, auteur d'origine française intégré au DALIAF, j'avais tiqué en relevant la publicité qu'il se fait à son arrivée à Montréal, quand il se présente comme expert en ballons et dirigeables.  Si cela cadrait plus ou moins avec sa pratique d'architecte et ingénieur civil, ainsi qu'avec ses écrits ultérieurs sur les grandes inventions contemporaines, c'était néanmoins inattendu à cette époque.  Néanmoins, un article paru avant son départ au Canada dans le numéro d'octobre du périodique Paris-Canada (p. 4) d'Hector Fabre confirme que son intérêt pour l'aérostation n'était pas que vantardise et qu'il figurait en fait au nombre des plus fervents aéronautes de son temps.  (Du coup, il conviendrait de fouiller un peu les histoires de l'aérostation en France dans les années 1870 et 1880 pour tenter de retrouver sa trace.)  Voici l'article :

AÉRONAUTES FRANÇAIS AU CANADA 

L’académie d’aérostation météorologique de Paris a donné dans sa salle des fêtes, 3 rue de Lutèce, un punch d’adieu à son pré­sident d’honneur, M. L. Perron, qui partait pour le Canada.

En raison du pays qui va devenir pour M. Perron, une nouvelle patrie, cette réunion a pris bientôt un caractère tout-à-fait canadien. Le Président de l'Académie, M. Wilfrid de Fonvielle, qui avait eu la courtoisie de nous inviter, lui a dès le début, dans son discours d’ouverture, donné ce caractère.  Le célèbre auteur des Aventures des grands aéronautes, de la Conquête du Pôle Nord, de Néridah, les Drames de la science, les Grandes ascensions maritimes, et de tant d’autres ouvrages de science aérostatique, a rappelé ce fait que Cyrano de Bergerac, le Jules Verne du dix-septième siècle, faisait attérir [sic] à Québec, le ballon créé de toutes pièces, et bien avant la lettre, par sa féconde et fantaisiste imagination.  Il a assuré à M. Perron, qu’en débarquant, à Québec, il éprouverait le même étonnement joyeux que les aéronautes de Cyrano de Bergerac, et il a fait aux applaudissements de l’auditoire, de sa voix chaude et vibrante, un tableau de la situation prospère et désormais inébranlable que la nationalité Canadienne-Française occupe sur le sol d’Amérique. Il a terminé par des considérations élevées nécessairement à la hauteur de son sujet, et exprimant l'espoir que les progrès de la science permettraient un jour aux nombreux amis de M. Perron, d’aller le retrouver au Canada après avoir traversé l'Atlantique en ballon.

On a écouté avec beaucoup d’attention et d’intérêt, une véritable conférence, lue par M. Maret-Leriche. Nous regrettons que le manque d’espace ne nous permette pas de publier le texte de cette conférence très nourrie de renseignements, qui témoignent d’une étude approfondie et des sentiments patriotiques de son auteur.

Puis, M. Eugène Godard, doyen des aéronautes de. France, a, dans une allocution très chaleureuse, rappelé son séjour en 1856, à Montréal.  Le souvenir ému qu’il a gardé de l’hospitalité montréalaise a très vivement impressionné les assistants. Nous sommes heureux à notre tour de le transmettre à nos lecteurs canadiens qui s’en montreront non moins vivement touchés.

Cette fête a pris fin au milieu des effusions des membres de l’académie d’aérostation et de leurs bons souhaits pour le succès de M. Perron, leur président d’honneur, dans sa nouvelle patrie qui, selon l’expression de M. Wilfrid de Fonvielle, est toujours la patrie française.

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De fait, ma reconstruction de la vie de Louis Perron à partir de sources primaires est confirmée par la notice de son décès rédigée par Édouard-Zotique Massicotte dans le numéro de janvier 1923 (.PDF) du Bulletin des recherches historiques (p. 24) :

Louis-Auguste Perron — Né à Paris, le 16 janvier 1844. Il fit la campagne de 1870, puis se livra à l’étude de l’aéronautique. En 1884, il fonda à Paris le Journal d'aérostation, dont l’existence fut éphémère. M. Perron quitta alors la France à destination du Canada. Pendant cinq ans, après 1890, il fut attaché à la rédaction du Samedi. Lors de son décès, survenu le 2 octobre 1916, il était de la société Asselin et Perron, architectes.

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Enfin, nous pouvons enrichir notre connaissance de la vie de Perron en citant un témoignage du jeune « Henry de Graffigny », auteur de proto-science-fiction à ses heures et modèle d'un personnage de Céline dans Mort à crédit.  Dans son ouvrage Récits d'un aéronaute (deuxième édition, 1886), c'est Perron qui apparaît dans le récit d'un affrontement d'aéronautes anglais et français le 25 octobre 1879 (pp. 38-39) :

Une autre course, faite à dessein, eut lieu le 25 octobre 1879, à Londres.  Ce concours international avait été organisé par la Society of Balloons of the [sic] Great-Britain (Société des ballons de la Grande-Bretagne). Le ballon anglais l'Éclipse, du cube de 900 mètres, devait être dirigé par M. Wright et le ballon français Académie d'aérostation météorologique n° 1, de 1,200 mètres de capacité, devait être monté par M. Perron, président de cette société, W. de Fonvielle, vice-président, et le commodore Cheyne.

Le sacramentel « Lâchez tout! » se fait entendre, les deux ballons quittent le sol glacé de Crystal-Palace of Sydenham et bondissent dans les airs.

Le ballon français jette du lest et monte...  Il atteint bientôt l'épaisse couche de nuages qui pèse éternellement sur la froide Albion; il la traverse et il monte dans l'espace resplendissant de lumière. Quinze cents mètres!  La dilatation s'opère, le ballon monte et glisse comme un météore dans l'azur des cieux.  Deux mille mètres! il monte toujours.  Enfin, à 7,000 pieds, la marche ascensionnelle s'arrête et l'Académie d'aérostation prend son vol en ligne droite.

Bientôt le soleil, s'abaissant sur l'horizon, rappelle aux hardis voyageurs que l'heure s'avance et qu'il faut descendre.  Les instruments de physique sont hissés dans un panier dans le cercle, et Perron saisit la corde de soupape...

Le gaz siffle en s'échappant, l'aérostat atteint les nuages sur lesquels, un peu auparavant, son ombre victorieuse courait.  Il s'y enfonce et, de la lumière, il retombe dans le brouillard.

Quand la couche vaporeuse est traversée, les aéronautes poussent un cri : — La mer !

En effet, la mer immense apparaît aux voyageurs.  De loin en loin, comme une aile de goéland, oscille une voile. Et le ballon descend toujours...

Sauvés! une île se dessine.  C'est un rocher aride, affreux; mais qu'importe, c'est la terre !  Le ballon descend encore, le guide-rope traîne dans les flots et modère la force qui l'emporte.  La nacelle atteint bientôt les vagues, mais la grève arrive et les voyageurs sautent sur le roc.

Il faut dégonfler, maintenant : à eux trois et avec beaucoup de peine, enfin, ils y parviennent.  Le ballon, son filet, son cercle, sont réunis dans la nacelle et le tout porté sur le plus haut sommet de l'île.  Les voyageurs commençaient à trouver le temps long sur leur rocher que la marée montante envahissait peu à peu, quand des ouvriers et des pêcheurs, qui avaient assisté de la côte à la descente de l'aérostat, arrivèrent avec des barques, et ramenèrent voyageurs et matériel à Plymouth.  Le lendemain, le tout était de retour à Crystal-Palace.

Le ballon français avait gagné la joute, l'aérostat anglais étant descendu sur la côte; aussi, à leur retour en France, les voyageurs furent-ils assaillis par des pièces de vers aussi élogieuses que mal faites.

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L'année suivante, Perron était encore de la partie pour une ascension qui va les amener à proximité de l'Angleterre.  Redonnons la parole à Henry de Graffigny qui raconte ainsi l'aventure dans ses Récits d'un aéronaute (pp. 64-65) :

Le 9 août 1880, le ballon n° 3 de l'Académie d'aérostation se gonfle à Cherbourg.  À trois heures, le sacramentel « Lâchez tout ! » retentit.  Les deux aéronautes Gauthier et Perron saluent la foule, qui les applaudit. Ils ne sont bientôt plus qu'un point, perdu bien loin dans l'immensité, au-dessus de l'océan.

Les navires à vapeur, forçant de pression, sortent de la rade et courent au-devant de l'aérostat, qui semble s'abaisser.  Dans leur nacelle, Perron et Gauthier sont tranquilles; et, pendant que Gauthier surveille le ballon, le président dessine et fait ses observations.  Là-bas, à l'horizon, comme une légère vapeur, une terre se dessine.  Est-ce l'Angleterre?  Non, c'est l'île de Wight.  Pourtant ils en sont à 160 kilomètres !

Le ballon s'abaisse, le lest s'épuise, il faut songer à la descente. Les courageux pionniers de l'air revêtent leurs appareils Gosselin. préparent le cône-ancre et se laissent aller...  Ils descendent.  À 800 mètres, un courant les reprend et les ramène vers les côtes de France. Ils passent comme une flèche au-dessus des remorqueurs envoyés à leur poursuite et ils viennent descendre sur le môle, où la foule enthousiaste les reçoit.  Ils avaient parcouru, aller et retour, près de 40 kilomètres.

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Deux ans plus tard, Louis-Auguste Perron participait à une ascension encore plus périlleuse, mais à Paris cette fois.  Citons de nouveau Henry de Graffigny dans ses Récits d'un aéronaute (pp. 61-63) :

Le 14 juillet 1882, une double ascension avait lieu à Paris à la place Wagram, où devaient se faire les essais de téléphonie aérienne, à l'aide de deux ballons à peu près du même cubage de 600 à 700 mètres ; le premier, avec M. Dartois accompagné de M. Normand, partait à quatre heures dix minutes et venait tomber, à six heures, à Crespy-en-Valois.

Le deuxième, le Montgolfier, partait à quatre heures quinze minutes, monté par MM. Perron et Cottin, président et secrétaire de l'Académie d'aérostation météorologique. Ce ballon qui, par une faute grave, avait été mis dans un filet plus petit que son volume, fut au moment du départ précipité par un coup de vent sur une maison faisant l'angle du boulevard Pereire. M. Perron dut jeter alors deux sacs de lest pour franchir cet obstacle, ce qui fit monter le ballon d'un bond à 400 mètres; neuf minutes après, à 650 mètres. La dilatation du gaz ayant rempli complètement le ballon, celui-ci se trouva trop à l'étroit dans son filet et éclata. M. Cottin venait de prendre note que le thermomètre était à 28° et le vent S.-E. 1/4. S  À ce moment, un bruit sec se fit entendre ; en levant les yeux sur le ballon, ils aperçurent que celui-ci était crevé dans sa partie supérieure.

M. Perron coupa immédiatement la corde de l'appendice, ce qui fit remonter la partie inférieure en forme de parachute et atténua la vitesse de la chute ; puis il jeta les deux sacs de lest qui restaient.  Le ballon faisait des oscillations d'une amplitude de 30 à 40°.  MM. Perron et Cottin se crurent perdus, et, en lisant le petit opuscule que ce dernier a publié à cette occasion, on ressent comme lui les sensations étranges qui ont dû à ce moment suprême les agiter.  Bien que la descente n'ait duré qu'une seconde et demie, leur vie entière se déroula à leur mémoire.  Un choc formidable arrêta cette descente vertigineuse, et les aéronautes se trouvèrent suspendus à 3 mètres du sol, dans une petite cour de 10 mètres carrés au plus. Le ballon se trouvait de l'autre côté de la maison située passage Chevalier, n° 20, à Saint-Ouen ; quelques minutes après, arrivaient les membres de l'académie d'aérostation météorologique, des amis, ainsi que le fils de M. Cottin, qui, ayant assisté de Paris à la chute du ballon, croyaient retrouver dos cadavres. Ils trouvèrent les deux aéronautes en parfaite santé.

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2017-05-20

 

Singularité théâtrale

C'est une pièce de théâtre qui dure quinze secondes...  La Singularité est proche de Jean-Philippe Baril Guérard (auteur et metteur en scène) est présentée à l'Espace libre jusqu'à ce soir.  Elle imagine le transfert de la personnalité d'une morte à son avatar (vécu de l'intérieur, d'où la distorsion temporelle qui étire quinze secondes sur une heure et quart) dans le contexte d'une société capable d'offrir la résurrection en série à ses citoyens.  Il s'agit donc de science-fiction franche et assumée, ce que l'on retrouve rarement au théâtre québécois, en dépit de quelques exceptions comme Alpha du Centaure (2007), Transhumain (2008) ou Les Mondes possibles (2008), sans parler de la pièce Le Bras canadien et autres vanités (2013) ou l'adaptation en 2006 de L'Autre Monde de Cyrano de Bergerac que j'avais également vue à l'Espace libre.

La conceptualisation du transfert reste un peu vague.  S'agit-il d'une extraction des vestiges mémoriels dans le cerveau d'une noyée ?  Faut-il supposer qu'il y a un implant qui enregistrait les souvenirs de la protagoniste, Anne, jusqu'à sa fin tragique, comme dans « Learning to be me » dans le recueil Axiomatic (1995) de Greg Egan ?  Ou s'agirait-il plutôt de copies de sauvegarde de sa personnalité, comme dans l'univers des « Eight Worlds » de John Varley, ce qui fait remonter l'idée aux années 70 ?  Toutefois, comme Anne conserve un souvenir de ses dernières minutes de vie, il faudrait que la copie de sauvegarde soit mise à jour en continu (dans le nuage ?) et en temps presque réel.

Néanmoins, la mise en scène de ce transfert est excellente.  Deux versions d'Anne surgissent et s'affrontent.  D'une part, il y a celle qui vient de mourir et qui revit ses souvenirs les plus récents à partir d'un moment agréable au bord d'une plage.  D'autre part, il y a celle qui s'échafaude à partir de la « cartographie des souvenirs » de l'ancienne version et qui réclame de réviser les moments désagréables qu'elle ne désire pas conserver.  Ce refus du malheur et même des simples imperfections de la vie trahit une faille fondamentale de la personnalité d'Anne, que la pièce finira par élucider.

L'instabilité de la réalité remémorée rappelle ici un peu la pièce Constellations (2012) de Nick Payne, qui explorait les possibles quantiques dans un registre distinct mais un peu apparenté.  L'intrusion dans les souvenirs d'Anne d'un personnage « pas rapport », Bruno, un gnochon de service qu'elle avait côtoyé au boulot des années auparavant, sert à la fois à détendre l'atmosphère, à souligner la facticité de l'action et à préparer la révélation finale (un peu télégraphiée).  Les personnages du drame mémoriel finissent d'ailleurs par interpeller Anne pour lui rappeler qu'ils ne sont pas les personnes qu'elle connaît depuis des décennies, mais les représentations qu'elle s'en fait.  Malgré le flou du concept, ces dialogues à plusieurs niveaux ont ici une justification que n'ont pas toujours les jeux métafictionnels à la Pirandello, précisément grâce à la démarche science-fictive de l'auteur.

Le dévoilement des rapports entre Anne et sa sœur Élise constitue le point d'orgue de la pièce, même s'il a été aussi préparé par l'ébauche d'une histoire d'amour entre Anne et David.  Ce dernier est un « Organique » qui refuse la réincarnation sérielle (ou appelons-la aussi la métempsycose technologique) pour des raisons qui restent un peu nébuleuses.  Il a son corps d'origine et il a trente ans, ce qui trouble Anne, qui a 196 ans bien sonnés en tant que « Synthétique ».

La relation au temps des Synthétiques capables de se réincarner dans des corps nouveaux est forcément différente de celles des Organiques qui ne vivent qu'une vie.  Est-ce que la mort donne plus de prix à chaque moment, même s'il est imparfait ?  En revanche, l'immortalité devrait permettre d'améliorer son expérience de l'existence, d'une vie à l'autre — si ce n'est qu'en amendant ses souvenirs...  La pièce n'explore pas complètement cette piste, car David met plutôt Anne au défi d'imaginer la finitude de son existence, puisque le Soleil périra un jour en détruisant la Terre.  Si toute existence a un terme dans un univers fini, la durée de l'existence importe-t-elle ?

David a mis le doigt sur un point sensible pour Anne, comme il était inévitable dans le contexte de la reconstitution de sa personnalité et de son passé.  La vérité sur les 72 transferts antérieurs de la mémoire d'Anne éclate enfin, mais Anne 74 espère encore faire mieux qu'Anne 73.  Elle sera plus belle, plus parfaite, moins malheureuse — même si elle se souviendra d'un party de plage perturbé par la présence d'un Bruno qui n'avait aucune raison de se trouver là et qui la mettra en garde contre la tentation de se reposer uniquement sur ses souvenirs.

Ce questionnement sur l'immortalité est à rapprocher peut-être du roman Le Projet Éternité (2016) de Jean-François Beauchemin, où la possibilité de l'immortalité inspire également la méfiance plutôt que l'espérance.  Il se double ici d'une réflexion qui porte moins sur l'identité que sur la construction de la personnalité.  Peut-on échapper à sa souffrance en altérant le passé dont on se souvient ?

Bref, la compagnie du Théâtre en petites coupures a eu l'audace d'aborder un thème peu commun.  Les acteurs — Isabeau Blanche, Olivier Gervais-Courchesne, Mathieu Handfield, Maude Hébert, David Strasbourg et Anne Trudel — jouent avec justesse, et même avec intensité quand il le faut.  Jeudi soir, la performance a été suivie d'une conversation de l'auteur, Jean-Philippe Baril Guérard, avec la créatrice Dominique Leclerc, qui a conçu la pièce Post Humains de la compagnie TRS-80 présentée à l'Espace libre en octobre prochain.  Mathieu Dugal, de l'émission radio-canadienne « La Sphère », était censé animer, mais il est arrivé en retard parce qu'il croyait que la représentation avait lieu une heure plus tard.

L'auteur admet avoir emprunté le titre de sa pièce à l'ouvrage de Ray Kurzweil, The Singularity Is Near (2005), tout comme les idées brassées par Kurzweil l'ont beaucoup inspiré.  (J'en profite donc pour inclure la numérisation de la couverture de mon exemplaire...)
J'ai dû partir avant la fin de la table ronde, mais je n'ai pas entendu le dramaturge évoquer Vernor Vinge.  En revanche, Dominique Leclerc a évoqué sa découverte du milieu des transhumains, cyborgs et biohackers.  (J'ai dû sourire une fois ou deux en les écoutant puisque je me souviens de l'arrivée de l'extropianisme sur internet dans les années 1990, tandis que la mention de corps cryogénisés en vue d'une éventuelle résurrection, qui a fait sursauter dans la salle, me rappelle surtout mon feuilleton sur le sujet en 1985-1987...)  Après avoir répondu quand l'animateur improvisé avait posé une question à Leclerc, Baril Guérard a enchaîné en mentionnant la possibilité de changer de corps pour bénéficier de nouveaux modèles améliorés, plus éco-énergétiques par exemple, en attendant un transfert complet dans la virtualité.  Il anticipait une question dans la salle qui s'inquiétait des conséquences environnementales d'une telle immortalité effective pour la planète.

Leclerc a cité (rapidement) la prothèse complète (whole-body prosthetic) souhaitée par Natasha Vita-More comme exemple de démarches actuelles.  Baril Guérard a ensuite abordé les questions de l'incarnation et de l'identité (défrichées de manière brillante par Stanislas Lem, rappelons-le, par le chapitre sur la « phantomologie » dans sa Summa technologiae de 1964) en soulignant que l'upload d'une personnalité implique un dualisme (âme/corps, logiciel/matériel) qui n'est pas nécessairement confirmé par les dernières découvertes scientifiques.  Il a soutenu qu'il était nouveau de s'inquiéter du prix à payer pour ces nouvelles technologies, tant du point de vue littéral (qui pourra se permettre financièrement de bénéficier du transfert de personnalité d'un corps à un autre ?) que du point de vue des impacts sociaux et environnementaux.  (Ceci occulte quand même un grand nombre d'ouvrages de science-fiction sur ce sujet, en passant par The Stars My Destination d'Alfred Bester, le cyberpunk qui reposait sur une répartition inégale du « futur » ou la série « Sleepless » de Nancy Kress.)

La culture québécoise est en train d'assimiler le futurisme.  Même si les gardiens du sérail restent allergiques au mot même de science-fiction (il fallait entendre hier les participants à l'émission « Plus on est de fous, plus on lit » parler de La Servante écarlate d'Atwood ou d'Orphan Black sans jamais prononcer le mot), les procédés et les tropismes de la science-fiction imprègnent de plus en plus la culture qui se fait au Québec.  Avec de trente à cinquante ans de retard sur la littérature de science-fiction, certes, mais aussi avec une perspective additionnelle, qui sera peut-être la clé de créations aussi abouties.

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2017-05-18

 

Une fantaisie vernienne

(En 1901, une grande course de journalistes s'engage pour faire le tour du monde aussi rapidement que possible dans l'esprit du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne, ce qui vaut à l'auteur vieillissant quelques prises de contacts plus ou moins appréciées.  Du coup, un collaborateur du Figaro qui se fait appeler « Pierre ou Paul » signe dans ses pages du mois d'août une petite fantaisie qui sera d'ailleurs reprise au Canada sous une forme tronquée.  La référence à un Stapley importun déforme le nom de l'explorateur Stanley, peut-être à dessein.)

GLOBE-TROTTING

A Amiens, chez Jules Verne. Cabinet de travail élégant. Mappemonde.

UN VIEUX serviteur, annonçant. — M. Léopold Stapley.

JULES VERNE, étonné. — Une visite?... Fais entrer, Philéas. (Entre M. Stapley.)

M. STAPLEY. — Maître, je vais passer cinq semaines en ballon, et auparavant j'ai eu besoin de vous serrer la main.

JULES VERNE. — La voici. (Mains.) Votre ballon est dirigeable ?

M. STAPLEY. — Comme un vieux caniche en laisse... à condition toutefois que nous n'ayons ni vent, ni pluie, ni aucune de ces perturbations atmosphériques qui, malheureusement...

JULES VERNE. — J'entends bien. Au revoir, monsieur.

(Exit M. Stapley. Rentrée de Philéas.) 

JULES VERNE. — Qu'est-ce ?

PHILÉAS. — Un journaliste, monsieur. (Entre le journaliste.)

LE JOURNALISTE. — Maître, je viens vous embrasser. Je pars ce soir dans la Lune.

JULES VERNE. — Faites. (Joues.) Vous prenez mon moyen de locomotion ?

LE JOURNALISTE. — Parfaitement. L'obus... intérieur capitonné... Nous sommes deux à avoir eu la même idée. Alors nous faisons le voyage en sens inverse. L'un part de la Lune, l'autre de la Terre. C'est à qui ira le plus vite.

JULES VERNE. — Belle émulation! Au revoir, monsieur.

LE JOURNALISTE. — Au revoir, maître, et merci. Je pars réconforté. (Il sort.)

PHILÉAS, annonçant. — M. Jacques Claudicant !

JULES VERNE, stupéfait. — Mais je vais prendre un jour!!

M. CLAUDICANT, entrant. — Maître, j'ai l'intention de faire vingt mille lieues sous les mers. Je viens vous demander votre bénédiction.

JULES VERNE. — Bien volontiers. (Il la donne.)  Et prenez garde de vous mouiller !

PHILÉAS, entrant. — Monsieur, c'est les enfants du capitaine Grant.

JULES VERNE, affolé. — Assez! Je n'y suis plus pour personne. (Seul.) Ah! çà, je redeviens donc à la mode, moi ?

Pierre ou Paul

(Le Figaro, 13 août 1901, p.1.)

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