2023-10-08

 

Une autre comédie musicale futuriste au théâtre québécois ?

 Si le Théâtre du Futur a un peu inventé le sous-genre de la comédie musicale d'anticipation au Québec, le Théâtre Astronaute propose en ce moment une extension du domaine de la lutte en intégrant un rap battle à La République hip-hop du Bas-Canada sur la scène de Premier Acte à Québec.  Après l'expérience H+, entre la science-fiction et le transhumanisme, cette nouvelle pièce est plus classique par sa trame narrative.  

En s'inspirant des concepts usités par le groupe de rap québécois Alaclair Ensemble, le dramaturge Dominique Sacy nous projette vers 2075, lorsque la république du Bas-Canada fondée en 2038 par Robert Nelson d'Alaclair Ensemble (qui emprunte son nom de scène au Patriote Robert Nelson de 1838) dérive vers l'autoritarisme.  Après que le fondateur de la république se soit laissé tuer par une ourse (un clin d'œil pour connaisseurs des classiques de la littérature indépendantiste), les dirigeants suivants reprennent son nom : Robert Nelson II, Robert Nelson III, Robert Nelson IV...

Vers 2075, le magnat du rap Joey Money domine l'économie bas-canadienne, mais la jeune Annabelle rejoint les contestataires.  Lorsqu'une première arrestation la fragilise, un camarade lui fait part de l'énergie qu'il a puisé dans ses premiers emprisonnements et il va l'encourager à défier Joey Money dans un rap battle dont l'enjeu sera un exil de quatre ans du perdant, qui se condamnnera à rester à l'écart des réseaux sociaux et des interwebz.

Plus tard, la mère d'Annabelle lui confiera également que la répression du mouvement indépendantiste avant 2038 l'a motivée, ce qui surprend Annabelle, qui ignorait ce passé militant qui a précédé une existence de mère monoparentale.  C'est l'occasion de rappeler le coût humain des déceptions militantes, en prenant pour exemple les échecs référendaires du mouvement indépendantiste en 1980 (en posant que René Lévesque, Pauline Julien et Gérald Godin ne s'en sont jamais remis) et en 1995 (en citant les disparitions de Gaston Miron et Dédé Fortin).  Le discours n'est pas manichéen, mais dialogique : Joey Money et son assistante Nancy — la mère d'Annabelle — placent des pointes appuyées à l'encontre des révolutionnaires de salon qui ne fréquentent pas le peuple qui travaille trop pour avoir du temps à donner aux discussions de taverne et qui veulent pourtant faire le bonheur des gens ordinaires malgré eux, trop friands peut-être d'une gloriole gagnée par des mots et non des gestes...

En filigrane, Sacy oppose l'argent contre l'amour, la responsabilité contre la liberté.  En fait, c'est une pièce résolument politique.  Il n'y a pas l'ombre d'une intrigue amoureuse, même s'il y a des rappels de rapports familiaux difficiles.  Annabelle et Joey Money constituent un duo de choc, dont l'affrontement  final s'éloigne un peu du rap, il me semble, tout en conservant une part d'esbroufe et en permettant aux adversaires de formuler leurs arguments essentiels.  Le personnage de Nancy, militante déçue convertie aux nécessités pratiques de la vie, acquiert une profondeur surprenante, mais les comparses de Joey et d'Annabelle (Zack) jouent un rôle de plus en plus effacé.

La conclusion évite de trancher le sempiternel débat entre la sécurité et la rupture, car, si certains assimilent l'indépendance à une aventure ruineuse, c'est le renoncement à un patrimoine immatériel, à des liens établis de longue date, à des cousinages parfois charnels, qui pèse parfois plus lourd dans la balance.  La certitude de ces sacrifices est rarement admise par les prosélytes qui soulignent plutôt le pouvoir qui est à prendre en conquérant l'autonomie.  Être maître chez soi, pourtant, peut exiger de se couper des autres et d'accepter une solitude possiblement douloureuse.  Néanmoins, pour les opprimés, l'isolement est parfois la seule manière de se connaître lorsqu'une situation historique les a trop longtemps privés des occasions d'agir à leur guise.

Le combat se termine sur l'aveu par Annabelle de l'anticipation de sa défaite et sur une accusation qui fait écho aux derniers mots de la poétesse Huguette Gaulin : « Vous avez détruit la beauté du monde. »  Si la trilogie d'anticipation du Théâtre du Futur s'inscrivait souvent dans l'actualité pour exploiter des débats contemporains, cette comédie musicale s'inscrit sans hésitation dans l'histoire du souverainisme québécois.

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