2006-08-31

 

La main et le cerveau

Comme Penfield et ses collègues l'ont observé, le cerveau consacre beaucoup de puissance de traitement à la main. Pour le cerveau, nous avons un corps de nabot, un visage hypertrophié et des mains de géant.

La main a longtemps été méprisée. Quand le manuel rencontre l'intellectuel, les mots eux-mêmes tranchent. Ce n'est pas le manuel qui crée l'intellectuel, c'est l'intellectuel qui rédige le manuel... Autrement dit, la langue elle-même nous répète qu'il y a les talents nobles, créatifs et originaux, capables de concevoir et de synthétiser — et puis, il y a les talents qui se bornent à l'exécution des instructions et des tâches trouvées dans un manuel.

Les métiers manuels étaient dépréciés dans l'Antiquité. Pour les aristocrates et les philosophes comme Platon, ils étaient banausiques, c'est-à-dire qu'ils témoignaient d'un goût vil et d'une stature étriquée, autant de caractéristiques de la classe des artisans, ouvriers et autres travailleurs qui n'avaient pas le temps de se cultiver comme les aristocrates et propriétaires terriens de l'Attique. Si ces métiers ne sont plus aussi dépréciés, c'est sans doute parce qu'ils sont devenus moins communs dans nos sociétés occidentales industrialisées.

Du coup, on a créé des musées sur la main. À une soixantaine de kilomètres au nord de Munich, dans une petite localité appelée Wolnzach, on retrouve le Museum der Hand, musée d'histoire culturelle de la main. À Lausanne, en Suisse, le médecin et chirurgien Claude Verdan a fondé un Musée de la Main.

La main est même quelque peu glorifiée. En étudiant l'apprentissage des primates, Patricia Greenfield a proposé en 1991 que les parties du cerveau d'abord consacrées à l'assemblage et à l'utilisation d'outils par la main ont ensuite servi à faciliter la construction de propositions linguistiques complexes. D'ailleurs, un article (.PDF) plus récent confirmait en 2002 que les jeunes enfants acquièrent une habileté plus grande dans les tâches d'assemblage en vieillissant, mais que les primates étudiés font encore mieux, peut-être parce que les humains en étaient encore à maîtriser leur motricité. (Quant à l'évolution même du langage, il pourrait devoir quelque chose à d'autres types de mises en relation de parties distinctes du cerveau, en rapprochant d'abord les gestes des sons et des concepts, mais aussi dans le cadre de la synesthésie.)

En 1998, Ronan G. Reilly simulait avec succès le transfert d'une habileté acquise dans le maniement des objets à une habileté dans le maniement des mots et des concepts, comme il l'explique dans ce compte rendu (.PDF). L'habileté manuelle de nos ancêtres primates aurait donc été essentielle au développement d'un langage plus complexe que ce que les chimpanzés, gorilles et certains oiseaux peuvent produire. Mais si l'identification des causes est possible, l'historique de ce développement reste flou. Tout au plus peut-on dire que les déficits cognitifs observés chez les personnes atteintes des syndromes de William et de Down indiquent que des habiletés de base peuvent avoir des causes génétiques très ciblées.

Dans la même veine, le neurologue Frank R. Wilson a signé en 1998 The Hand: How its use shapes the brain, language, and human culture. Un aperçu de sa thèse est fourni par une conférence donnée en 2000. Il vante les performances de la main en rappelant qu'un pianiste capable d'exécuter une sonate doit contrôler, selon un tempo précis, des centaines de contractions musculaires par seconde. Et il cite Henry Plotkin qui défend l'universalité du principe darwinien, c'est-à-dire son applicabilité à de nombreux autres processus que l'évolution des organismes biologiques.

Sans le savoir, j'en défendais une version dans ma dissertation en affirmant que le progrès technique peut se décrire comme un processus gouverné par la génération aveugle (dans la mesure où personne ne peut prédire leur succès) de variantes, leur sélection et leur utilisation comme source d'une nouvelle série de variantes.

On peut déduire de Plotkin — sans le trahir, je crois — que l'évolution de la main entraîne celle du cerveau parce que l'assortiment croissant de possibilités permises par les nouvelles capacités de la main hominienne oblige le cerveau à suivre. Parce que la main crée un nombre croissant d'environnements potentiels et qu'il s'ensuit mathématiquement qu'il devient plus probable qu'au moins certains de ceux-ci seront sujets à des changements si rapides que l'adaptation purement génétique ne suffira pas, ce qui doit faire intervenir les capacités d'adaptation du comportement, et donc du cerveau.

C'est bien entendu une autre façon de dire qu'un environnement en partie artificiel, parce qu'il est en partie le fruit d'opérations manuelles, éventuellement techniques, est plus complexe et ne sera maîtrisé que par des capacités cognitives supérieures. Plus un environnement est riche, plus un cerveau capable de combiner des éléments différents accouchera de nouvelles combinaisons, accouchant ainsi d'environnements encore plus riches. La main et l'esprit créent des différences. La différenciation multiplie le nombre d'environnements potentiels, et donc de trajectoires événementielles.

C'est une façon très abstraite d'en parler. Dans cette conférence pour la NASA, dans le cadre du débat sur l'envoi d'astronautes jusqu'à Mars, Wilson conclut plutôt que la main et la pensée ont co-évolué de manière à faire face aux incertitudes du monde. Et que des manuels — hommes à tout faire, ou musiciens d'un ensemble à cordes — auraient les meilleures chances de venir à bout de l'exploration de Mars.

Libellés : , ,


2006-08-30

 

Les débuts de la science-fiction en France

Hier, j'ai passé la journée à la Bibliothèque nationale de France, succursale François-Mitterrand. Je la fréquente depuis longtemps, mais je l'avais rarement vue aussi achalandée. C'est sans doute à la fois la rentrée et la proximité de sa fermeture annuelle. (Car, oui, en France, une institution de cette importance peut fermer entièrement ses portes pendant près de deux semaines. Malheur au chercheur étranger qui est venu de loin et qui n'a pas eu l'idée de chercher sur le site l'annonce d'une coutume aussi bizarre!)

Je complète mes lectures des premières œuvres de science-fiction au XIXe siècle en France, en partant entre autres de la liste fournie par Marc Angenot dans cet article paru dans Science Fiction Studies (on parle d'ailleurs de la science-fiction québécoise dans le dernier numéro paru). Cela me servira à mieux comprendre l'histoire de la science-fiction canadienne d'expression française.

J'ai pour principe qu'on apprend toujours des choses en revenant sur le travail des autres. Prendre pour parole d'évangile le travail d'un prédécesseur, c'est s'exposer à répéter les mêmes erreurs. Il faut aussi faire attention aux critères de sélection; dans cet article, Angenot ne retient que les livres, ce qui l'amène à citer la première publication en volume des Aventures de Robert Robert de Louis Desnoyers sans faire état de leur parution antérieure dans le Journal des Enfants.

Ainsi, Angenot cite dans sa chronologie Publication complète des nouvelles Découvertes dans la Lune de V. Considérant, sans nom de lieu ou d'éditeur, mais paru en 1836. Cet ouvrage est parfaitement inconnu, mais il existe en France au moins trois exemplaires d'un petit livre intitulé Publication complète des Nouvelles découvertes de Sir John Herschel dans le ciel austral et dans la Lune (traduit de l'anglais), publié à Paris chez Masson et Duprey en 1836. La médiathèque de Montpellier en attribue la traduction à Victor Considérant et Raymond Brucker (de fait, dans ce livre, les traducteurs ne sont pas identifiés, mais il est toujours question d'eux au pluriel). Victor Considérant, polytechnicien de formation, était sans doute parfaitement capable de traduire la prose faussement scientifique de l'original et il était homme de lettres à l'époque de cette publication, ce qui veut nécessairement dire qu'il n'aurait pas refusé un contrat de traduction. Quant à Raymond Brucker, il s'agit, comme Considérant, d'un Fouriériste qui tâta du roman et qui retrouva tardivement le chemin de l'Église. Le partenariat semble donc vraisemblable.

J'ai parlé d'une prose faussement scientifique parce qu'il s'agit en fait d'une traduction du grand canular lunaire (The Great Moon Hoax) du New York Sun en août-septembre 1835. Les six articles en question, attribués à un compagnon de l'astronome John Herschel, avaient établi une fois pour toutes en France la réputation de hâbleur des journaux étatsuniens. Le retentissement de cette série aux États-Unis avait même permis à un des premiers traducteurs de Jules Verne — Edward Roth, instituteur de Philadelphie — de glisser dans sa traduction d'Autour de la Lune, All Around the Moon (1873), un paragraphe de sa plume qui faisait allusion au canular. (Ce genre de plaisanterie valant aux traductions anglo-américaines de Verne une mauvaise réputation souvent méritée...)

Dans le texte, on apprend que la Lune est habitée et que Herschel a même observé les trois espèces intelligentes qui s'y trouvent. Il s'agit donc de science-fiction, en quelque sorte, mais on ne peut l'inclure avec la science-fiction francophone puisqu'elle n'a pas été écrite en français à l'origine. Il est d'ailleurs curieux que cette traduction ait été éditée en 1836. Arago aurait critiqué la mystification dès novembre 1835. L'a-t-elle été moins comme supercherie que comme lecture pour le divertissement? Ce serait alors comme texte de science-fiction, mais toujours pas francophone. Dans tous les cas, il n'a pas sa place dans le corpus.

Angenot, curieusement, cherche à établir que la science-fiction française avant Verne est une succession d'œuvres uniques, sui generis, qui n'ont jamais fondé une « tradition ». En cela, il est aidé par ses choix, et par son ignorance (obligée) du roman inédit de Verne, Paris au XXe siècle.

Ainsi, il passe très vite sur le cas du Dernier homme (1805) de Jean-Baptiste Cousin de Grainville. Pourtant, voici un roman qui sort l'année de la mort de l'auteur, qui est réimprimé par Charles Nodier en 1811 et qui incite Auguste Creuzé de Lesser à le mettre en vers entre 1814 et 1818, avant d'éditer son épopée en 1831 parce qu'il apprend que « plusieurs hommes de lettres pensent à traiter le sujet de celui-ci ». Un critique du Moniteur est suffisamment intéressé pour convaincre Creuzé d'enrichir un passage de son cru dans la première version, ce qu'il fait bel et bien dans la seconde, sortie en 1832. Puis, en 1857, Paulin Gagne reprend le personnage de Cousin pour signer L'Unitéide ou la Femme Messie, tandis que sa femme Élise suit d'encore plus près l'original dans Omégar ou le dernier homme en 1859. Plus tard, Flammarion s'en inspirera encore. Et c'est sans parler des auteurs anglais comme Byron et Shelley qui ont été inspirés directement ou indirectement par la traduction anonyme du Dernier Homme... Certes, on ne saurait affirmer que l'œuvre ait connu un grand succès commercial, ou que tous les thèmes que la science-fiction englobe aujourd'hui ont bénéficié de la même pérennité à cette époque, mais il y a là quelque chose de plus qu'une série d'œuvres singulières sans postérité.

Angenot, tout comme Paul Alkon, fait aussi grand cas du roman de Félix Bodin, Le Roman de l'avenir (1834), qui est non seulement une anticipation novatrice mais aussi l'articulation d'une nouvelle esthétique. Néanmoins, on trouve dans l'introduction que donne Creuzé à son poème épique des passages éclairants sur la valeur de l'idée nouvelle. Si Bodin fonde l'esthétique de l'anticipation, il me semble clair que l'attrait du sublime des idées de la science-fiction est déjà compris avant Bodin. Ainsi, Creuzé commence par citer Nodier qui s'imagine interpelant le lecteur de bonne foi :

« que penseriez-vous, lui dirai-je, de l'homme qui, au bout de tant de siècles que la poésie illustra de tant de merveilles, s'est saisi d'un sujet qui lui était échappé, et qu'elle n'avait pas même semblé prévoir? Que penseriez-vous de la conception touchante et sublime qui opposerait aux beaux jours de la terre naissante, comme Milton l'a décrite, la décadence et les infirmités d'un monde décrépit, les funestes amours de nos derniers descendants aux délices du Paradis, et la fin de toutes choses à leur commencement? »

Ce passage qui rattache explicitement l'œuvre de Cousin aux merveilles de la littérature antérieure et au sublime poursuit en parlant à son sujet d'une « fable surprenante, dont l'exposition même étonne l'imagination », soutenue « par un genre d'un merveilleux encore unique ». Il y a là une conscience de trouver le germe de quelque chose de neuf.

Creuzé enfonce le clou en soulignant : « Remarquons au moins qu'Homère et Milton se sont appuyés sur quelque chose; après tout, leurs fictions sont le passé embelli : celle de Grainville est l'avenir créé. »

Après avoir répété que Cousin a profité d'« une idée si complètement neuve, si éminemment belle », Creuzé énonce sa pensée en toutes lettres : Cousin « a conçu et esquissé un ouvrage qui, par son nouveau et terrible sublime, rejette loin derrière lui toutes les créations romantiques étrangères ». Bref, « le mérite particulier, spécial, exclusif, de son ouvrage, était d'offrir un ordre d'idées entièrement neuf pour le fond comme pour les détails ».

Dans ces quelques lignes, on trouve une conception de l'intérêt de la science-fiction que les critiques modernes ne désavoueraient pas : littérature des merveilles, littérature du sublime, littérature des idées neuves... Tout ce qui manque, c'est une discussion de l'apport scientifique et technique à ces dimensions. Une analyse poussée de ces textes révéleraient sans doute une certaine conscience des théories contemporaines de la géologie concernant le refroidissement du globe, un débat ouvert par Buffon au siècle précédent. Et Creuzé décrit l'usage généralisé de ballons dirigeables dans les siècles futurs, au point où ils sont utilisés pour une tentative de déménager l'humanité sur un autre monde.

Le début du XIXe siècle pour la plupart des historiens européens, c'est 1815, la fin de l'aventure napoléonienne et l'instauration d'un ordre international qui durera tant bien que mal jusqu'en 1914. En science-fiction, le début du siècle doit sans doute rester associé à la parution du Frankenstein de Shelley, conçu près de Genève en 1816 et publié en 1818, mais la redécouverte de Cousin de Grainville par Nodier et par Creuzé de Lesser en 1811-1814 permet aussi de faire de ces mêmes années la matrice d'un temps nouveau.

Libellés : ,


2006-08-29

 

Quelques images de Bellaing

D'autres nœuds de la Toile ont déjà commencé à afficher leurs photos de la Convention nationale française à Bellaing, dont un site de Sylvie Lainé et le blogue d'Emmanuel Guillot, qui offre des premières impressions et un reportage plus étoffé. (On peut aussi aller jeter un coup d'œil sur le blogue de Nathalie Dau, qui est dans la liste des liens à gauche.) Les médias régionaux ont également couvert l'événement. D'autres intervenants du milieu en parlent aussi, soit sur le mode du compte rendu soit sur celui de l'album de photos.

Après avoir évoqué le déroulement de la Convention nationale en deux fois, je peux aussi offrir quelques photos en pâture. Dans la première, à droite, on voit le distingué Bellaingeois Pierre Gevart, grand organisateur de la Convention, et l'artiste Antonio Buondelmonte inaugurer l'exposition des œuvres de ce dernier (certaines sont visibles derrière). Cette inauguration en fin d'après-midi jeudi, c'était aussi un peu celle de la Convention, qui prenait déjà sa vitesse de croisière. Au fil de la journée, les participants avaient afflué, grossissant le noyau initial. Les premiers arrivés avaient d'ailleurs mis la main à la pâte pour décharger la camionnette de notre principal libraire, Frédéric d'Omerveilles si je ne me trompe pas. Les premières tables rondes avaient déjà eu lieu, l'invité d'honneur (Xavier Mauméjean) avait fait son apparition et le bar roulait rondement. L'unité monétaire de référence des buveurs était la Géante Rouge, le GR tout de suite prononcé Greu par les participants. (Parce qu'il s'agissait de combler un petit creux? L'histoire ne le dit pas.) Pour les annales de notre temps, je crois me souvenir qu'un Greu achetait un café, deux Greus un jus ou soda et cinq Greus une bière spéciale (Kriek, Leffe, etc.). J'inclus ci-contre à gauche la reproduction d'une unité de 5 Greus... qui prouve par le fait même que j'aurais pu consommer plus!

Ma deuxième photo illustre un moment de la table ronde qui se penchait sur l'état de la science-fiction — en France, il fallait comprendre. De gauche à droite, on voit assis derrière la table Laurent Whale et Jean-Pierre Fontana, puis l'animateur Jean-Christophe Hoël tout contre la cloison vitrée. À l'avant-plan, également de gauche à droite, ce sont Selene Verri, Jérôme « Globulle » Lamarque, Matthieu Walraet, peut-être Michaël De Becker, puis une tête que je ne reconnais pas, Jean-Pierre Lion et une autre tête que je ne remets pas (Claire Panier-Alix?). La discussion sur le sujet, une fois le diagnostic posé d'une crise de la science-fiction littéraire proprement dite, s'est surtout attachée aux causes et remèdes immédiats. Mais le sujet de ce blogue, la culture du futur, ne me semble pas sans rapport avec la désaffection du lectorat français pour la science-fiction, car le futur a cessé d'être un lieu réel, semble-t-il, ou bien il est devenu beaucoup trop réel pour que l'imagination s'amuse à s'y projeter.

En parlant de lieux bien réels, il reste à signaler le deuxième pôle de la Convention. Non, pas le réfectoire, mais bien le dortoir des voyageurs moins en fonds que d'autres. On ne le voit pas sur cette photo, mais l'édifice en briques abritait non seulement de l'équipement municipal (derrière le rideau de fer) mais un gymnase et une salle commune, sans doute pour le logement des équipes de passage. Peut-être parce que les équipes de volley-ball ne sont pas nombreuses, il n'y avait cependant que dix lits de camp, alors que la population du lieu a dû culminer à quinze ou seize personnes la nuit de samedi. Le réveil, certains matins, était on ne peut plus champêtre. En prenant le chemin des écoliers qui passait dans les champs de maïs par derrière, on pouvait entendre tous les coqs des fermes voisines s'égosiller, de sorte que leurs chants s'élevaient des quatre coins de l'horizon...

Libellés : , , ,


2006-08-28

 

Aux sources de Miyazaki

Avant d'atterrir en France, je n'avais pas du tout prévu de profiter de mon séjour pour voir Nausicaä de la vallée du vent de Miyazaki Hayao. Mais comme le film sortait le 23 août, il aurait été bête de se priver d'une telle réalisation. Sans tarder, j'ai fait le saut jusqu'au Cinéma Le Balzac, qui offre trois salles consacrées aux films moins courus. Il n'en reste presque plus de cette espèce à Montréal, malheureusement.

J'ai donc vu la nouvelle version sous-titrée de ce film sorti en 1984, d'après un manga de 1982. Ni la netteté ni la richesse des dessins ne sont encore à la hauteur de l'art de Mononoke Hime ou de Sen to Chihiro no kamikakushi. Le mouvement est minimal dans certains cadrages où seul le personnage qui parle bouge (et encore!). Parfois, on croit déceler certaines influences dans le dessin — un peu du graphisme de La Planète sauvage de Laloux? du Moebius? En tout cas, comme je l'ai soupçonné en voyant le film, les Omus sont en partie inspirés par les vers géants de Dune, de l'aveu même de Miyazaki. (Leur carapace segmentée est assez caractéristique...)

Il y a aussi des accrocs mineurs. Au début du film, je n'ai pas compris comment Nausicaä avait fait pour emporter la cornée de la mue d'Omu qu'elle remet à Yupa. Plus tard, Nausicaä respire un air censément pollué, mais elle ne semble pas s'en porter plus mal. À la fin du film, sa robe change trois fois de couleur en quelques moments. Il faut l'imputer à l'effet du sang bleu du jeune Omu qu'elle essaie de sauver, mais le dessin un peu trop sommaire ne nous montre pas les taches de sang en train de colorer tout le vêtement... On ne voit vraiment que les changements de teintes.

J'ai parlé précédemment d'une recette, ou peut-être d'une formule, dans le cas des films de Miyazaki. Ce n'est pas exact. Il faudrait plutôt parler d'éléments récurrents au service de thématiques semblables. Avec Nausicaä, on remonte presque aux sources de l'œuvre cinématographique de Miyazaki et de nombreux éléments du film se retrouveront dans les suivants. Les Omus insectoïdes rappellent néanmoins par leur forme les sangliers géants de Princesse Mononoké. Les nombreux engins et combats aériens seront présents de nouveau dans Laputa, Porco Rosso et Kiki. De par son rôle, le Soldat Géant (ou guerrier divin, selon la traduction anglophone) évoque le robot destructeur de Laputa, mais son dessin l'apparente aussi au monstre né de la décapitation du dieu de la forêt dans Princesse Mononoké. Quant au respect de la nature et au désir de vivre en harmonie avec elle, ils vont de soi...

Un des débats mineurs suscités par le film se passe entièrement en-dessous de la ceinture : Nausicaä porte-t-elle ou non des pantalons dans plusieurs scènes du film? Moi, j'ai eu l'impression que non, mais de nombreux sites affirment qu'il s'agit de pantalons d'une teinte proche de la couleur de la peau — et que certaines versions du film estompent la différence de teintes, faisant croire que Nausicaä a les jambes nues. Comme les pans de son manteau bleu ne cachent pas grand-chose de ses fesses, il y aurait de quoi scandaliser les censeurs... mais je veux bien croire qu'elle porte des pantalons. Toutefois, ils sont alors extrêmement moulants et révélateurs, et le cas de Kiki laisse soupçonner qu'à tout le moins, Miyazaki a joué sciemment sur l'ambiguïté. (Dans Kiki, la petite sorcière ou Majo no takkyûbin, le spectateur se fait montrer plusieurs fois les petites culottes de la jeune héroïne.) D'aucuns soupçonnent autre chose... Ce que j'ai cru relever, c'est que le dessin de Miyazaki se faisait plus affriolant dans la première moitié du film, qui est plus lente, que dans la seconde, plus dominée par l'action. Se pourrait-il que Miyazaki ait choisi ce moyen de retenir l'attention de certains spectateurs jusqu'à ce que les événements se précipitent?

Quoi qu'il en soit, c'est un film incontournable pour les amateurs de Miyazaki. Comme il s'agit de l'adaptation d'un manga en sept volumes, l'action est très riche et forcément ramassée. Les personnages sont nombreux, souvent ambivalents, et de multiples forces en présence s'affrontent sans que l'on puisse véritablement identifier de partis dont le combat serait le bon, sauf celui des villageois de la vallée du vent qui ne luttent que pour leur survie. Ces villageois sont présentés comme des forestiers, qui entretiennent amoureusement une forêt qui leur permet de résister à la gangrène de la pollution toxique qui ronge le monde depuis avant l'effrondrement des anciennes civilisations technologiques.

Cet aspect du film rappelle les pratiques spécifiquement japonaises de gestion des forêts que Jared Diamond vantait dans Collapse, ce livre qui offre une analyse très nuancée des menaces pesant sur la survie des sociétés humaines et dont j'ai déjà parlé. Cette gestion sylvicole qui commence à attirer l'attention reste loin d'être adoptée partout, mais c'est ce qui fait de ce film de science-fiction plus qu'une simple aventure exotique et plus qu'une simple dénonciation écologiste de l'exploitation insensée des ressources ou de la pollution.

De manière assez intéressante, Nausicaä est un des rares films de science-fiction de Miyazaki, avec Le château dans le ciel, encore que ce dernier commence déjà à verser dans le merveilleux. Par la suite, Miyazaki a privilégié le fantastique pour aborder les mêmes thèmes qui se résument, quelque part, à ce qu'il faut faire pour préserver l'avenir de l'humanité. En tant qu'auteur de science-fiction mais aussi comme humain concerné par notre avenir collectif, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il y a une certaine contradiction à miser sur le merveilleux pour faire passer une leçon qui se doit d'être enracinée dans le réel.

Les allégories fantastiques sont-elles vraiment plus efficaces que les allégories rationnelles de la science-fiction? Le futur le dira.

Libellés : , ,


2006-08-27

 

De retour de Bellaing

En France, c'est la rentrée. La transhumance estivale s'achève et les vacanciers reviennent chez eux. Dans le train qui me ramène à Paris, tous les sièges ne sont pas pris même s'il s'agit d'un dimanche soir. Faut-il croire qu'il y a relativement peu de Parisiens qui s'en vont passer leurs vacances à Valenciennes, Douai ou Arras?

Samedi, après avoir parlé (.audio) de la future version montréalaise de la Convention nationale aux Lyonnes de la sf, j'ai fait le point sur l'état de la planification de Boréal 2007 qui accueillera ladite convention. J'en ai profité pour annoncer la venue de Xavier Mauméjean et notre thématique axée sur les utopies et les uchronies.

J'ai surtout profité de la journée pour bavarder avec les amis. Du coup, j'ai raté les conférences « Musique et sf », puis « BD et sf ». Il y avait pourtant de fort intéressants créateurs de BD sur place. Mais j'ai préféré assister à la conférence uchronique de Xavier Mauméjean qui a livré un compte rendu de l'incroyable trajectoire de Karel Čapek qui vint à Hollywood participer à la mise en scène de nombre des plus célèbres robots de l'histoire du cinéma...

Avant le repas ont été remis les prix littéraires d'usage : le Prix Rosny aîné du roman est allé à Catherine Dufour pour Le Goût de l'immortalité et celui de la nouvelle à la radieuse Sylvie Lainé pour « Les yeux d'Elsa ». Le Prix Cyrano a été remis à Jean-Pierre Fontana. (Les récipiendaires des autres prix sont annoncés sur les listes habituelles.)

Après le repas a eu lieu la vente aux enchères menée de main de maître par Georges Pierru; j'en ai retiré un assortiment de fanzines dont je ferai don à la collection Merril. Des objets surprenants sont sortis des caves, dont un tableau de Jean-Luc Blary, si j'ai bien compris. Quant à la table de Lodève trouée à l'origine par la force musculaire de l'encanteur de circonstance, Guillaume Thiberge, elle a reçu un trou de plus, créé par Didier Cottier, pour qui les copains s'étaient cotisés.

Dimanche matin, c'est la fin. La preuve, il ne reste plus un seul croissant quand j'arrive sur place... Je placote, je finis une bière, je fais mes derniers achats de livres, puis c'est le départ. Mais non sans consacrer une bonne heure et demie à visiter le centre-ville de Valenciennes avant de prendre le TGV...

Libellés : , , ,


2006-08-25

 

Bellaing sous la pluie

Si Paris peut être belle sous la pluie, on peut bien accorder le même privilège au village de Bellaing, à une demi-douzaine de kilomètres de Valenciennes. Petite localité des plaines du nord, Bellaing est entouré de champs, de prés, de haies. Même dans les rues à quelques pas de l'église et du monument aux morts, les odeurs de ferme flottent dans les airs, mais aussi les sons de la route nationale toute proche, parcourue par les motos, autos et camions. Du centre culturel et sportif dit le Labyrinthe au cœur du village, la vue s'étend pourtant sur quelques kilomètres jusqu'aux villages voisins et aux centrales qui se découpent sur l'horizon.

Arrivé mercredi soir par la route, profitant d'un bout de conduite dans la voiture de Pierre pour couvrir les ultimes kilomètres, j'ai vite rencontré les braves venus en avant-garde. Tandis que les uns garaient leur caravane ou dressaient leur tente dans l'herbe derrière le Labyrinthe, les autres partaient occuper une salle commune aux confins du village. Ce qui serait une aréna de hockey au Canada est en France un gymnase pour équipes de volley-ball : la salle Germinal.

Jeudi matin, c'était donc l'installation des vendeurs et exposants dans la grande salle du Labyrinthe où l'exposition des œuvres artistiques était déjà montée. Le repas a eu lieu sous la tente par un temps pluvieux. Des flaques retenues par les creux de la toile menaçaient à tout instant de se transformer en cascades pour arroser les malheureux qui se tenaient sous les bords de la toiture... C'est sans surprise que le soir même le repas a été transporté dans un hangar voisin qui est resté le lieu désigné de nos agapes, les avantages d'un abri en dur l'emportant sur l'exiguïté du local.

Je n'ai pas pris de notes durant les débats de l'après-midi : « Uchronie et sf », puis « Peut-on faire de la sf sans dire qu'on fait de la sf? » (Je ne suis même pas sûr d'avoir assisté aux deux, en fait...) J'étais encore un peu fatigué par le décalage d'horaire et la discussion avait tendance à s'éparpiller, faute de lignes directrices indiquées dès le départ. La présence de Xavier Mauméjean, uchroniste distingué qui sera au nombre des invités du congrès Boréal en 2007, a fait beaucoup pour relever les débats.

Le clou de la soirée a été la dictée préparée par Jean-Christophe Hoël, qui mettait au défi les conventionnels de surmonter les pièges habituels de la langue française et, en prime, d'épeler correctement les néologismes et autres mots propres à la science-fiction. Un paragraphe sauté à la lecture m'aura permis de faire tenir ma copie sur une seule page et n'aura pas prolongé outre-mesure le supplice. Après le repas, les conventionnels se sont réunis pour regarder une projection de la première version filmée du roman d'Arthur Conan Doyle, The Lost World. Sorti en 1925, The Lost World n'a pas survécu dans sa forme originale, qui introduisait le film de monstres et qui serait le premier film projeté en vol, entre Londres et Paris, à bord d'un bombardier converti de la Handley Page. Mais la version que nous avons vue donnait sans doute une bonne idée du film d'origine, de ses moyens et de ses faiblesses. King Kong ferait mieux dans l'animation des dinosaures et autres bêtes, quelques années plus tard, mais c'est frappant de retrouver dès 1925 un tel nombre de clichés du film de monstres.

Aujourd'hui, la matinée a été occupée par deux tables rondes, « e-Book ou i-illusion » sur le livre électronique et numérique, avec Jean-Luc Blary entre autres, et « Bilan de santé de la sf » (sous-entendre : la sf française). J'ai apporté mon grain de sel, surtout pour lancer quelques nouvelles idées en attendant de voir ce qui en sortira...

Je retiens surtout la rencontre en début d'après-midi avec les deux auteurs qui composent l'auteur ukrainien Henri Layon Oldie. Oleg S. Ladyjenski et Dmitri E. Gromov sont des russophones qui collaborent depuis près de vingt ans et participent aussi à l'organisation du congrès annuel Star Bridge à Kharkov en Ukraine. (Pour la petite histoire, notons qu'il ne s'agit pas de l'événement sf qui avait failli hâter la mort de Robert Sheckley l'an dernier.)

L'impression que j'en retire, c'est que si la sf se vend bien en Russie et ailleurs dans le monde russophone, les auteurs du cru ayant bien récupéré de leur éclipse pratiquement totale entre la chute du régime communiste et 1996, les tirages restent en-deçà de ceux atteints par les grands bestsellers. Néanmoins, comme il a été question de tirages se comptant en dizaines de milliers d'exemplaires, que même les auteurs nord-américains jugeraient enviables, la sf russophone jouit clairement d'un auditoire sans commune mesure avec ce que l'on retrouve dans le monde francophone.

La journée s'est achevée avec une visite au site minier de la fosse Arenberg, à Wallers, à deux kilomètres environ de Bellaing. Ce fut le site du tournage du film Germinal de Claude Berri et plus récemment de la télésérie pour jeunes La compagnie des Glaces de Paolo Barzman, inspirée par la série de romans de G.-J. Arnaud au Fleuve Noir. Après le repas, la salle a été invitée à participer à un jeu des menteurs qui a sacré Pierre Gevart le roi des menteurs de la Convention...

Libellés : , , ,


2006-08-22

 

Pas de serpents à bord — et pas grand monde, non plus

À minuit, je survolais l'Atlantique à 12 500 mètres d'altitude et à 200 kilomètres au large de St. John's, fredonnant la Marche triomphale d'Aïda après avoir regardé Over the Hedge — qu'Air Transat s'obstine à orthographier Over the Edge dans ses annonces. Mais pas trace de serpents à bord...

Vingt-quatre heures plus tôt, je quittais l'île de Montréal en route pour Ottawa. Filant sur l'autoroute en pleine nuit, je composais les deux premiers quatrains d'un sonnet de circonstance, et le premier alexandrin du premier tercet avant d'arriver à destination.

La nuit a été courte. Ou plutôt, elle a été longue et je n'ai fermé l'œil que quelques minutes avant de reprendre la route (mais pas au volant d'un véhicule). Après un passage-éclair à l'Université d'Ottawa pour des raisons paperassières, j'ai pris l'autobus pour Montréal où, après une visite-éclair à l'université (l'autre), je suis revenu à l'appartement pour boucler mes sacs, non sans paniquer en cherchant un porte-monnaie qui avait eu le mauvais goût de se glisser là où je ne l'ai trouvé qu'à la dernière minute.

Puis, c'est le saut à l'aéroport Trudeau (ou pour un peu je croisais Hugues arrivant dans le sens contraire). La queue est longue, mais elle avance assez rapidement. La dernière absurdité en matière sécuritaire n'est pas encore connue de tous. En témoigne la table qui accumule, avant la mise à nu... des sacs par les rayons X, un curieux assortiment de bouteilles vides et à moitié vides qu'il n'est plus question d'emporter à bord. En revanche, je note qu'un voyageur qui choisirait de cacher un serpent sous ses vêtements ne se ferait pas nécessairement épingler par les détecteurs de métaux...

En fin de compte, l'avion est presque désert. Pas un chat (ou serpent). J'ai donc pu enlever mes souliers sans crainte et m'allonger sur quatre sièges pour dormir. Je doute d'avoir la même chance à mon retour...

Sinon, j'ai été frappé (encore?) par la longueur de la nouvelle jetée internationale de l'aéroport Trudeau. Elle permet d'accéder directement aux avions, sans navette comme à Mirabel autrefois ou au Terminal 3 de Roissy-Charles-de-Gaulle. Les voyageurs doivent marcher — excellent exercice, je serais le dernier à le nier — sur une distance qui explique sans doute en partie les délais requis pour les départs. Mais peut-être faut-il autant d'espace pour gérer le nombre de passagers et l'allongement de leur séjour dans l'aérogare entraîné par les mesures de sécurité. Plus le flot est ralenti, plus la quantité instantanée augmente. Les navettes sont des solutions énergivores, mais les grandes aérogares le sont aussi à plusieurs titres... J'avoue que je ne détesterais pas savoir quels critères jouent pour trancher dans un sens ou dans l'autre — exception faite de la possibilité de mettre plus de commerces dans une longue jetée...

Libellés : ,


2006-08-21

 

Les nuances de la nuit

La nuit n'est pas une équation quadratique
mais ses racines aussi restent des mystères
(voilés par cette brume qui monte des terres)
que pourraient éclairer les mathématiques

Inconnues, gardez donc l'attrait du mystique,
des nuages allongeant des traînées d'éther
qui disent aux rues, aux champs, aux bois de se taire,
et des arbres dressant des pignons rustiques,

ombres tapies au fond d'une mer délavée
que je traverse en suivant le ruban pavé
sans jamais demander si l'aube viendra,

l'œil trouvant au sein des ténèbres les nuances
me prouvant, d'une part, que la nuit finira
d'autre part... qu'il y a des portes dans son silence

Libellés :


2006-08-20

 

Se jeter sur la bonté

The kindness of strangers. La bonté des étrangers.

Tôt ou tard, un voyageur dépend de la bonté des étrangers. Depuis les débuts de l'histoire humaine, cette vérité fondamentale de l'existence n'a pas changé. Le voyageur, quand il s'éloigne de chez lui et des siens, se met à la merci d'autrui. En anglais, quand on n'a plus aucun recours, on dit, littéralement, qu'on se jette sur la merci d'une cour, d'un juge, d'un ennemi... En français, l'expression « se jeter sur quelque chose » exprime bien l'avidité, ou le désespoir, ou le besoin primaire qui pousse quelqu'un vers ce qu'il lui faut.

Les récits de voyage deviennent des aventures quand le voyageur ne rencontre pas la bonté ou la générosité espérée, mais l'inflexibilité du douanier ou du policier qui garde une frontière, le geste meurtrier du brigand qui prend la bourse et la vie, ou la cruauté du pirate (tel celui qui captura Platon lors d'un voyage en mer et le vendit aux enchères comme esclave).

Comme on fait grand cas de ces vicissitudes arrivées aux voyageurs d'antan, les casaniers se surprennent souvent des récits de voyage qui racontent le contraire — ce qui est pourtant loin d'être inhabituel dans les pays prospères et en paix.

Dans le Globe and Mail de la fin de semaine, la section des livres recense un livre de Barbara Kingscote, Ride the Rising Wind: One Woman's Journey Across Canada. Il s'agit du compte rendu d'un voyage réalisé en 1949-1950 par une jeune femme de Mascouche (localité que j'ai traversée hier en allant faire la fête avec les amis chez Thibaud). Âgée de vingt ans, la jeune Barbara Bradbury a sellé son cheval Zazy et décidé un jour de le monter jusqu'à Vancouver.

En chemin, elle a profité de la bonté de nombreux étrangers, ce qui étonne la critique :

« Everywhere she goes, people take her into their homes, feed her dinner, ask about her journey and tell her about their lives. They put Zazy in their stables, massage her legs, help doctor her saddle galls and bring her water and oats. At Kenora, a truck driver pays for groceries; in Swift Current, an expert saddler rebuilds tack for a small fee. In Tompkins, where Barbara happens upon "a noisy house party of young people," she is not allowed to leave until she has something to eat. "A girl about my age slipped out to the elevator and brought oats fo Zazy's supper, and filled her nosebag for another day. She even offered to pack food for me." Horse and rider travel lightly through a country of kindness. Is that country still out there? »

C'est devenu un lieu commun que de dire que l'homme est une merde.

Pourtant, qui a voyagé de manière aussi simple et rudimentaire que Barbara sait bien que les gens d'un lieu seront souvent généreux si le voyageur n'est pas menaçant et s'ils ne sont pas eux-mêmes dépourvus (ou trop bien pourvus — pour les riches, tous les pauvres sont effrayants, mais c'est un autre débat). Évidemment, la générosité en question est souvent des plus simples. Un repas offert à la bonne franquette, un endroit où coucher, un peu d'eau potable pour la bouteille du voyageur... mais ce sont des choses qui comptent beaucoup pour le voyageur.

Le marcheur, le cycliste, le cavalier : ceux-là se lancent dans la nature avec un minimum de ressources. (La vitesse est une ressource. Le toit d'une automobile est une ressource, ne serait-ce que contre la pluie ou le soleil. Les portes d'un véhicule sont des ressources, pour assurer la tranquillité d'une nuit de sommeil en pleine nature, en dernier recours...) Ils ont beau emporter un matériel de camping, ils ne sauraient parer à toutes les éventualités. Tôt ou tard, ils feront appel à la bonté des étrangers. Et comme ils ne traînent avec eux rien de superflu, il est rare qu'ils se feront refuser...

Néanmoins, un voyageur qui partirait en comptant trop sur la bonté des étrangers me dérangerait. Des voyageurs comme Matteo Pennacchi (Le tour du monde sans un rond) ou Ludovic Hubler, il y en a encore un certain nombre qui renouvellent les exploits d'André Brugiroux ou Bernard Ollivier. Lors du Salon du Livre de l'Outaouais ce printemps, je crois que l'un d'eux était passé nous présenter son livre le samedi ou le dimanche, expliquant comment il avait relevé le pari de voyager sans le sou.

Seulement, quand on vient d'un pays riche, je trouve un peu inconvenant de partir à la découverte du monde en comptant à l'avance et systématiquement sur la générosité d'autrui...

Libellés : ,


2006-08-19

 

Un héritage à rembourser

Le passé n'est rien, car le futur est tout
La famille, comme toutes les bonnes choses
Est décidément meilleure à petites doses
Seuls comptent nos enfants, nos ultimes atouts

Et l'héritage que nous leur laissons surtout...
Mais l'avenir doit-il être la seule cause
qui nous anime et nous pousse sans une pause
à sauver pour tous un monde meilleur en tout?

Car le monde a déjà été sauvé pour nous
Plutôt qu'un désert parcouru en burnous,
nos aïeux nous ont légué un foyer de vie

Dans la jungle, les fleurs sont des chants de couleur
La campagne est une glaise d'amour pétrie
À nous de payer pour ces ruisseaux de douceur!

Libellés :


2006-08-18

 

La roulette russe... aux États-Unis

En 1557, date généralement tenue pour obscure dans l'histoire du monde, le roi d'Espagne Philippe II est incapable d'honorer ses engagements envers la puissante banque familiale des Fugger d'Augsbourg. En substance, l'immense empire espagnol, première puissance européenne appuyée sur l'or et l'argent en provenance des Amériques, vient de déclarer faillite, contre toute attente.

Le choc est immense.

Les Fugger ne s'en relèveront pas, car le précaire échafaudage financier qu'ils ont construit sur la base des paiements espagnols s'effondre. Mais l'Empire espagnol réussira néanmoins à intéresser d'autres banquiers pendant encore longtemps (.PDF) et financera donc à crédit ses politiques impériales. La banqueroute de 1557 sera donc une première dans le système financier international qui se met en place en Europe, mais ce ne sera pas le dernier cas d'une tentative de renégociation de ses dettes par l'État espagnol... Comme dit l'adage, qui doit mille dollars à une banque a un problème, mais celui qui doit un million de dollars à une banque est un problème pour celle-ci.

De nos jours, ce sont les États-Unis qui s'endettent pour financer une politique militaire coûteuse. Il y a un siècle, lorsque la Grande Guerre a éclaté et opposé les puissances européennes, ce sont elles qui se sont endettées pour se faire la guerre. (Il semblerait que ni les unes ni les autres — ni l'Allemagne ni la France ni la Grande-Bretagne — n'ont jamais remboursé complètement ce qu'elles devaient aux États-Unis.) À court terme, la combinaison de cet endettement et de l'intransigeance initiale des États-Unis aurait entraîné la Dépression, les crises économiques en Europe, favorisé l'ascension d'Adolf Hitler et causé in fine la Seconde Guerre mondiale...

Pour l'instant, les créanciers des États-Unis se montrent indulgents. Les États-Unis paient sans difficulté aucune les intérêts sur leur dette. Mais si l'escalade se poursuit, est-ce que ce sera toujours le cas?

Libellés : , , ,


2006-08-17

 

Au Liban, la vraie RMA?

Avons-nous découvert la vraie RMA au Liban?

La RMA, c'était la grande mode des écoles militaires il n'y a pas si longtemps. La Revolution in Military Affairs devait profondément altérer la manière de faire la guerre. Une armée moderne, en exploitant les avantages procurés par sa maîtrise des technologies de l'information, des télécommunications et de l'espace, deviendrait capable de remporter la victoire contre une armée dépourvue des mêmes avantages rapidement et à peu de frais, en pratiquant une sorte de Blitzkrieg combinée à des frappes aussi précises qu'économes en moyens.

Or, même les rats quittent le navire maintenant, comme en témoigne cet article issu de la mouvance d'extrême-droite aux États-Unis. L'armée étatsunienne, qui est censée incarner la RMA depuis la fin de la Guerre froide et les réductions en effectifs associées à de nouveaux investissements en recherche et développement, a exécuté à la perfection l'invasion de l'Irak mais n'arrive pas à venir à bout de la résistance. Du coup, le concept plus ancien de guerre asymétrique reprend toute son importance, selon certains.

Toutefois, il est loin d'être clair que la guerre menée par Israël contre le Hezbollah ait été asymétrique. Certes, le Hezbollah n'est pas un État et il est vrai que les arsenaux modernes sont conçus en grande partie pour briser un État ennemi. De fait, le bombardement israélien a paralysé l'État libanais, ou du moins ce qui en tient lieu dans la partie sud. Les troupes du Hezbollah n'en ont pas moins continué à se battre.

Si on peut se fier à la description que donne le commentateur israélien Uri Avnery des résultats de l'ultime offensive de Tsahal dans la direction du fleuve Litani, les tactiques du Hezbollah relèvent tout simplement des tactiques fondamentales de l'infanterie. Quand on est attaqué en un point, on peut résister ou se replier, puis contre-attaquer. Aucun manuel rationnel ne préconise la défense à outrance, sauf dans le cadre de manœuvres plus larges. Les combattants du Hezbollah bénéficiaient sans doute de positions voisines (peut-être enterrées) qui leur facilitaient le repli et la ré-organisation avant une nouvelle attaque. Ils avaient sans doute aussi des caches d'armes et de nourritures qui leur permettaient de tenir malgré les dégâts infligés aux transports et aux communications dans le sud du Liban. Tout cela est parfaitement normal pour une armée désireuse d'offrir une défense en profondeur et n'est en rien propre à la guérilla.

La nouveauté la plus intéressante est sans doute l'emploi d'armes anti-char, que Mark Williams choisit d'interpréter comme le signe d'une démocratisation de la technologie des missiles. C'est aller un peu vite en affaires. On peut remonter à la guerre des Malouines quand les Argentins avaient tiré à bon escient deux des cinq Exocet en leur possession, détruisant ou endommageant deux navires de la Royal Navy, dont le Sheffield. En Tchétchénie, les défenseurs de Grozny avaient utilisé des armes anti-char russes pour repousser l'assaut des blindés russes en janvier 1995. En Irak, les lance-roquettes russes avaient également surpris les envahisseurs par leur efficacité, préfigurant les récents succès du Hezbollah contre le char israélien Merkava.

Cela dit, la performance des combattants libanais armés de telles armes pourrait annoncer un changement aussi significatif que l'amélioration des fusils qui permit aux armées européennes de passer de l'affrontement rangé, opposant des gros bataillons disposés en rangs tirant à tour de rôle, à l'affrontement de tirailleurs répartis en détachements autonomes beaucoup plus petits. De fait, c'est l'insuccès de l'infanterie israélienne au Liban qui est le plus frappant, mais il est difficile d'en tirer des conclusions puisque, sur d'autres plans, l'aviation israélienne l'a clairement emporté sur l'arsenal du Hezbollah.

Je rappelle mon pronostic d'il y a quelques semaines, que les statistiques de l'armée israélienne semblent confirmer : 4 000 fusées et missiles ont été tirés contre Israël, mais ils n'ont tué que 42 civils. Il s'agit presque du tiers de l'arsenal présumé du Hezbollah, qui aurait donc pu infliger, tout au plus, moins de 150 morts. Les pertes soi-disant collatérales au Liban dépassent le millier de morts. Et c'est sans parler des victimes militaires ou des dégâts infligés aux infrastructures. Dans un autre contexte, la disproportion serait entièrement à l'avantage d'Israël. Seulement, comme Israël s'attendait à vaincre sans encourir de pertes, obtenant le zéro mort pour les civils sinon pour les militaires, la déconvenue est brutale.

Libellés : ,


2006-08-16

 

Dans un cerveau bleu

L'étrange est bleu, les oranges sont bleues, la Terre est bleue comme une orange. Et quand on pèle une orange bleue, on a quelque chose qui ressemble fort à un cerveau bleu. De la matière grise et bleue...

Un cerveau bleu? Mais oui. Après Deep Blue, qui avait réalisé l'ambition de von Kempelen, c'est au tour du cerveau de devenir bleu comme IBM.

En effet, « Big Blue » a lancé l'an dernier la modélisation d'une partie du cortex humain dans le cadre du projet Blue Brain en partenariat avec le Brain-Mind Institute de l'École polytechnique fédérale de Lausanne

Il s'agit d'une autre voie pour se rapprocher de l'appréhension de la pensée, une méthode bottom-up pourrait-on dire, à opposer sans doute à la méthode top-down des chercheurs en intelligence artificielle d'hier. Pendant longtemps, il a été plus facile d'avancer avec des formalisations du raisonnement, comme dans le cas du Logic Theorist de 1956, dans la lignée des efforts de George Boole et Gottlob Frege. (Pour un survol de la question de l'intelligence artificielle, voir cette transposition PDF d'une présentation Powerpoint.)

En quelque sorte, on revient même à l'approche de Warren Sturgis McCulloch et Walter Pitts en 1943 quand ils publiaient dans le Bulletin of Mathematical Biophysics et collaient de très près à ce que l'on croyait savoir de l'activité des neurones.

Le premier pas, ce sera Blue Column, une modélisation d'un module cortical (aussi appelé hyper-colonne ou hypercolonne par certains), capable de simuler dix mille neurones et leurs interconnexions, au nombre de cent millions environ. (L'ampleur du défi de la simulation de tout le cerveau se laisse deviner des statistiques cérébrales.) Ce chiffre est typique d'un module cortical dans le cerveau du rat, car les modules corticaux du cerveau humain comptent plutôt soixante mille neurones environ. Il faut bien commencer quelque part... Cela devrait prendre deux ans — juste à temps pour l'Année du Rat en 2008.

Les responsables envisagent de reprendre plus tard la simulation en modélisant le fonctionnement des neurones au niveau moléculaire. L'étape suivante, ce serait évidemment de reproduire et réunir plusieurs modules corticaux (simplifiés, au besoin) afin de commencer à reproduire le néocortex, composé de centaines de milliers de modules (un million environ dans le cas du cerveau humain). De fait, à terme, les participants comptent s'attaquer à l'étude du cerveau humain.

Les avantages seraient nombreux. Le décodage du langage neural ne serait pas le moindre. Les auteurs de science-fiction pourraient envisager des formes de télépathie technologique. Et il deviendrait possible de songer à simuler tout le cerveau. Il deviendrait possible d'étudier la pensée de l'extérieur pour la première fois.

Du coup, l'investigation des mécanismes employés par la seule forme d'intelligence qui soit connue pour donner des résultats éclairerait les bases de leur fonctionnement, dans le but de les reproduire dans le cadre de l'intelligence artificielle. Entre autres, il deviendrait possible de maîtriser les bases de ce qu'on appelle un « ordinateur liquide » (Liquid Computer), mais aussi de mieux comprendre la vue humaine, le traitement du son et l'intégration de la motricité et des sens.

Malgré son nom, le projet reste loin de la reproduction d'un cerveau entier, mais, pour employer une métaphore informatique, ce sera l'ouverture d'une fenêtre donnant sur l'intérieur du crâne. Il existe au moins une entreprise concurrente, CCortex, dont l'ambition est plus grande mais dont le sérieux est difficile évaluer. D'autres groupes de neuroanatomie computationnelle, dont celui-ci en Pologne ou l'Équipe 3 de l'Unité 371 de l'INSERM en France, énoncent les mêmes visées. L'entreprise jouit d'une reconnaissance institutionnelle depuis au moins le lancement du Human Brain Project en 1993, aux États-Unis.

Le plus ironique, c'est sûrement que ces initiatives promettent de nous rapprocher de la pensée et des phénomènes conscients en général, mais que les responsables seraient sans doute les plus catastrophés si ces simulations manifestaient quelque chose de l'ordre de la conscience...

Libellés : , , ,


2006-08-15

 

Certificat de bonne conduite internationale

Qui sont les bons citoyens du monde actuel?

Un organisme étatsunien s'est lancé dans la mesure de l'engagement pour le développement des pays riches. Le Center for Global Development produit même un index qui a attiré l'attention d'un journaliste du journal Le Monde, qui signale la position peu flatteuse de la France en queue de peloton. De fait, le classement de 2006 place la France en dix-huitième place. Comme l'échantillon ne compte que 21 pays, ce n'est pas fameux.

Je n'ai pas le temps de fouiller, mais je suis méfiant. (Ne le suis-je pas toujours?) Entre autres, les pointages obtenus par les différents pays pour leur contribution à la sécurité mondiale me semblent curieux. Les participations à des missions de paix autorisées ou reconnues comptent en faveur d'un pays. Les ventes d'armes comptent contre lui si elles sont destinées à des régimes dictatoriaux ou peu recommandables... J'aimerais en savoir plus sur le calcul du pointage. Tient-il compte de la taille de l'économie des différents pays, un plus grand pays ayant plus de chances de vendre des armes à des régimes haïssables s'il en vend en grand nombre qu'un tout petit pays vendant très peu ou pas du tout d'armes?

Ces indicateurs ouvertement polémiques font de plus en plus recette, depuis la mise au point du classement par l'ONU de l'IDH — l'indice de développement humain, dont la version 2005 est discutée ici (.PDF). Ils ont le mérite de chiffrer plus ou moins rigoureusement les résultats d'une méthode appliquée systématiquement. Les critères retenus sont clairement identifiés. Mais ces indicateurs ont pour désavantage de reposer sur les critères choisis pour des raisons polémiques, sinon politiques.

Bref, ils sont tendancieux, mais ils le sont ouvertement et ils permettent de comparer méthodiquement les performances privilégiées par telle ou telle vision du monde. Il ne faut pas leur en réclamer plus.

Libellés : , , ,


 

Au bord de la rivière des Envies

Il existe un pays perdu au Québec, un peu plus bas que la terre natale de Félix Leclerc, un peu plus haut que Trois-Rivières. Les villages portent des noms que l'on croit désigner des saints oubliés — Saint-Tite, Saint-Séverin, Sainte-Thècle — mais qui renvoient, pour les initiés, à des romans de fantasy incontournables. Le Gormenghast de Mervyn Peake qui a Titus pour héros... Le récit des aventures de Severian dans The Book of the New Sun de Gene Wolfe, où Thecla joue un rôle déterminant...C'est au cœur de ce pays perdu que j'ai passé quelques heures précieuses, au bord de la rivière des Envies. C'était l'occasion de revoir des amis, de visionner quelques films (The Grudge, Mirrormask), de découvrir un jeu de cartes inspiré par les films d'horreur en série, de goûter à des bleuets au chocolat, de contempler un arbre fruitier cassé par un ours trop vorace pour faire attention, de visiter les restes du dernier moulin de la région et de faire un tour rapide à pied de Saint-Séverin-de-Proulxville, la nouvelle base de Solaris...

Libellés : ,


2006-08-13

 

Science et certitude

Le soleil s'est-il levé hier? On ne peut tout simplement pas répondre que oui, qu'il s'est levé sans l'ombre d'un doute, et je peux le prouver. D'abord, il faut définir la chose, qui est l'apparition du disque solaire au-dessus de l'horizon et sa révélation progressive jusqu'à se détacher de cet horizon.

S'est-il levé? Eh bien, qui l'a vu se lever? Combien de personnes peuvent-elles témoigner qu'elles ont assisté au moment précis de cette dissociation du disque solaire et de l'horizon? Je ne parle pas des personnes qui ont vu une partie du disque poindre au-dessus de l'horizon et qui ont vu plus tard le Soleil briller à quelque distance de l'horizon. À strictement parler, elles ne peuvent exclure que le Soleil a révélé le quart, le tiers, la moitié ou plus de son disque avant de sauter d'un coup pour apparaître en entier à la verticale de l'horizon. Ce qui ne serait pas un lever conformément à la définition ci-dessus.

Mais admettons que nous ayons des témoins qui assurent avoir assisté au lever du Soleil du début à la fin. Peuvent-ils le prouver? Ou devons-nous les croire sur parole? Combien d'entre eux ont filmé l'événement? Et combien ont pris toutes les précautions requises pour que l'enregistrement ne puisse être soupçonné d'avoir été fabriqué?

Bref, hier, la majorité des personnes sur Terre n'ont pas vu le Soleil se lever ou ne peuvent prouver au-delà de tout doute qu'il s'est levé. Il y a bien une petite minorité qui sont des témoins fiables pourvus de preuves convaincantes, mais on n'accepte pas d'emblée les dires d'une minorité quand il s'agit du monstre du Loch Ness ou de soucoupes volantes. Par conséquent, rien ne permet d'affirmer que le Soleil s'est bel et bien levé.

Il reste certes l'argument de la déduction. En l'absence de nuages, mettons que de nombreuses personnes ont bien vu le Soleil briller dans le ciel hier. Nous en déduisons qu'il a dû se lever... sur la base de quoi? Notre expérience antérieure de ce phénomène? L'argument est faible : nous ne concluons pas d'une série de journées de pluie qu'il doit pleuvoir tous les jours jusqu'à la fin des temps.

Sur la base de notre modèle de la réalité, dans ce cas? Mais il ne s'agit que d'une interprétation qui repose sur la supposition de la généralité des levers du Soleil. Faire appel à ce modèle reviendrait à vouloir prouver quelque chose qui est considéré comme déjà prouvé dans le modèle. Logiquement, c'est intenable.

Par conséquent, il n'est pas absolument certain que le Soleil se soit levé hier.

Dans le Globe and Mail de la fin de semaine, un excellent article de Charles Montgomery examine la manufacture, au Canada, de doutes relativement au réchauffement global. L'entreprise a des origines complexes, mais les compagnies qui ont le plus à perdre de la lutte aux émissions mettent la main à la poche... et les politiciens de la province qui a le plus à perdre tendent certainement l'oreille la plus attentive.

Toutefois, le doute ne serait pas si facile à susciter si une certaine partie de la population ne réclamait pas des scientifiques des certitudes aussi absolues que les dogmes religieux, alors que la science ne peut pas énoncer des vérités immanentes et immuables, qui exigeraient de pénétrer la nature profonde des choses — sur la seule base de l'événementiel, il restera toujours la possibilité logique d'une exception impossible à prévoir. En revanche, si les religions relèvent souvent du tout ou rien, de sorte qu'une seule erreur peut ébranler tout un édifice, la science tolère beaucoup plus facilement les questions sans réponse.

Dans An Inconvenient Truth, Al Gore présente comme des faits certains phénomènes ou événements dont la nature ou les causes ne sont pas si tranchées. Pour ceux qui réclament la certitude absolue ou la cohérence parfaite, ces accrocs invalident tout le reste. Mais c'est se tromper lourdement sur la nature de la démarche scientifique. La science propose des vérités utilisables qui sont les meilleures possibles dans l'état des connaissances; elle ne se prononce pas sur la nature des choses. Même l'univers n'est qu'une hypothèse.

Libellés : ,


2006-08-12

 

Tourisme de guerre

Dans La Chartreuse de Parme, Stendhal a signé un passage célèbre consacré à la participation de son jeune héros, Fabrice del Dongo, à la bataille de Waterloo. Au lieu d'adopter le point de vue omniscient ou la multiplicité des points de vue bien situés, deux moyens de raconter un événement trop grand pour être saisi par une seule personne mais qui sont souvent adoptés presque machinalement tant le lecteur a envie d'appréhender l'événement, Stendhal raconte la bataille de Waterloo vue par les yeux de Fabrice, sans recul. Et Stendhal ne triche pas en donnant à Fabrice un point de vue privilégié — auprès d'un général, par exemple — ou en lui accordant une clairvoyance supérieure. Fabrice s'est jeté dans la bataille et il fait de son mieux pour comprendre ce qui se passe, pour agir et pour réagir.

Ceci fonctionne à plusieurs égards, tout d'abord parce que le lecteur n'a pas besoin d'apprendre du texte l'issue ou les enjeux de la bataille de Waterloo, car ceux-ci sont déjà universellement connus. Dans un roman qui s'intéresserait à une bataille moins connue ou purement imaginaire, ce serait nettement plus vicieux comme choix narratif. L'épisode permet plutôt à Stendhal d'illustrer la confusion de la bataille ainsi que le mélange de naïveté et d'énergie de Fabrice.

La guerre est une réalité encore plus protéiforme qu'une bataille, même une bataille aussi grandiose que celle de Waterloo. Elle s'étale dans le temps, elle recrute un plus grand nombre de personnages, elle alterne les périodes d'ennui et les spasmes terrifiants... La Grande Guerre qui a mis fin à ce qu'on pourrait appeler le siècle européen (1815-1914) a été tout cela, et plus encore. Guerre mondiale qui a brassé les pays et les peuples, guerre technique qui a introduit de nouveaux moyens de tuer, guerre infiniment meurtrière... et guerre de privilégiés aussi, pour quelques combattants affectés à des postes particuliers. Ainsi, mon grand-père Jean-Joseph Trudel se portait volontaire en janvier 1916 pour se joindre au sixième hôpital général envoyé en France par le Canada. Il n'avait pas encore vingt-huit ans... Jeune médecin alors chef-interne à l'hôpital Notre-Dame, il devient plus ou moins automatiquement capitaine en démissionnant de l'hôpital pour entrer à l'armée. Le soir du 19 mars 1916, c'est la soirée des adieux chez Georges Clermont, le frère du capitaine Hector Conrad Clermont (né le 11 février 1878), sans doute à son domicile du 68 Elmwood à Outremont. Dans son journal, mon grand-père signale l'occasion comme une soirée d'adieux aux parents et aux amis. À en juger par la photo que l'on voit ici, ces derniers étaient nombreux.

Parti du Canada le 1er avril, le capitaine Trudel servira à Ramsgate (Angleterre) sur la Manche, à Paris, à Étaples, puis à Troyes. Le « Front » revient souvent dans les premières entrées de son journal, même s'il demeurera longtemps pour lui une réalité un peu abstraite. En Angleterre, on entendait le grondement continu des canons et on redoutait les bombardements par les zeppelins allemands; dans les salons, on croisait des officiers revenus du front ou des ladies dont le mari était à la guerre. À Paris, les médecins canadiens se portent volontaires pour le front, mais ils ne sont envoyés à Étaples que début octobre... et ils se rendent vite compte que ce n'est pas tout à fait le front! Ils vont travailler dans un des nombreux hôpitaux regroupés dans ce secteur derrière les lignes, et non dans des postes sous le feu. Du front tout proche arrivent les blessés, qui ont souvent bénéficié d'un premier pansement, mais les médecins œuvrent dans le calme, sans trop craindre d'être dérangés par une action ennemie — les lignes ne bougeront guère de 1915 à 1918... En janvier 1917, après un retour à Paris, l'unité canadienne est envoyée à Troyes pour s'occuper d'un hôpital de 1200 lits installé dans un lycée de jeunes filles. C'est sans doute à Troyes qu'on retrouve alors le capitaine Trudel en uniforme sur sa bicyclette. Pour les officiers et médecins, la routine n'est pas trop désagréable :

« Les jours se passent tranquillement. La besogne de l'Hôpital finie, on se cabane à l'Hôtel où le Whist et le Bridge sont le passe-temps. Un groupe — dont j'en suis — suit des leçons d'équitation — quand on ne fait pas de bicyclette. Aux beaux jours, on se promet les randonnées en campagne. »

De fait, le prétexte n'est pas toujours difficile à trouver. Fin octobre 1917, l'aviation française force le Zeppelin L-49 à atterrir à Bourbonne-les-Bains, en Haute-Marne. Un Zeppelin écrasé est un objet particulièrement impressionnant. Dans cette photo du Zeppelin L-33 échoué en septembre 1916 dans un champ anglais près de Little Wigborough (Bibliothèque et Archives Canada, C-000086), l'ossature métallique évoque le squelette d'une créature aérienne tombée au sol...
Le capitaine Trudel n'en a pas encore vu, mais il est prêt à faire le voyage. Avec deux amis, les capitaines R. Dumont et Joseph Wildy Ladouceur (né le 14 février 1887 à l'île Bizard, mais établi à Augusta dans le Maine), il part pour Bourbonne-les-Bains le 29 octobre. Mais il y a déception à l'arrivée : « Malheureusement, il était tombé depuis 10 jours et les principaux morceaux avaient été enlevés par le Génie français. Néanmoins, nous avons vu la carcasse du cadavre qui est entièrement d'aluminium et recouverte d'une enveloppe teinte en noir par de l'acétate de cellulose contenant de l'aniline. Les ballonnets à l'intérieur sont recouverts d'une enveloppe faite de tissu et de baudruche. »

En fait, les témoignages divergent sur l'état de conservation du L-49. Très endommagé selon les uns, il demeure quand même étonnamment intact sur une photo comme celle-ci. Dans la photo prise à l'occasion du voyage des trois officiers du sixième Hôpital général canadien, la carcasse du dirigeable est tordue et déformée. Les trois Canadiens repartiront avec des souvenirs, mais il semble clair qu'ils n'étaient pas les premiers. En dix jours, une partie importante de l'enveloppe d'origine du Zeppelin semble bien avoir disparu. L'avant de l'appareil en paraît dépourvu, en tout cas, et il est difficile de rapprocher l'amas blanchâtre aux contours indistincts des contours noirs et fuselés du L-49 tel qu'il apparaît dans les clichés antérieurs... Près d'un siècle plus tard, je me penche sur ces photos pâlies pour me faire une idée de la Grande Guerre — et j'ai bien l'impression que mon grand-père, plongé au cœur de cette guerre comme Fabrice Del Dongo à Waterloo, ne faisait pas autre chose en désirant se rapprocher du front et en rassemblant des souvenirs qui lui permettraient peut-être un jour de comprendre une réalité qui le dépassait.

Libellés : , ,


2006-08-11

 

Contre le terrorisme

Le grand historien britannique de gauche Eric Hobsbawm commence son histoire du « court » vingtième siècle (1914-1991) en rappelant qu'en 1992, François Miterrand avait visité Sarajevo le 28 juin, choisissant une date hautement symbolique... mais passée inaperçue de la plupart. Il s'agissait bien sûr de l'anniversaire du geste terroriste le plus sanglant de l'histoire du monde.
C'était le 9 août 1990 que de passage à Vienne je tentai de visiter le Musée de l'histoire de l'armée (ou Musée de l'Arsenal), le Heeresgeschichtliches Museum que je reproduis ci-dessus. J'avais appris qu'on pouvait voir dans ce musée non seulement la voiture dans laquelle l'archiduc François-Ferdinand avait été assailli mortellement le 28 juin 1914, mais aussi son uniforme taché de sang. Reliques macabres, peut-être, mais je désirais me recueillir devant elles comme on pourrait vouloir s'arrêter sur les vestiges d'un suicide collectif d'une immensité vertigineuse.

La Première Guerre mondiale reste le point tournant du vingtième siècle. Plus de huit millions de morts de tous bords, plus de vingt millions de blessés et de disparus... chez les seuls militaires. Chez les civils, si on inclut les faits de guerre, les famines, les massacres (Arménie) et la grippe espagnole, ce sont des millions qui s'ajoutent encore, de sorte qu'on peut parler de plus de cinquante millions de personnes touchées à divers titres — mortes, blessées, alitées, outragées, emprisonnées... Comme la population mondiale comptait environ 1,8 milliards de personnes, on parle ici de 3% de cette population, et une fraction nettement plus élevée dans les pays directement concernés en Europe, en Afrique du Nord, au Proche-Orient et en Amérique du Nord. De plus, c'est la guerre qui va avoir pour conséquences le triomphe du marxisme-léninisme en Russie dont on connaît maintenant les retombées meurtrières sous les formes du stalinisme, du maoïsme et du polpotisme, puis la Crise, la Grande Dépression économique des années trente qui facilite l'accès d'Hitler au pouvoir et accouche de la Seconde Guerre mondiale, avec son propre cortège d'atrocités, de massacres et de conséquences politiques qui influencent aujourd'hui encore l'actualité internationale...

J'étais parti à pied. Je n'étais pas un médiocre marcheur à l'époque, mais j'avais sous-estimé la distance et j'étais arrivé dans les parages du musée quinze minutes avant la fermeture, trop tard donc pour visiter. Néanmoins, le souvenir de cette marche du cœur de Vienne jusqu'aux abords de la gare du sud, en traversant le Ring puis des quartiers bourgeois du début du vingtième siècle, à l'architecture rappelant le style haussmanien du Paris de la IIIe République, reste vif et mérite de rester vif. Cette marche forcée était un tribut que je payais en quelque sorte au geste terroriste fondateur du siècle finissant — selon la chronologie de Hobsbawm, du moins, puisque cela se passait en 1990.

De nos jours, il est facile de relativiser le terrorisme en rappelant les torts de ceux qui sont visés par le terrorisme ou en évoquant la terreur instrumentalisée par les États. Mais le souvenir du 28 juin 1914 est là pour souligner que le terroriste prend sur soi de faire exploser l'ordre social et politique que des milliers de personnes ont tenté, tant bien que mal, de créer, parfois dans le cadre de régimes démocratiques dont ils étaient l'émanation, parfois dans le cadre de régimes élitaires dont ils étaient aussi l'émanation. Contre le travail des générations qui ont fait de leur mieux pour arrondir les coins, arriver à des ententes, forger des compromis, faciliter la vie quotidienne et les échanges, en renonçant souvent, il est vrai, à la perfection et en acceptant des injustices, le terroriste érige son idéal au terme de quelques années ou de quelques mois d'engagement (ou d'endoctrinement, c'est selon). Le terroriste est sûr d'avoir raison, seul contre des milliers. Et il frappe.

Le 28 juin 1914, un système vieux de quarante-trois ans (si on le date de la proclamation du IIe Reich à Versailles) ou de plus de deux siècles (si on le date des traités de Westphalie) va commencer à déraper. On ne s'en aperçoit pas tout de suite, naturellement. Était-ce inévitable? Peut-être. Mais le geste déterminant aura été celui d'un jeune homme en colère de dix-neuf ans...

Libellés : , ,


2006-08-10

 

Et si le Califat n'était pas une si mauvaise idée?

Un nouveau complot islamiste entraîne de nouvelles mesures de sécurité. Moi qui pars pour la France bientôt, il faut bien que je note de laisser ma bouteille d'eau dans mon sac à dos. Mais on ne m'empêchera pas de penser que je trouverais plus rassurant que toutes ces mesures (à quand la nudité intégrale dans les avions comme dans le monde des aventures de Moréa?) un infléchissement de la politique étrangère du Canada dans un sens moins inféodé aux étranges obsessions des fondamentalistes chrétiens des États-Unis ou à la culpabilité européenne post-Shoah.

On pourrait commencer par prôner le retour du Califat. N'est-ce pas l'étrange obsession des fondamentalistes musulmans, à commencer par Oussama Ben Laden lui-même? Sans doute, mais pour paraphraser Clémenceau, le califat est trop important pour le laisser aux fanatiques... Un nouveau commandeur des croyants présenterait l'avantage, du point de vue de la paix dans le monde, d'être, comme toutes les institutions, une force conservatrice attachée au statu quo.

Après tout, la papauté illustre le choix obligé de l'évolution pour accompagner les évolutions des sociétés chrétiennes. Une grande institution religieuse reflète nécessairement les grandes évolutions de ses adhérents et, même si elle résiste sur certains points, elle n'est pas libre de rester trop en retrait, au risque de perdre l'ensemble de ses fidèles. En revanche, les sectes et groupuscules sont parfaitement libres d'insister sur l'exercice inchangé du culte d'antan ou sur l'interprétation littérale des textes sacrés; aux États-Unis, si les Catholiques font partie de la coalition des croyants qui a soutenu le président Bush, les démarches extrêmes sont le fait des églises indépendantes de la mouvance évangélique et des groupuscules (j'entends par ce terme des mouvements unifiés mais très distincts de la majorité, dont le nombre peut varier de la poignée de fidèles à la poignée de millions, comme dans le cas des Mormons).

Par conséquent, on peut croire qu'un nouveau commandeur des croyants musulmans finirait par intégrer dans ses considérations un grand nombre de points de vue exprimés par ses propres fidèles. En arriverait-il pour autant au point de vue d'un Ali Sistani, que certains disent opposé à l'immixtion trop grande des religieux dans les affaires séculières? Ce n'est pas sûr, mais on peut parier qu'il serait, par la nature même de sa fonction, une voix relativement modérée.

La principale objection à l'encouragement d'un nouveau califat tient à la confusion musulmane du spirituel et du temporel. Depuis les débuts, le calife a souvent été une puissance temporelle. Ben Laden ne cherche pas seulement à faire revivre l'équivalent d'un pape musulman, mais il rêve aussi de ressusciter un État qui rassemblerait de nombreux musulmans et qui aurait pour loi la loi coranique. Il est difficile de croire que ceci pourrait avoir lieu pacifiquement et sans entraîner les conflits internes provoqués au siècle dernier par la détermination communiste d'exporter la révolution prolétaire dans le monde.

Même alors, il est possible de demander si un nouvel État pan-islamique serait bel et bien la pire des solutions. L'Empire ottoman a duré des siècles et il a eu le mérite d'assurer une certaine stabilité dans le sud-est de l'Europe — c'est-à-dire, dans les Balkans qui ont, dès le retrait de l'autorité ottomane, commencé à se déchirer dans une série de guerres qui a culminé avec la Première Guerre mondiale, qui a essentiellement engendré la Seconde Guerre mondiale, puis les guerres yougoslaves de la fin du siècle dernier... La fragmentation politique actuelle du Proche-Orient est-elle étrangère aux conflits qui ensanglantent cette partie du globe?

Mais comment rétablir le califat? C'est la pierre d'achoppement. Certes, les Turcs pourraient sans doute prendre l'initiative de sa restauration dans la mesure où ils l'ont aboli en 1924, mais on imagine mal un État laïque prendre une telle initiative. Certes, la famille du roi Abdallah II de Jordanie a songé à le revendiquer après son abolition turque, mais la petite Jordanie actuelle imposerait difficilement cette revendication. Certes, le régime des Talibans a tenté de proclamer un nouveau commandement des croyants, mais il n'existe plus... Bref, il faudrait sans doute au monde musulman un minimum d'unité politique et religieuse pour qu'un nouveau calife soit reconnu — l'unité même que le califat est censé mettre en place. Il y a donc là un cercle vicieux dont on ne sortira pas facilement et c'est sans doute la meilleure preuve du caractère fumeux des ambitions de Ben Laden.

De ce point de vue, toutefois, on peut juger qu'il serait préférable qu'on se dispute sur les moyens de ressusciter le califat et sur le choix d'un calife. Pendant ce temps, de nombreux esprits ne seraient pas en train de réfléchir à de nouveaux moyens de faire sauter des gens...

Libellés : ,


2006-08-09

 

United States über alles?

Les États-Unis m'inquiètent.

Si de nombreux pays présentent des traits qui les rendent fort peu sympathiques, la puissance économique, militaire et politique des États-Unis confère une importance particulière à ses aspects les plus dérangeants. En général, on peut faire abstraction de la clique au pouvoir à un moment donné afin de considérer plutôt les tendances de fait et les institutions structurelles. Toutefois, lorsque des actes de la plus grande sauvagerie obtiennent l'adhésion de tous, il devient nécessaire de se demander s'il n'existe pas un problème de fond, qui n'est pas que ponctuel ou circonstanciel.

Pour équilibrer les nouvelles quotidiennes en provenance des États-Unis où l'équipe de George Bush tient souvent les premiers rôles, je lis aussi les sites reflétant les autres mouvances politiques du pays. Un article récent de Ben Adler sur le site d'une revue proche du parti Démocrate, The American Prospect, a souligné à quel point le discours wilsonien à la sauce néo-conservatrice gagne du terrain. En apparence, il s'agissait d'analyser la sagesse de faire de la guerre en Irak une condition sine qua non de l'allégeance au parti Démocrate, dans le cadre de l'affrontement de Lieberman et Lamont pour l'investiture du parti Démocrate au Massachusetts. Ce faisant, Adler soulevait une question fondamentale : quels sont les principes de base de l'adhésion à ce parti qui incarne, face à Bush, l'autre visage des États-Unis?

Adler plaide pour une définition exigeante : « the standard for full-scale exile from the party must be high—it can't extend to just any specific issue on which a majority of Democrats currently agree. The standard should be adherence to the principles that Democrats uphold to defend American democracy. Among Democrats, one of those principles is the following: Every citizen has a right to vote and to be free of discrimination in the workplace or other places of public accommodation. When an issue finds those principles on one side with no legitimate progressive counter-argument on the other, then sometimes those who take the wrong side can be said to have failed the litmus test and should be defeated by real progressives in primaries. »

Après avoir invoqué la défense de la démocratie aux États-Unis, Adler passe à des exemples concrets : « What are examples of better issues for Democratic litmus tests? I think of voting rights and stem-cell research. Voting rights are fundamental to American democracy, and, in the abstract at least, they are a settled issue in the eyes of the public—no Democrat can claim he or she would lose a seat by standing up for them. Similarly, with stem-cell research, there is no credible progressive argument against it and it has the potential to cure diseases that claim more than a thousand times as many American victims as has the Iraq War. (It's a question worth asking why significant numbers of liberal activists are beginning to identify Iraq as a litmus test issue while Senator Ben Nelson of Nebraska gets a pass on his opposition to stem-cell research.) »

Dans le passage ci-dessus, un motif d'inquiétude pour les citoyens du reste du monde montre le bout de l'oreille. J'écarte pour l'instant la comparaison insidieuse qui est faite entre, d'une part, des victimes dont la vie serait potentiellement sauvée par les résultats à venir de la recherche sur les cellules-souches et, d'autre part, des victimes qui sont bel et bien mortes à la guerre. Ce qui m'interpelle, c'est l'adjectif. Adler parle uniquement des victimes étatsuniennes de la guerre en Irak, ce qui, bien entendu, réduit par un facteur de 50 à 100 le nombre réel de pertes de vie (militaires et civiles, directes et indirectes) entraînées par l'invasion des États-Unis.

Cette forme d'exceptionnalisme qui se permet de négliger les vies étrangères est sans doute consubstantielle au nationalisme. L'hymne allemand qui commence par « Deutschland, Deutschland über alles » ne signifie pas, comme d'aucuns le pensent (ou l'ont pensé, chez les Nazis et nationalistes), que l'Allemagne doit dominer tous les autres pays du monde, mais que les Allemands doivent placer leur patrie par-dessus tout le reste. À l'origine, ces paroles appelaient à l'existence d'une Allemagne dont la création devait primer pour qu'elle prenne sa place et son rang dans le monde. Mais entre l'amour exclusif d'une nation et le désir de domination, la ligne est parfois mince...

Adler ne révèle donc qu'un simple (?) réflexe nationaliste en négligeant les morts causées par les actions des États-Unis au Moyen-Orient. D'ailleurs, l'invasion irakienne par les États-Unis n'est pas une question de principes fondamentaux à ses yeux.

« The fact is that Iraq is not an issue about which it can credibly be said that those who agree with Republicans are all just cowardly, right-wing, or both. A genuine progressive can, in keeping with liberal principles, support the Iraq invasion and the occupation. To be sure, I believe those positions to be wrong on the merits, but litmus test issues should be confined to those where there is both no good-faith progressive argument to be made in favor of the offending position and where that position betrays a lack of core conviction on an issue where all Democrats must be in broad agreement. On Iraq, the core conviction that all progressives must share is not an exact date that the United States should leave, but rather a commitment to achieving the result that loses the fewest lives and creates the most livable Iraq possible in the long run. Reasonable people can differ on what policy will accomplish this. »

Le doublethink orwellien est rarement aussi patent. Dans la même phrase, Adler mentionne les principes du libéralisme et une invasion doublée d'une occupation comme s'ils n'étaient pas fondamentalement contradictoires. Le fait est que l'invasion d'un pays par un autre n'est justifiée dans le cadre du libéralisme que dans deux cas plus ou moins reconnus : la légitime défense et le droit d'ingérence en cas d'urgence humanitaire — le droit d'ingérence demeurant d'ailleurs très controversé puisque la définition d'une urgence humanitaire est souvent compliquée sur le coup, comme on l'a vu au Rwanda et au Kosovo. Le libéralisme classique a pour fondement le droit à la plus grande liberté individuelle qui gêne le moins possible la liberté d'autrui. Le libéralisme n'étant pas une idéologie totalisante, les penseurs libéraux n'ont pas toujours pris la peine d'énoncer ou de dériver des principes applicables dans l'arène internationale.

Je citerai néanmoins John Stuart Mill : « The sole end for which mankind are warranted, individually or collectively, in interfering with the liberty of action of any of their number, is self-protection. That the only purpose for which power can be rightfully exercised over any member of a civilized community, against his will, is to prevent harm to others. His own good, either physical or moral, is not a sufficient warrant. » On peut faire dire beaucoup de choses à une telle déclaration, en ergotant sur certains mots (civilized, prevent), mais l'intention de Mill est claire. La violence est une violation; elle n'est justifiée que si elle met fin à une autre violence, nettement pire de préférence.

On peut aussi se tourner vers l'ouvrage The Law of Peoples de John Rawls qui pose de manière axiomatique huit principes souvent compris comme libéraux. Tout en affirmant un devoir d'assistance des peuples libres aux peuples soumis à des régimes iniques, la guerre n'est envisagée qu'en cas de légitime défense et elle ne doit jamais être conduite au mépris de toute règle. La non-intervention est également posée comme fondamentale, ainsi que le respect des traités et ententes entre peuples.

Dans le cas de l'Irak, il est clair que des traités ont été violés (la charte des Nations Unies), que des règles ont été bafouées (les conventions de Genève, au moins), que l'Irak était incapable de menacer les États-Unis et qu'il n'y avait pas urgence humanitaire — du moins, avant l'invasion.

Qu'un auteur et penseur soi-disant progressiste comme Adler affirme qu'il est possible, au nom de principes libéraux, d'endosser l'invasion de l'Irak telle qu'elle a été lancée par les États-Unis est aussi affligeant qu'inquiétant. Malgré la victoire de Lamont sur Lieberman, il est probable que le rejet étatsunien de la guerre irakienne a plus à voir avec ses coûts qu'avec le respect des principes fondamentaux. Et que des progressistes n'y voient rien de mal ne laisse augurer rien de bon pour la conduite future des États-Unis dans le monde.

Libellés : , ,


2006-08-08

 

Les battements d'ailes d'une libellule

Quelle importance reconnaître aux auteurs classiques? J'en parlais l'autre soir avec un ami qui soutenait que la découverte à l'école des auteurs du Grand Siècle — Corneille, Molière, Racine — avait nécessairement fait de moi l'écrivain que je suis. Ou du moins, que je serais un autre écrivain si je ne les avais jamais lus.

Je ne suis pas porté à leur accorder une telle importance. Certes, dans les jardins de la maison de Stavisky ou d'une villa en Bretagne, pour occuper les longues journées d'été de l'enfance, mes cousines et moi avions joué des scènes de Molière, quand nous avions dix ou douze ou peut-être quatorze ans... En fait, je ne sais plus trop de quelle époque je devrais dater ces divertissements qui paraissent sans doute inconcevables aux générations modernes pour qui ces auteurs sont apparemment des pensums. Mais cela me rappelle que je prenais volontiers part à des saynètes scolaires et que je suivais des cours d'art dramatique pour jeunes certains samedis...

Mais s'il y a bien une scène dans Le messager des orages que j'ai écrite en songeant à une scène de L'Avare, je sais que c'est plutôt Saint-Exupéry qui a fait de moi un auteur. Mon plus ancien texte de fiction est une histoire de voyage en avion autour du monde, inspiré par les aventures de Mermoz et de Guillaumet, telles que lues dans de vieux ouvrages sur l'histoire de l'aviation pêchés je ne sais où... mais telles que racontées aussi par Saint-Exupéry dans Terre des hommes.

Ce soir, je relis ce livre paru en 1939, qui hésite entre l'essai, l'autobiographie et une forme de poésie. En apparence décousu, l'ouvrage préfigure la structure fragmentaire de Citadelle (même si ce n'était sans doute pas l'intention de l'auteur dans ce dernier cas). J'y découvre des choses que j'avais à moitié oubliées — l'économie de la prose, les méditations sur la technique à une époque qui en faisait une interrogation incontournable, la découverte d'un champ de météorites en plein désert, la magie de la nuit habitée par la TSF encore récente... Et j'y découvre des choses inédites.

Ainsi, cette phrase lâchée au détour de pages consacrées aux seigneurs du désert et à leurs esclaves : « Heureux les pays du Nord auxquels les saisons composent, l'été, une légende de neige, l'hiver, une légende de soleil, tristes tropiques où dans l'étuve rien ne change beaucoup, mais heureux aussi ce Sahara où le jour et la nuit balancent si simplement les hommes d'une espérance à l'autre. » Du coup, je me rappelle le livre de Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), et je me demande si Lévi-Strauss s'y montrait conscient de l'emprunt, si emprunt il y a eu. Je ne m'en souviens pas, mais il faudrait le relire au complet pour en avoir le cœur net.

Il y a aussi cette scène où deux libellules et un papillon vert, aperçus en plein désert, apprennent à Saint-Exupéry qu'une tempête est en marche, qui a déjà balayé des oasis en chassant devant elle d'humbles témoins de sa puissance. Saint-Exupéry est ému : « Ce qui me remplit d'une joie barbare, c'est d'avoir compris à demi-mot un langage secret, c'est d'avoir flairé une trace comme un primitif, en qui tout l'avenir s'annonce par de faibles rumeurs, c'est d'avoir lu cette colère aux battements d'ailes d'une libellule. » C'est l'inverse de l'effet papillon, pourrait-on dire, mais l'énoncé même de la phrase laisse deviner quelque chose qui porte presque à demander si Edward Lorenz connaissait la traduction anglaise de Terre des hommes — ou si Ray Bradbury l'avait lue.

La rencontre chez Saint-Ex de la technique, de la nature et de l'aventure est quelque chose qui m'a captivé autrefois. Ce fut peut-être le battement d'ailes du papillon qui changea mon destin.

Libellés : , ,


This page is powered by Blogger. Isn't yours?