2007-08-20

 

Sur la piste

Aux marges de la SFCF, on trouve des livres qui flirtent parfois avec les procédés de la science-fiction ou versent dans le fantastique. J'ai recensé récemment L'Œil du Bosphore, qui relève du fantastique sans trop insister; dans le même genre, il y a le roman La Déesse brune d'Albert Gervais (1922-1989), apparemment publié en 1948 à Val d'Or par les Éditions des Sept. La typographie est relativement aérée, rendant un peu illusoire le total de 359 pages.

Gervais est d'abord un terroiriste et un régionaliste, qui inscrit « À chez nous » en guise de dédicace. Il sera député de l'Union nationale en 1962-1966.

Son roman raconte l'envoûtement d'un colon québécois, Léonard Chanclos, par une sorcière montagnaise au profit de sa petite-fille, la belle Kiskasi. (Gervais avait enseigné à Kiskissing, aujourd'hui Kiskissink, et la proximité sonore des noms n'est peut-être pas un hasard.) Chanclos, dont le nom (champ-clos) traduit assez bien le rejet de toute immixtion, est catastrophé par cette liaison qu'il vient à considérer comme une déchéance sans nom. Heureusement, avant de rompre avec Kiskasi, il apprendra que l'enfant dont elle accouche n'est pas de lui, mais de son rival montagnais. Pas de métis dans la famille! Le mépris des personnages amérindiens, que n'atténue pas la beauté de Kiskasi ou de sa petite-fille, beauté dangereuse et troublante car trop sensuelle, est patent. On ne s'étonne pas que l'auteur ait milité pour l'Union nationale!

L'élément fantastique reste ambigu, car les sorts et potions de l'affreuse mégère montagnaise pourraient s'expliquer par la connaissance des simples et le pouvoir de la suggestion. De ce point de vue, l'ouvrage doit rester marginal. Toutefois, la structure du livre laisse songeur, car la découverte par le narrateur de l'histoire de Chanclos et Kiskasi se fait par le biais d'un récit livré dans un manuscrit (intitulé La Déesse brune) reproduit à l'intérieur du roman. Le narrateur finit par découvrir que le récit est bien une histoire vraie et que son protagoniste est l'auteur du manuscrit qu'on lui a remis, un vieil homme appelé « père l'Écrivain » qui n'est autre que Léonard Chanclos. Un monastère ruiné figure aussi dans le décor et, dans sa lettre au narrateur, Chanclos admet l'aspect outré de la prose du récit de ses amours.

Or, ceci peut rappeler lointainement la construction du roman Manuscrit trouvé dans un secrétaire (1994) de Daniel Sernine, dont le roman dans le roman, intitulé Adeline, se démarque aussi par un style autrement plus gothique que celui de la narration principale. Les ruines d'un monastère font partie du décor et le narrateur finit par découvrir que le récit d'Adeline n'est pas une simple fiction, mais une accusation. Sernine a-t-il été influencé par Gervais? Les influences de Sernine (Malpertuis, Le Grand Meaulnes, Le Bracelet de vermeil, la série Unipax de Gagnon) sont souvent décelables dans sa fiction, mais il est également possible d'envisager que les parallèles en cause soient attribuables à une influence commune du Malpertuis de Jean Ray.

Si la moralité de La Déesse brune nous est parfois étrangère dans son allergie au métissage, celle du protagoniste du roman Grisaille d'Armand Roy (1912-1970) surprend aussi en révélant la force des convenances du Québec de l'entre-deux-guerres. Sans doute imprimé aux frais de l'auteur en 1937, l'ouvrage est court, ne comptant que 128 pages, mais sa recension dans le DOLQ suggérait un lien possible avec le chéfisme d'ouvrages comme La Cité dans les fers ou La Chesnaie.

Ce n'est pas exactement le cas, malgré l'exaltation de la virilité et de la volonté qui est fort caractéristique d'un certain discours de droite, relayé au Québec par des penseurs comme Lionel Groulx. Il n'est pas question ici de proposer au peuple canadien-français un nouveau chef, même si le texte dit pis que pendre des politiciens contemporains.

En revanche, les allégeances politiques de l'auteur sont claires. Son héros, Jean Bérouard, est un jeune ingénieur de Poly qui trouve difficilement du travail, mais qui admire Léon Daudet. Quand il s'éprend d'une voisine de palier, il commence par observer qu'elle aussi lit Léon Daudet et que c'est une abonnée de Gringoire. Cet hebdomadaire de droite, de plus en plus opposé à la République française après 1934 et de plus en plus sympathique au fascisme de Mussolini et de Salazar, est un choix de lecture relativement naturel pour cette Russe émigrée, Sonia Paskine. Surtout qu'on découvrira dans la suite du livre qu'elle a été martyrisée par un Juif allemand appelé Adolph (!) Schultz, qui l'a violée, l'a droguée et a tué leur enfant nouveau-né. Trafiquant de drogue et meurtrier, Schultz est complet dans l'abjection et il pourrait illustrer certaines des thèses de Daudet, romancier antisémite et polémiste de droite qui soutient aussi le fascisme de Mussolini tout en se montrant plus réservé au sujet de Hitler. Tout ceci rattache Roy et son roman à la mouvance de droite dans le Canada français d'avant-guerre, comme l'avait bien reconnu le DOLQ.

Quand il apprend toute l'histoire de la belle Sonia, Bérouard est bouleversé : comment peut-il aimer une femme déchue, une fille-mère qui a perdu sa virginité? Il va finir par se faire une raison, mais il est clair qu'il est absolument nécessaire, par compensation, que le Juif soit chargé de tous les péchés du monde afin de rendre à Sonia un minimum de respectabilité. Cela dit, dans le contexte du Québec de l'entre-deux-guerres, il était aussi brave qu'inusité de mettre en scène une opiomane, sympathique de surcroît.

Un autre roman québécois nous présente une héroïne slave. Dans Les Paradis de sable (1953) de Jean-Charles Harvey, le protagoniste Désiré Julineau croise Sophia Rogov — et un autre personnage féminin s'appelle Lola Pasquin. De Sonia à Sophia et de Paskine à Pasquin, il n'y a pas si loin. Le contexte est cependant différent, et les partis pris idéologiques le sont encore plus. Néanmoins, on peut se demander si le roman de Harvey aurait été écrit dans la foulée de celui de Roy : l'allusion à la loi du cadenas de 1937, l'allusion aux procès de Moscou (1936-1938), l'allusion possible à Adrien Arcand, qui est au faîte de son influence en 1938, l'écho du roman de Roy en 1937, l'allusion à La Condition humaine (1933) de Malraux dans le premier chapitre... Tout cela semble dater le roman de 1937-1938 environ.

Le fonds Harvey à l'Université de Sherbrooke conserve deux manuscrits de romans inédits de Harvey : Les Affamés, daté de 1937, et Les Mauvais Anges, daté de 1950-1952, dont des passages auraient servi à la rédaction des Paradis de sable. Harvey perd son emploi en janvier 1937 et se lance dans le journalisme : aurait-il aussi tenté de compléter de nouveaux romans en 1937-1938, c'est-à-dire Les Affamés et une version antérieure des Mauvais Anges, dont il nous resterait des vestiges dans Les Paradis de sable ?

Dans le premier chapitre évoquant La Condition humaine, puisqu'un personnage doit en tuer un autre pour le plus grand bien de la cause (mais ce n'est qu'un rêve), Harvey oppose au matérialisme athée le libre-arbitre et la volonté, en des termes qu'Armand Roy n'aurait pas nécessairement désavoués. De fait, le roman se termine sur une condamnation sans appel de l'amoralisme des méthodes du Parti (communiste). Mais il ne nie pas l'existence de croyantes sincères et dévouées, comme Sophia Rogov, ou de maux sociaux susceptibles d'amélioration.

Par prudence, peut-être, Harvey décrit un pays appelé la Nordanie, qui a pour capitale Micouagan, mais qui ressemble trait pour trait au Québec dans le Canada tandis que le centre-ville de Micouagan décalque clairement Montréal. Seul changement : Micouagan n'est pas seulement la métropole de la Nordanie, c'est aussi la capitale. Le reste est assez semblable, jusqu'au ressentiment ciblant les Anglais, aux discours haineux sur « les Juifs et les Italiens qui débauchent les filles que nos cultivateurs ont élevé à la sueur de leur front », à la conviction d'une « conspiration contre la race » nordanaise... (Ce qui, encore une fois, s'appliquerait peut-être mieux à 1938 qu'à 1953.)

En fin de compte, que la Société Saint-Jean-Baptiste s'appelle la Société Saint-Jean-Népomucène ne prête pas à conséquence... Mais comme il est question de « stalinogiens » et d'une loi du cadenas en Nordanie aussi, on suppose que Harvey voulait s'assurer d'un minimum de distance par rapport soit aux communistes soit aux duplessistes. Et si l'hypothèse d'une publication à retardement est juste, c'était aussi une façon d'éviter tout reproche d'anachronisme, en inscrivant le récit dans l'histoire d'un autre pays.

Cette distance ajoutée entre la réalité et la fiction fait-elle des Paradis de sable un roman de science-fiction? On pourrait le rapprocher d'un autre roman québécois de politique-fiction, Œil pour œil (1931) d'Ubald Paquin, qui camouflait l'actualité internationale sous des noms fictifs. Mais comme cette licence additionnelle n'est pas exploitée pour enrichir l'univers du roman d'éléments véritablement nouveaux, l'étiquette de politique-fiction suffira.

Sur la piste de la SFCF, le chasseur n'aura débusqué qu'une moitié de proie sur trois...

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