2020-02-22

 

Ascendances littéraires

Le Canada français passe parfois, aux yeux d'historiens qui se sont plu à répandre l'idée d'une grande noirceur collective avant 1960, pour une société conservatrice et bornée, voire illettrée et inculte.  Cette impression est née en partie d'une attention exagérée aux ouvrages privilégiés par les collèges classiques, souvent surannés, aux bonnes lectures prônées par l'Église catholiques et aux trop rares parutions en volumes des auteurs canadiens-français.  Elle est sans doute aussi le fruit d'une sous-estimation des pratiques littéraires moins faciles à repérer pour les premiers chroniqueurs : pièces de théâtre jouées par des cercles étudiants et des amateurs, lectures d'ouvrages et de fascicules achetés en librairie ou en tabagie, lecture de journaux et de revues, écriture pour ces mêmes périodiques, consommation urbaine de pièces de théâtre, de films et de livres en anglais par des Canadiens français suffisamment bilingues pour les apprécier...  Enfin, depuis les années 1960, il est clair que les jeunes clercs des nouvelles universités québécoise de l'après-guerre, imbus de leur science toute neuve de ce qu'une littérature moderne devait rechercher, ont longtemps écarté du revers de la main les formes littéraires qui leur paraissaient méprisables : littérature sérielle, « para-littérature », poésie trop conventionnelle, textes trop commerciaux (édités en fascicules, par exemple), littérature jeunesse et ainsi de suite.  Aujourd'hui encore, les histoires « officielles » de la littérature québécoise (voir l'Histoire de la littérature québécoise de Dumont, Biron et Nardout-Lafarge) s'entêtent à considérer que la « littérature québécoise » n'était qu'un projet au moment de la Révolution tranquille, ce qui relègue dans les limbes tout ce qui a précédé l'époque bénie... de la jeunesse des auteurs de ces histoires canoniques.

Pourtant, quand je me penche sur mon passé, je constate que je suis le légataire, sinon l'héritier, d'une tradition culturelle et littéraire qui, à en croire ses contempteurs, ne mérite aucune reconnaissance.  Il s'agissait évidemment d'une culture bourgeoise, associée à la principale classe sociale bénéficiant de l'éducation et des moyens matériels susceptibles d'entretenir un culte et une pratique de l'écrit.  Néanmoins, chaque génération successive a porté la culture littéraire de son temps, écrite ou théâtrale, selon le cas.

Du côté de mon père, j'ai déjà évoqué la figure de mon arrière-grand-père, Edmond Trudel (1860-1933), rédacteur en chef d'un journal manitobain au XIXe siècle qui enregistre en septembre 1884 sa réception d'un rare ouvrage littéraire franco-manitobain, Petites Fantaisies littéraires de Georges Lemay.  Je relisais encore récemment les pages consacrées dans son journal aux funérailles de Louis Riel à Saint-Boniface (le reportage est anonyme, mais je l'attribue sans trop hésiter à Edmond).  Si son fils Jean-Joseph (mon grand-père) a surtout canalisé dans le théâtre (au Cercle Molière, en particulier) ses ambitions artistiques, ma grand-mère Margherita Chevrier (1898-1986) était une grande amatrice de littérature qui n'a jamais hésité à prendre la plume.  Ses propres ambitions artistiques ont été éphémères, mais elle s'est ensuite consacrée à l'histoire familiale, signant d'ailleurs des souvenirs de sa propre vie dans Mrs. Doctor:  Reminiscences of Manitoba Doctors' Wives (Winnipeg, 1976).

C'est peut-être la première toutefois à évoquer son approche de l'écriture si je puis dire.  Le 19 mars 1916, ma grand-mère Rita, âgée de dix-huit ans, envoyait à son père, Horace Chevrier (1875-1935) une carte postale que je reproduis ci-dessous :


En un sens, pour l'époque, c'était l'équivalent d'un GIF qu'on utilise sur Facebook pour souligner un message.  Au dos, elle écrivait en anglais ce qui suit.

« Dear Daddy,

« Please do not take offence at this card ; it may not be quite correct in taste but I think it quite à propos.  It refers to your very kindly written letter of last [week? (illisible)] in which you comforted me very much.  I am following your advice and the proverb on the reverse, having long ago forgiven and forgotten it all.  You see, I must be a "poem" myself before I can hope to write one, and if I allowed feelings of rancour to grow, they would choke all my noble and higher sentiments but, then, where would my inspiration come from?  My "war work" is teaching me many other lessons which I hope will be profitable.  I am so anxious to finish my poem, pass my examinations well, and come home to you again.  But I promise not to be idle during vacation; all that I ask is that you keep me free from any and every social function this summer, please.  I shall keep your letter always »

Je n'ai pas la lettre de l'arrière-grand-père Chevrier dont il est question, mais la date permet de conclure que Rita allait bel et bien compléter le poème qu'elle s'efforçait de finir.  Il s'agit presque certainement du poème publié en avril 1916 que j'ai reproduit dans mon billet sur les années de guerre de mon grand-père, Jean-Joseph Trudel (1888-1968).  Mon père lui-même a caressé des ambitions littéraires, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, ce dont témoignait ce billet (et sa photo).  Il s'est consacré plus tard dans sa vie à la création littéraire, en suivant des cours au collège Algonquin d'Ottawa et en participant à la vie littéraire de la petite communauté entourant les enseignants du collège, mais il n'a pas poussé plus loin.  Comme sa mère, il s'est plutôt consacré à l'histoire familiale, ce que j'ai recueilli et relayé à l'occasion sur ce blogue.

On comprendra aussi qu'il y a dans mon cas un double héritage littéraire, à la fois français et anglais.  Edmond et Jean-Joseph Trudel défendent et illustrent le français.  Les Chevrier, associés aux Métis par leurs activités commerciales et leurs mariages, sont plus ou moins polyglottes.  Horace et Margherita, élevée dans une académie anglophone, sont à l'aise en anglais comme en français, au point où Rita écrit à son père en anglais.  Néanmoins, ce que je trouve intéressant dans cette missive de ma grand-mère, c'est son idée que l'écriture de la poésie exige qu'elle soit elle-même un « poème ».  Même si elle opte pour le versant le plus noble de la chose, il est intéressant qu'à la même époque, d'autres artistes cherchaient de plus en plus à mener une vie en adéquation avec leur poésie, des poètes maudits français aux Futuristes italiens.

Quel est le sens de cet héritage familial ?  Il est clair qu'il n'affecte pas ce que j'écris : il n'y a pas de pionniers de la science-fiction avant l'heure parmi mes ancêtres.  Mais le fait même d'écrire ou d'ambitionner d'écrire a été normalisé au fil des générations, tout comme le fait de ne pas chercher à en vivre complètement...  Et je suis peut-être profondément tributaire de ces transmissions de l'histoire familiale.

Libellés : ,


2020-02-05

 

Corps célestes

Toujours en quête d'un théâtre de science-fiction au Québec, je suis passé ce soir au Théâtre d'Aujourd'hui.  Je n'avais pas encore eu l'occasion de le visiter : la salle est de taille modeste, mais l'édifice est parfaitement situé en plein centre-ville et le grand vestibule combine la billetterie, le café, le vestiaire et des bancs pour l'attente.

La pièce signée Dany Boudreault et montée par Édith Patenaude (en co-production avec Messe Basse) a pour titre une tentative de jeux de mots, je suppose, puisqu'il est, d'une part, beaucoup question du corps des personnages et, d'autre part, un peu question des aurores boréales.  Malheureusement pour Boudreault, les aurores boréales ne sont pas des corps célestes (même si les Grecs les auraient sans doute classées dans les météores).

La mise à nu est un motif récurrent.  Hélène, alias Lili, est une réalisatrice de films porno, où elle joue parfois, et sa dernière production majeure s'appelait justement Corps célestes/Heavenly Bodies.

Sa sœur, Florence, la rappelle au bercail, la maison familiale au fond des bois, au milieu d'une forêt « érogène » où rôdent les derniers orignaux.  Leur mère, Anita, souffre d'une paralysie provoquée par un anévrisme, mais elle est quand même parvenue à réclamer sa fille Hélène, sa favorite peut-être, qui s'est pourtant sentie rejetée quinze ans plus tôt.

Flo occupe les lieux en compagnie de son conjoint, James, un anglophone qui se débrouille de mieux en mieux en français.  James est un soldat revenu de la guerre dans l'Arctique, mais pas entier.

Car il y a la guerre dans l'Arctique.  La Chine, les États-Unis et la Russie se disputent des territoires riches en hydrocarbures au mépris des frontières revendiquées par le Canada.  Quand ?  Ce n'est pas clair : pour les personnages , le 11 septembre 2001 remonte à plus de quinze ans, mais les deux sœurs chantaient Girls Just Want to Have Fun de Cyndi Lauper quand elles étaient petites : la chronologie n'est peut-être pas entièrement cohérente.

Autour de la maison, les bois sont hantés par des envahisseurs, venus du Nord ou du Sud, ou des réfugiés peut-être, ou des survivants de l'effondrement en cours, ou des tribus reconstituées, qui sait...

En filigrane, le réchauffement planétaire.  (Entre autres, il y a cette brève mention d'une chaleur accablante.)  Des flottes ne croisent-elles pas au large de l'île d'Ellesmere ?

Néanmoins, l'action dramatique se concentre sur les rapports entre les deux sœurs, sous le regard rusé de leur mère immobile.  Entre les deux, il y a James, le vétéran dont un bombardement a plus ou moins mutilé le membre viril.  Mais il y a aussi Isaac, le fils de James et Flo, un adolescent de quinze ans curieux de tout, y compris de la sexualité de sa tante pornographe.  Cette dernière suscite les confidences, dont celles de sa sœur, qui est terriblement en manque de sexe depuis que James ne peut plus (ou n'a plus envie de) la satisfaire.  Mais Flo sait-elle qu'Hélène a déjà fait l'amour, une fois, avec James, en lui procurant un orgasme sans éjaculation ?

Autour d'Hélène-Lili, il y a donc trois corps sortant de la norme — ceux de sa mère paralysée, de son ancien amant dévirilisé et d'Isaac, un peu obsédé par un testicule qui n'est pas encore descendu — et le corps de Flo, qui s'exhibe (en vain) pour fouetter la libido de James.

Ce ne sont pas les corps parfaits et fantasmatiques de la porno.  Ce sont les êtres imparfaits d'un futur très imparfait.  Et c'est ce futur assombri par la guerre, dont on entend passer les jets et les hélicos, qui finit rattraper la petite vie figée de la famille isolée en plein bois.

Isaac périt de son désir de liberté, et sûrement d'une trop grand ouverture.

La recherche d'ouverture est l'autre leitmotiv de la pièce de Boudreault.  L'ouverture des chairs au désir, l'ouverture des portes et fenêtres sur l'extérieur, mais aussi l'ouverture de la chair à ce qui la blesse, au sang et à la mort.  D'un trou dans un ventre de glaise, on peut faire une tête de figurine, mais on ne peut faire d'une trouée dans la forêt un refuge.  Et les bombes creusent des cratères dont on ne revient pas indemne.

L'ouverture est dangereuse, même quand elle est attirante, et on peut se demander si c'est le dilemme du Québec caquiste qui affleure ici, au risque de verser dans une projection étrangère aux intentions de l'auteur mais peut-être pas au climat politique de la province.

Quant à la science-fiction, elle à la fois indéniable et quasiment inutile.  Le drame se noue entre quatre murs, comme dans une pièce de Michel Tremblay, et le cadre futuriste n'est que la musique d'ambiance d'une saison dans la vie d'une famille plus coupée du monde que les Chapdelaine de Péribonka.

La mise en scène diverge un peu des indications fournies par le texte de Boudreault publié cette année par Le Quartanier.  De grands rideaux tombent du plafond, en s'ajoutant à un mobilier minimaliste : la chaise de la paralytique, une table, une banquette et un vase (parfois pourvu d'un bouquet) en composent l'essentiel.  Les rideaux se drapent parfois sur les corps ou figurent les murs de la maison, mais leur défilement scande aussi les transitions et les scènes.

Mais toute cette histoire n'est-elle pas une séquence pornographique familiale, parfois à la limite de l'inceste, sous forme de snuff movie  particulier, que Lili aurait fantasmée ?  Au tout début, elle narre les étapes d'une séquence salace avec des acteurs dénommés Adam et Ève.  Après le fondu au noir du dénouement, il n'y a rien.  Un rien qui nous laisse sur notre faim, et sur l'impression que l'auteur s'est plus soucié de faire la démonstration de sa virtuosité dramaturgique que de donner un cœur à ce drame.

Libellés : , ,


This page is powered by Blogger. Isn't yours?