2012-01-20

 

De Groulx à Simard

François-Xavier Simard a fait le choix d'une langue simple et claire pour signer Papa, parle-moi anglais comme maman! (Vents d'Ouest, 2011), un roman qui raconte l'histoire d'un homme, un Québécois de Charlevoix, Paul Lavoie, devenu fonctionnaire à Ottawa. L'analyse psychologique donne au portrait de celui-ci une profondeur et des nuances souvent absentes du reste du roman. Les autres personnages sont nettement plus superficiels.

Paul a épousé une pianiste virtuose, Carla, la fille d'un couple autrichien établi à Vancouver, Karl et Maria Stirner, pour qui Carla est la prunelle de leurs yeux. Paul et Carla ont un fils, Franz, mais Paul s'est avisé un peu tard de la puissance des préjugés francophobes et antisémites de sa belle-famille — et de Carla elle-même. Accaparé par son emploi dans la fonction publique, Paul se montre conciliant, voire coulant, même quand sa femme et sa belle-mère se liguent pour trouver le moyen d'élever Franz dans l'ignorance et même la détestation du français.

Un certain nombre de rebondissements et de coïncidences plus ou moins nécessaires seront nécessaires pour que Paul trouve l'énergie de s'affirmer comme père face à son fils et de faire comprendre à Franz qu'il ne peut nier ou rejeter la nature composite de son identité à la fois canadienne et européenne, francophone et anglophone.

Ainsi, on découvre que Karl Stirner est un ancien SS qui a tué durant la Seconde Guerre mondiale le père de David Zimmerman, qui n'est autre qu'un collègue de Paul à Ottawa! Le hasard fait bien les choses, quand un auteur est déterminé à l'aider... Carla est victime d'un accident cérébro-vasculaire durant une querelle avec Paul et elle ne s'en remettra jamais tout à fait, sombrant dans la dépression et renonçant à sa carrière de pianiste. Quand Zimmerman retrace Stirner, le vieux couple s'enfuit en Autriche avec Franz. Tandis que Paul se consacre à une carrière littéraire en marge de son travail de fonctionnaire, son fils grandit dans le giron d'une autre culture. Il faudra que Paul retrouve confiance en lui grâce à ses premiers succès littéraires pour qu'il ait enfin la force d'aller à la rencontre de Franz et de lui offrir autre chose que des lamentations ou des objurgations.

La transformation de Paul est juste assez progressive pour être convaincante. Tout le reste l'est nettement moins, car la combinaison d'aveuglement et de pleutrerie chez Paul tranche si nettement sur le complexe de supériorité de Carla que le mariage même semble improbable.

En quelque sorte, Simard a réécrit L'Appel de la race de Lionel Groulx, mais c'est un Franco-Ontarien qui met en scène un Québécois tiraillé entre la Petite-Rivière-Saint-François du Charlevoix, la carrière à Ottawa et la fidélité à la culture française. Toutefois, Simard ne conclut pas à l'inviolabilité des races, mais bien à la valeur des métissages. Le résultat est curieux, un roman à thèse qui appartient à un genre un peu suranné, mais qui finit par émouvoir parce que Paul (Lavoie) a bel et bien trouvé sa « voie », et non parce que ses démêlés familiaux étaient particulièrement susceptibles de nous toucher : quand tous les acteurs d'un drame sont plus ou moins antipathiques, c'est rare que le spectateur soit réellement ému. Le lecteur doit donc s'armer de patience pour cheminer en compagnie de Paul, mais la conclusion du roman est un aboutissement qui valait la peine d'entamer le voyage.

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2012-01-14

 

Un retour aux sources franco-ontariennes

Le roman L'ineffable Père Rosario : Vocation ou conspiration ? (Baico, 2010) de Jacques S. Gibeault livre un récit poignant saboté par les faiblesses de son écriture. Il prend pour sujet la vie d'un prêtre franco-ontarien qui traînera toute sa vie sa condition de bâtard, qui ne lui sera pas pardonnée par ses propres concitoyens de Valley-Creek, ceux-là mêmes qui l'ont vu grandir.

Rosario est un enfant du malheur. Alors qu'il aspire au bonheur, à l'acceptation sociale et à la miséricorde divine, il ne se débarrasse jamais d'une certaine candeur qui, jointe à une forme de spontanéité proche de l'impulsivité, le précipite dans des vicissitudes de plus en plus cruelles. Pour se protéger, ou pour se rassurer, il se met à boire à l'excès. Ceci achèvera de ruiner une vie mal engagée. Malgré quelques instants de bonheur, il sera rattrapé par les conséquences de deux rencontres amoureuses.

C'est un écorché vif qui passe en fin de compte à côté du bonheur. Conspiration ou vocation ? La question est bien posée, car le clergé pousse à la roue dès que Rosario démontre des aptitudes pour l'étude. Était-il fait pour être prêtre ? Peut-être que non. Du coup, on se demande combien de jeunes hommes ont vu leur vie brimée par une institution imposant des règles contraires à la nature humaine.

Les mœurs de la société rurale canadienne-française ont été décrites dans plus d'un roman, mais l'évolution de ce qu'il est possible de dire permet de dévoiler encore aujourd'hui des pans inédits du quotidien d'autrefois. L'auteur est du nombre des ultimes survivants et témoins de cette existence tranquille, déjà désuète souvent et cruelle parfois, telle qu'elle se déroulait dans la première moitié du siècle dernier. Gibeault a mis beaucoup de vérité humaine dans son portrait d'un jeune homme qui a été poussé dans la voie de la prêtrise pour des raisons qu'il ne saisira qu'au moment où il a déjà perdu sa jeunesse. Son roman condamne, sans insister, toute une société capable de sacrifier les plus faibles — et d'en tirer vertu.

L'écriture n'est toutefois pas à la hauteur de l'histoire. Elle s'ingénie parfois à éviter le mot juste et recourt à des clichés qui affaiblissent les descriptions. De plus, l'intrigue est cousue de fil blanc. L'auteur intervient de manière transparente pour ménager le drame central de la vie de Rosario. Comment fait celui-ci pour prendre le train, alors qu'il est sans le sou, et se présenter dans son village natal le jour même où son amie d'enfance cédait aux avances de son ennemi juré au village pour emporter Marie-Ève loin du bal et lui faire l'amour ? Et par quel miracle cette unique nuit d'amour (tout comme la brève liaison du curé du village et de la mère de Rosario) suffit à donner naissance à un enfant qui sera rejeté par le mari éventuel de Marie-Ève ? D'ailleurs, par quel hasard Marie-Ève a-t-elle choisi de s'amouracher de celui qui avait fait de Rosario son souffre-douleur autrefois ? Bref, il subsiste trop de points d'interrogation pour que le lecteur embarque au point de se laisser émouvoir par une histoire qui aurait mérité un meilleur traitement.

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2012-01-12

 

Un roman généalogique

Le roman Un souffle venu de loin (Prise de parole, 2010) d'Estelle Beauchamp est un livre dont les intentions ne se précisent que fort lentement. En fin de compte, il s'agit de résoudre ce qu'on pourrait appeler le mystère Mirka. Qui est Mirka? Une jeune fille belge hébergée par une famille canadienne-française durant la Seconde Guerre mondiale. La narratrice des premiers chapitres est la jeune Marion, la fille unique du ménage Dumouchel, qui découvre que la vie avec cette jeune réfugiée n'est pas toujours facile.

Il faut plusieurs générations pour que l'explication des silences et des sautes d'humeur de la jeune Mirka soit livrée. Il y a donc le temps des secrets, puis le temps des révélations. Mirka est l'héritière d'une famille compliquée, dont les tensions seront aggravées jusqu'à la déchirure par la guerre et l'occupation allemande. Le problème, c'est que la généalogie finit par prendre le pas sur le roman. L'autrice évite des questions de fond : les origines familiales de Mirka suffisent-elles à constituer toute la personnalité de Mirka ? Il faut le supposer, sinon tout le roman ne serait qu'une sorte de jeu de piste dont le dénouement adventice se bornerait à éclairer successivement tous les points d'ombre des premières années de vie au Canada de Mirka.

Le cadre des premières pages reste flou. On n'apprend qu'en page 46 que l'action se déroule à Montréal, et non à Ottawa ou Québec. Les détails de la vie quotidienne durant la guerre sont vagues, de sorte que l'époque (du rationnement, de l'économie de guerre, etc.) n'acquiert pas beaucoup de consistance. Les années cinquante passent encore plus vite, même si Mirka fait scandale, d'abord en se faisant tatouer, puis en quittant son foyer adoptif pour une grande virée aux États-Unis en compagnie d'un Franco-Américain à moto, Craig Poulin, qui est en quelque sorte un avatar de Jack Kerouac. Les états d'âme des personnages, qui ont sept et huit ans au début de l'histoire, sont décrits par des adultes avec des décennies de recul. Ce que le procédé gagne en pénétration des sentiments enfantins, il perd en intensité narrative.

Beauchamp amorce une chronique familiale qui change de direction quand elle abandonne petit à petit le point de vue de Marion. Comme elle n'adopte pas tout de suite le point de vue de Mirka, le lecteur a du mal à saisir le centre d'intérêt du roman. Les scènes se succèdent, sans arriver à bien ancrer la narration (au point où, en page 137, on ne sait plus si c'est Mirka ou Clara qui assume le point de vue narratif). À mi-chemin de la fin, c'est Clara, la fille de Mirka, qui semble s'imposer et le roman redevient prenant quand Clara décide de renouer avec son passé familial et d'assumer une responsabilité qui n'est pas sans rappeler celle de la famille d'accueil des Dumouchel durant la Seconde Guerre mondiale.

La vérité émerge peu à peu, à la faveur des confidences et confessions de dernière minute, puis de la découverte longtemps retardée d'un manuscrit qui retrace les aïeux gitans de Mirka. Les origines familiales de Mirka sont dramatiques et la relie au génocide gitan voulu par les Nazis. Ces révélations progressives, des années plus tard, sont vraisemblables, mais le souci du réalisme semble l'avoir emporté sur la séduction du lecteur. En définitive, le roman émeut, mais il emprunte le gros de sa force aux événements tragiques du vingtième siècle en Europe, laissant quelque peu dans l'ombre les personnages que le roman nous avait présentés d'emblée, en commençant par Mirka elle-même.

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2012-01-07

 

Moi et l'autre / L'autre est moi

Le nouveau roman de Sylvie Bérard, La Saga d'Illyge, n'est en rien une suite de son premier, Terre des Autres. Pourtant, l'histoire du personnage principal, Illyge, prolonge en quelque sorte Terre des Autres et plus particulièrement la mise en scène dans ce dernier roman de Bérard de la souffrance, de la cruauté, de la torture et de la mutilation. L'art d'Illyge consiste justement à en faire autant, d'abord sous la forme de simples graffitis qui représentent des personnes en fâcheuse posture, voire au supplice, puis sous la forme de créations où l'artiste s'intègre à l'œuvre de manière toujours plus concrète afin d'incarner en personne la suppliciée qui, en s'offrant, oblige son public à entrer dans le rôle complémentaire du voyeur ou du tortionnaire. Cette forme de contrainte et de pouvoir sur l'autre obtenue en acceptant l'humiliation et l'impuissance suffit-elle à justifier l'étalage de la souffrance et du sadisme? La question est posée de manière particulièrement acérée par le parallèle que l'on peut dresser avec la démarche littéraire antérieure de Bérard. D'ailleurs, tout comme dans le cas de Terre des Autres, Bérard incorpore à son roman des textes déjà parus, et parfois abondamment retravaillés.

En revanche, le cadre reste flou, moins travaillé peut-être. Illyge habite en un temps et en un lieu qui avancent masqués.

Car, que découvre-t-on en amorçant le roman ? Un futur indéterminé. Des villes qui ont changé de nom. De nouveaux régimes sociaux et politiques, plus ou moins post-démocratiques. Il y a relativement peu d'éléments futuristes. Des « communateurs » font office de téléphones intelligents. Il y a des hologrammes, parfois de grande dimension, et de nouvelles drogues, comme l'élyx.

On songe ici à certaines des nouvelles d'Élisabeth Vonarburg des années quatre-vingt, comme « Dans la fosse », qui restaient délibérément un peu floues pour que le lecteur perde pied et se retrouve au diapason d'un monde sans repères. Ainsi, la Cité, ou tout au moins son Arrondissement rouge, est présentée comme une zone de non-droit, en pleine déliquescence malgré l'existence de services municipaux. L'anarchie est plus fantasmée que réelle, mais c'est quand même le quartier de tous les possibles parce que les interdits absolus sont plus rares. (Ce genre de contradiction n'est pas rare dans certaines fictions récentes, laissant croire que cette dimension gothique de la ville est quelque peu fantasmée.)

Le cadre est suffisamment imprécis pour faire office de tabula rasa à la fois familière et décalée. Ainsi, les personnages habitent une Cité, Saga, en pleine déliquescence dont l'Arrondissement rouge attire les banlieusards qui arrivent des Périphes, en quête de sensations fortes, curieux d'expériences artistiques inédites ou avides de débauches plus ou moins illicites. C'est dans ce
milieu interlope qu'évolue Illyge, une artiste obsédée par son art qui succombera à l'attrait d'une drogue nouvelle, l'élyx, et sera victime d'une mutation inédite qui lui permettra de faire plus ample connaissance avec elle-même.

Tout naturellement, le roman se termine sur une performance où Illyge est en mesure de torturer son double, chair littérale de sa chair, et vice-versa. Les mises en abyme sont vertigineuses et ce jeu de miroirs constitue la part la plus intéressante de l'œuvre, mais aussi celle qui se dérobe le plus à la compréhension du lecteur. La recherche d'Illyge s'explique soit de manière évidente (désir de contrôle suite à une enfance délaissée) soit de manière si hypothétique que le lecteur ne peut être sûr de rien.

De fait, Bérard signe un roman que l'on pourrait qualifier de fuyant. Les personnages aussi avancent masqués, changent de cap, jouent un double jeu... En partie, c'est le résultat des contraintes qu'ils subissent et qui les forcent à louvoyer. Néanmoins, le personnage d'Idrisse, qui partage la vedette avec Illyge, semble mal cerné. D'une part, il est réfléchi et prêche la voie de l'accommodement à sa petite soeur. D'autre part, quand il le faut pour l'histoire, il se montre impulsif, rebelle et entêté sans bon sens. Ainsi, on comprend mal qu'il s'acharne à enquêter sur le cas d'Illyge alors qu'il ne dispose d'aucun élément positif. Il n'est pas en mesure d'échafauder une théorie cohérente et sa motivation personnelle semble se diviser entre l'obsession pour un mystère qui l'a touché de près, un bref instant, et l'envie de s'occuper d'un sujet susceptible de le sortir de son quotidien de misère. Bref, l'explosion de révolte d'Idrisse Sainmarc n'est pas tout à fait crédible, même si on peut s'attendre à tout d'un jeune homme qui fait une thèse de philosophie.

Le flou du cadre et des personnages s'oppose à la volonté d'établir une base crédible, sinon rigoureuse, pour expliquer la mutation d'Illyge. C'est ce caractère contradictoire de la création de monde de Bérard qui en fait un ouvrage insatisfaisant du point de vue de la science-fiction. Surtout que le récit entasse les points d'interrogation et les éléments plus ou moins vraisemblables : de la télépathie entre clones au processus de bouturage qui semble violer la conservation de la masse-énergie ou la thermodynamique.

Même l'aspect génétique, qui a clairement été fouillé, prête le flanc à la critique. Les victimes de l'élyx engendrent un rejeton de sexe différent, de sorte qu'une femme donne naissance à un homme. Or, il est tout au plus question de mutation affectant un gène, pas de synthèse d'un chromosome entier. De fait, le récit explique qu'il n'apparaît pas un chromosome Y venu de nulle part, mais que le nouvel individu d'apparence masculine conserve deux chromosomes X auxquels s'annexe un gène SRY, qui détermine la différenciation sexuelle masculine. Il s'agit du très réel syndrome de la Chapelle, mais le hic, c'est que ce gène lui aussi ne peut venir que d'un individu masculin. A priori, c'est loin d'être clair qu'une porteuse de ce gène pourrait être une femme d'apparence féminine.

Passons sur la rapidité du bouturage. Il faut neuf mois pour faire un bébé et le récit nous demande de croire qu'on peut produire un adulte plus ou moins sous-développé en quelques jours à partir de cellules-souches... En revanche, le roman se termine sur une révélation fulgurante du potentiel de cette mutation, qui explique son intérêt pour les acteurs de l'ombre qui ont tenté d'exploiter Illyge et les autres victimes de l'élyx. On ne peut que regretter que Bérard retarde autant l'intervention de cette idée qui aurait pu animer l'essentiel de l'intrigue alors que l'explication des phénomènes provoqués par l'élyx s'éternise.

Plusieurs narrations se succèdent dans La Saga d'Illyge, de sorte que le lecteur est rapidement dérouté. S'agit-il de l'histoire d'Illyge, d'Idrisse, de la sœur d'Idrisse ou du clone d'Illyge ? Si le roman est insatisfaisant du point de vue de la science-fiction, il me semble également un peu essoufflant pour le lecteur à la recherche d'une histoire qui se tient. Néanmoins, on ne peut contester qu'il s'agit de l'ouvrage d'une véritable écrivaine. Le destin d'Illyge fascine de par sa douloureuse complexité tandis que la conversion de Bérénice, la sœur d'Idrisse, à la morale des Périphes est racontée sans concession. Ainsi, à plus d'une reprise, l'écriture de Bérard fait preuve d'un souffle qui marquera les mémoires.

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2012-01-06

 

En commençant par la fin du monde

Le roman The Road de Cormac McCarthy a beaucoup fait parler de lui et il a même inspiré un film sorti en 2009. De nombreux lecteurs et amateurs ont trouvé particulièrement poignante l'histoire d'un homme et de son fils, qui voyagent seuls sur les routes d'un version post-apocalyptique des États-Unis, dix ans environ après le cataclysme qui a ravagé les villes, tué presque toute végétation et décimé la population. En raison du couvercle nuageux posé sur tout le continent, sinon sur toute la planète, la végétation est morte et les quelques survivants sont réduits au cannibalisme ou à la recherche incessante de restes de nourriture conservés dans les ruines des villes et des maisons.

La langue est dépouillée. Les phrases sont courtes et la ponctuation est réduite au minimum. Point. Virgule. Point d'interrogation. Pas d'apostrophes ou de guillemets. Les dialogues sont indiqués par des alinéas, tout au plus. Ce qui n'empêche pas une certaine poésie quand il s'agit de décrire les paysages et le temps qu'il fait. L'amour du père pour le fils qu'il protège est nu, évident, féroce, désespéré... Pourtant, sans aller jusqu'à souhaiter une dissection des sentiments du père, je n'ai pas trouvé si émouvante une affection si primaire qu'elle me semble presque aller de soi. La répression puritaine des émotions masculines est-elle si puissante qu'un minimum d'amour paternel suffit à bouleverser les lecteurs aux États-Unis ?

Ce qui impressionne, c'est surtout la détermination et l'ingéniosité du père — de l'homme, comme l'auteur l'appelle — quand il s'agit de tirer des ruines ce qu'il leur faut pour vivre. Ce qui impressionne aussi, jusqu'au bout ou presque, c'est le refus de consentir le moindre adoucissement narratif, soit en offrant au passage une marque d'espoir — une brèche dans les nuages, mettons — soit en accordant au lecteur un épisode plus romanesque — une échauffourée avec les cannibales qui hantent les campagnes, par exemple. (C'est ce qui distingue The Road d'un roman comme Malevil de Robert Merle, où la description d'un affrontement néo-féodal prend le pas sur l'histoire de la survie matérielle après un cataclysme presque aussi total.) Le récit demeure platement réaliste et centré sans répit sur le voyage, d'abord vers la mer, puis vers la mort. Car l'homme est miné par une maladie mortelle et sa tâche de père s'avère au-dessus de ses forces. Il laissera donc son fils en chemin, sans avoir le courage ou la folie de tuer son fils avant de mourir lui-même, pour ne pas le larguer dans un monde mourant.

Toutefois, le troisième jour après la mort de l'homme, celui-ci renaît sous les traits d'un autre homme, survivant échevelé qui se présente à l'enfant pour offrir de l'accueillir dans sa communauté de gens « bien » qui inclut des enfants. Une fable religieuse pointe le bout de l'oreille... car, autrement, on comprend mal comment cette communauté, qui ne court pas les routes, arrive à survivre sans pratiquer l'anthropophagie ou la récupération. Du coup, le nihilisme de McCarthy est moins absolu que celui de Houellebecq, dont le personnage principal, dans La Possibilité d'une île, échoue également au bord de la mer — et ne voit pas d'issue à la condition humaine.

S'agit-il de science-fiction ? De par son ingéniosité et sa compréhension du monde, le protagoniste de McCarthy tient de tout un courant de la science-fiction. Mais le roman lui-même ne cherche à comprendre ni le passé ni les possibilités de l'avenir. McCarthy emprunte donc un décor bien connu de la science-fiction, tout en dédaignant, un peu comme dans Earth Abides de George R. Stewart, les possibilités plus trépidantes ou les formes d'optimisme plus volontaristes. En un sens, il s'agit d'un ouvrage très conservateur, qui célèbre en creux l'abondance du monde actuel, tant naturelle qu'artificielle. En un sens, il s'agit d'une mise en garde, mais dont on ne voudra pas nécessairement approfondir le sens.

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2012-01-04

 

À la découverte d'une autre humanité

Avec Les Chinoises (Vents d'Ouest, 2011), Renaud Bouret livre un roman que la quatrième de couverture qualifie d'autobiographique. Il se met en scène lui-même sous son nom chinois de Bái Lìdé, mais il est permis de douter de la véracité de l'aventure qu'il raconte. À la faveur d'intrigues secrètes opposant un haut fonctionnaire et un riche entrepreneur de la nouvelle Chine, le protagoniste du récit a l'occasion de se rapprocher de trois jeunes Chinoises, aussi jolies qu'émouvantes. Même s'il se présente comme un séducteur, Bouret n'est pas exactement un Casanova. Plutôt un homme qui, pour tomber plus vite sous le charme des femmes qu'il rencontre, n'hésite pas à rechercher leurs faveurs. Un cercle vertueux alimenté par un peu de flatterie, un peu de fourberie et beaucoup d'admiration authentique ouvrant la voie à la tendresse partagée. Ce n'est pas si souvent qu'il se retrouve au lit avec ses flammes, mais Bái Lìdé est un romantique sincère, qui chérit aussi bien les moments de passion que les confidences spontanées et les fugaces instants d'abandon. Le rôle joué par notre homme, en grande partie à son insu, lui vaut de bousculer les arrangements en sous-main entre le vice-maire de Moucheng et l'entrepreneur Pan-Les-Gros-Sous tout en révélant l'existence d'un manuscrit chinois attribuant la formulation d'une théorie héliocentrique à un savant chinois, des siècles avant Copernic (mais pas avant Aristarque). Bái Lìdé joue le rôle du benêt instrumentalisé par la jolie Meïdaï pour sauver la non moins jolie Océane, mais il est plus ou moins consentant, car c'est la clé de l'aventure dont il goûte les péripéties.

Le tout est narré avec esprit. L'auteur commence par égrener les souvenirs de ses rencontres de hasard avec Meïdaï, puis Océane, avant de sauter quelques années pour entamer le récit de l'aventure principale. Il en profite pour citer au passage des dictons de la sagesse populaire chinoise. Certains sont familiers, d'autres moins. La relation de quelques incidents de la vie quotidienne en Chine dressent un portrait nuancé de la société actuelle, des appartements minuscules partagés par deux ou trois colocataires à l'inventaire des salles de bains défectueuses des auberges populaires. Le voyageur s'expose naturellement à des quiproquos et des malentendus, mais la Chine est rarement cruelle, même pour le laowai étranger. Bái Lìdé découvre plutôt la fraternité des pauvres et des minorités nationales. Comme il le souligne, les problèmes matériels trouvent en Chine des solutions qui passent souvent par la solidarité ou l'entraide — ce qui implique que les solutions matérielles aux problèmes de la pauvreté entraînent forcément un appauvrissement des liens sociaux.

Les aventures de Bái Lìdé prennent fin d'une manière typiquement chinoise, quand des hauts responsables règlent les cas du vice-maire et de l'entrepreneur en alignant les proverbes et les formules toutes faites. La scène est savoureuse, mais elle ne se veut pas sérieuse. On peut en dire autant du roman, dont c'est le principal agrément : tout en nous offrant un voyage en Chine, il évite les analyses trop lourdes ou trop sententieuses. Il se concentre plutôt sur la part d'humanité qui nous est commune, partout sur la planète et en particulier dans une civilisation très ancienne.

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2012-01-02

 

Assassinée par un ange

Le roman Lucy, sur la terre... (EDILIVRE, 2011) de Natacha Émond n'intéressera que les spécialistes désireux de savoir s'il faut le classer parmi les ouvrages de la littérature fantastique au Québec. Sinon, il ne se démarque ni par la langue ni par le récit. L'écriture est désespérante, grevée de multiples fautes, coquilles et bourdes stylistiques. Comme la narratrice est, à l'instar de sa créatrice, une étudiante universitaire qui se destine à l'enseignement au secondaire des sciences et de la technologie, cette impéritie linguistique est aussi vaguement déprimante. Puisque EDILIVRE.com pratique l'édition à compte d'auteur, on ne peut sans doute blâmer l'éditeur pour les faiblesses du texte. Il en va de même pour les faiblesses de l'histoire. Qu'une étudiante à la veille de son premier stage en salle de classe soit rongée par l'angoisse, c'est relativement normal. Qu'elle soit hantée par des spectres qui l'amène à s'interroger sur le bien-fondé de ses choix, passe encore... Mais que ces manifestations surnaturelles ne soient que les symptômes de troubles mentaux, c'est si usé comme rebondissement qu'on crie.

Le problème, c'est la nature de ces hallucinations, si précises et si insistantes qu'elles semblent surtout obéir aux règles d'un scénario de « film de peur » japonais. Du coup, le lecteur opte forcément pour un balancement todorovien entre l'interprétation fantastique et le diagnostic de la schizophrénie, ce qui en fait un roman fantastique. Outre cet aspect, on retiendra le portrait de Lucy, toute pétrie d'anxiétés et d'interrogations quant à ses choix, mais l'ensemble du roman déçoit par la langue, par l'écriture et par l'intrigue.

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