2015-01-17

 

Le dernier fantôme qu'elle nous prend

L'attente nous transit, à genoux sur la glace
quand le froid mortel se glisse en nous et appelle
à fuir ce rongement qui taraude et coupelle :
la vie reflue lorsqu'on ne quitte plus sa place.

Avant nous, le courant a emporté, hélas,
trop d'amis, trop d'amants, qu'il faut qu'on se rappelle
sans insister : les joies s'enterrent à la pelle
alors que les peines de force nous enlacent.

Plus on traîne le soir, plus la blancheur se vide :
elle est partie en s'oubliant, cette timide,
il s'attarde un peu, ce père avide et rageur

Chaque immense départ nous perce au cœur et navre
l'espoir qui toujours anime le voyageur
de ne pas arriver seul dans l'ultime havre

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2015-01-13

 

Michel Jeury (1934-2015)

Il est mort, le poète...  Il y a peu d'auteurs de science-fiction en français à qui ce terme s'appliquait aussi bien.  En raison de la lourde actualité de la semaine dernière, il a fallu quelques jours pour que la presse signale la disparition de Michel Jeury le vendredi 9 janvier, aussi bien dans Le Figaro que dans Libération.

S'il était surtout connu comme auteur de science-fiction, il avait également signé des romans du terroir — enracinés dans les territoires de son enfance — qui avaient récolté de jolis chiffres de ventes.  Pourtant, on ne saurait affirmer qu'il a marqué cette catégorie d'une empreinte aussi profonde et durable que celles qu'il laisse de part en part de la plage de la science-fiction française.  Son œuvre de science-fiction a été abondante, tant sur le plan des romans que des nouvelles.  Ses titres les plus anciens, dont Aux étoiles du destin, reflètent encore les tendances de la science-fiction d'avant 1960, voire d'avant 1950.  Son roman le plus récent, May le Monde, est paru en 2010 et représente un formidable travail d'écriture.  Entre les deux, il avait marié Philip K. Dick et le Nouveau Roman dans Le Temps incertain (1973) et porté à son apogée à la fois la manière propre à ce roman et certains sujets de prédilection dans Poney-Dragon (1978). Le décès de Jeury nous prive donc de soixante ans d'histoire qui lui avaient permis de quadriller certaines thématiques (le temps), d'en célébrer d'autres (le respect de la nature et de l'écologie) et d'en effleurer quelques-unes (l'utopie).

Même s'il est impossible de définir ou de restreindre la science-fiction française à quelques traits, la prédominance de certaines caractéristiques littéraires et politiques font de Jeury une des grandes références de cette même science-fiction française.  L'arrimage à l'expérimentation littéraire, le positionnement de gauche et la malléabilité temporelle ne sont pas des inventions de Jeury (on songera respectivement à Drode, Andrevon, Frémion, Barjavel...), mais l'œuvre jeuryenne est devenue en quelque sorte une figure de proue du vaisseau battant pavillon tricolore.  En partie en raison du talent avec lequel l'auteur faisait la démonstration du potentiel de ces approches.  En partie en raison de la résonance de cette œuvre pour certains éditeurs (Klein) et aussi pour les auteurs d'une décennie, celle des années soixante-dix. 

Jeury a pleinement profité de ce court moment où il incarnait mieux que quiconque la Zeitgeist de la science-fiction française et il l'a renforcée au moyen d'ouvrages marquants.  C'est ce qu'on peut souhaiter de mieux à un auteur.  S'il n'a pas rencontré le même succès ensuite, au point de se tourner vers le roman du terroir, c'est sans doute justement que l'époque n'était plus la même.  Les auteurs de science-fiction française cherchaient leurs lecteurs et, dès le tournant des années quatre-vingt-dix, ils étaient prêts à défricher de nouvelles voies... ou à retourner sur leurs pas.  Peut-être a-t-il fallu l'échec de certaines espérances démesurées pour ouvrir la porte à des vétérans désireux de rentrer au bercail et pour concevoir que la science-fiction n'avait pas à être un mouvement d'un seul tenant ou d'un seul projet : elle pouvait se contenter d'être une littérature aussi variée que les voix de ses créateurs.

Continuera-t-on à lire les romans de Jeury ?  Les mérites que Gérard Klein trouvait au Temps incertain parce qu'il était en prise sur la montée des pouvoirs corporatifs relèvent désormais du cliché, mais la narration qui, chez un Robbe-Grillet, tenait de l'expérimentation littéraire prenait un autre sens dans le cadre de la science-fiction.  Sans avoir été le  premier à le faire, Jeury a confirmé que le texte même pouvait trouver sa justification dans les éléments de l'intrigue les plus étroitement liés au novum science-fictif.  Même si on peut différer sur le résultat de la mise en œuvre des procédés choisis, on lira sans doute encore longtemps certains romans de Jeury non en tant que romans mais en tant que créations littéraires.

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2015-01-09

 

Censure meurtrière : quand le sang coule au nom du respect

En octobre dernier, l'équipée d'un fou à Ottawa m'avait permis de parler du terrorisme.  L'assassinat de douze personnes hier à Paris dans les bureaux du magazine Charlie Hebdo et à proximité en relève aussi, mais il m'incite aussi à réfléchir à des concepts antiques : la civilisation et la barbarie.

La civilisation est-elle une bonne idée ?

Il est difficile d'identifier ou d'imaginer une société civilisée admettant le châtiment individuel du blasphème.  Même Socrate avait été jugé avant de boire la ciguë et même les sociétés médiévales avaient des tribunaux religieux ou autres pour juger les blasphèmes.  (Il ne faut pas s'illusionner toutefois sur la désuétude du blasphème.  Si, hors de l'Alsace-Moselle, la France ne considère plus le blasphème comme un crime depuis 1881, de nombreux autres pays européens — dont l'Allemagne, la Grèce et l'Irlande — ou démocratiques ont conservé des lois sur le blasphème ou l'insulte à la religion.  Au Canada, un article du Code criminel punit encore le libelle blasphématoire, mais il n'aurait pas servi depuis 1935.  Quant au reste du monde, mieux vaut ne pas en parler.) 

Des individus s'arrogeant le droit de juger et d'exécuter sommairement ceux dont la parole leur déplaît ne relèvent donc pas de la civilisation, quelle que soit la définition qu'on lui donne, mais de la barbarie la plus ancienne et la plus brutale.  Contrairement à ce qu'on a pu dire, la barbarie n'est pas dans la violence même, car il faudrait alors juger durement d'autres violences commises ailleurs, parfois même au nom de la liberté (« Liberté, que de crimes... »), mais dans son déchaînement hors de tout cadre.  Quelle société résisterait à la présomption d'individus décidant de massacrer à leur guise ?  Le privilège du duel, déjà encadré par certaines règles, a été de plus en plus réduit par les pays civilisés au fil des ans, jusqu'à son abolition officielle — même s'il peut subsister sous la forme de la rixe à la sortie d'un bar ou d'un fight club.  Les vendettas familiales ont été interdites.  Les armées privées ont également été proscrites et restent combattues sous la forme des bandes criminelles qui disposent de sicaires et d'hommes de main.  L'ordre social est à ce prix et c'est cet ordre qui garantit la liberté de s'exprimer sans crainte de représailles arbitraires.

Le monopole de la violence confié aux États qui concrétisent la construction de civilisations se justifie d'abord par le maintien de l'ordre, mais aussi par ce qu'il permet.  L'ordre seul est un pis-aller quand l'alternative, c'est la dictature ou le chaos.  L'ordre est avant tout justifié par l'espace de liberté qui devient possible et, selon la tradition occidentale, par l'exercice de la raison qui peut s'y déployer.  C'est l'exercice de la raison à l'origine des sciences et de la technologie qui a doublé la longévité moyenne depuis trois siècles, qui a permis à des milliards de personnes de naître et survivre qui n'auraient pas vécu autrement, qui a révolutionné les conditions de vie et qui a inspiré des réformes sociales telles que l'abolition de l'esclavage et du servage ou l'émancipation des femmes et des homosexuels.  L'environnement terrestre a payé le prix de ces progrès, mais ils n'en existent pas moins.  On peut préférer la liberté de pratiquer la violence sans entrave, mais l'histoire suggère que les sociétés qui préservent cette liberté de préférence aux autres méritent à peine ce titre puisqu'elles favorisent la méfiance mutelle et le repli sur soi, tout en assujettissant la plupart des autres libertés au bon vouloir de la majorité et des plus violents au sein de celle-ci — même si ces sociétés sont des sujets fascinants pour les raconteurs et ethnologues.

Il faut se garer des fausses équivalences.  Il y a les crimes de la civilisation et il y a les crimes de la barbarie.  Les civilisations ouvrent la porte aux pires atrocités et violences quand elles font la guerre, mais elles ne le font pas sans délibération ou sans engager au moins tous ceux qui en sont parties prenantes.  Ceci peut bien sûr alourdir leur responsabilité lorsqu'il y a dérapage, mais elle la répartit aussi et le jugement collectif incarné par l'autorité d'une civilisation n'est pas rendu à la légère, même dans les cas les plus flagrants (invasion de l'Irak).  C'est ce qui permet les civilisés de porter plus facilement le fardeau des morts perpétrées en leur nom.  Et c'est la structure de l'État civilisé qui fonde le réflexe des Occidentaux exigeant la participation morale des musulmans aux actes de ceux qui se réclament de l'Islam.  Sauf que si la violence est le fait d'une impulsion barbare, sa responsabilité repose entièrement sur la personne qui la commet et elle ne peut, par définition, être imputée aux civilisés, les musulmans comme les autres, dont le barbare rejette l'ordre.

Ceci veut-il dire que, de manière complémentaire, une société capable d'admettre la parole la plus libre possible serait aux antipodes de la barbarie ?  Cela ferait de la France et de ses traditions libertaires le phare de la civilisation qu'elle a toujours prétendu être.  Avant de se glorifier, la France doit toutefois se demander comment il se fait qu'elle ait justement accouché de la barbarie en question.

Les sources de la barbarie

On connaît les chiffres ou on devrait les connaître.

Selon une enquête (.PDF) de l'INSEE datant de 2010 environ, les immigrés originaires de pays souvent musulmans sont plus pauvres.  Pour citer ce rapport : « Globalement, les immigrés originaires de Turquie ou d'Afrique, qu'ils soient du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne, ont les salaires médians à temps complet les plus bas (1400 euros) », ce qui se compare à 1550 euros chez les non-immigrés.  Cela tient en partie aux qualifications de ces immigrants, mais le problème, c'est évidemment que cela se répercute sur les générations suivantes.  Les descendants d'immigrés dont les parents sont originaires du Maroc ont les salaires médians les plus faibles (1450 euros), suivis des descendants d'immigrés nés dans un autre pays du Maghreb ou d'Afrique, ou en Turquie (1500 euros).  L'écart demeure quel que soit le niveau de diplomation et s'explique en partie par l'âge et en partie par les emplois obtenus.  (En clair, des travailleurs plus jeunes en moyenne gagneront moins et des travailleurs qui, à diplôme égal, obtiennent des emplois moins rémunérateurs seront évidemment moins rémunérés.)  À l'arrivée, les ménages d'immigrés ou de descendants d'immigrés originaires du Maghreb ou du reste de l'Afrique se débrouilleront avec 10 000 euros de revenu disponible en moins que la moyenne française des ménages.  Si la pauvreté en termes de conditions de vie touche environ 13% des ménages français, elle touche le double de ménages d'immigrés du Maghreb (et encore plus pour les immigrés originaires du reste de l'Afrique).

Un autre rapport de l'INSEE démontre que les descendants d'immigrés ont du mal à l'école et ont du mal à trouver du travail ensuite.  Si plus de 80% des jeunes dont les parents sont nés en France détiennent un emploi cinq ans après leur sortie du système éducatif, ce ne sont que 61% des descendants d'immigrés d'Afrique qui s'en tirent aussi bien en 2009.  Et il ne faut pas compter sur la fonction publique pour être pleinement égalitaire non plus.

La misère est-elle une explication suffisante à la barbarie?  Évidemment que non.  Le refus complet de l'ordre civilisé n'est d'abord que le fait d'une minorité infime et la pauvreté matérielle n'a pas empêché des civilisations anciennes ou des pays modernes de s'inscrire parmi les les sociétés les plus civilisées de leur temps.  Mais elle rend certainement plus difficile l'adhésion pleine et entière aux valeurs de la civilisation puisque les défavorisés en retirent moins d'avantages que d'autres.  Ceci est d'autant plus vrai si une vision du monde concurrente propose de s'emparer de la liberté du barbare, celle de rejeter les règles de la civilisation et d'obéir aux caprices des maîtres à penser qu'on se donne.

Or, s'il y a eu des civilisations musulmanes, l'islam n'est pas une civilisation en soi, mais une religion, pas plus, malgré ses ambitions théocratiques.  Se réclamer de l'islam en tant que seul maître à penser, comme de n'importe quelle religion, c'est une régression.  Les civilisations ne sont pas nées des religions, mais de leur subordination — au besoin, de leur instrumentalisation pour diviniser des empereurs ou sacraliser des personnes royales.  La plupart des religions peuvent peut-être imposer un ordre social, mais, dans la mesure où il bride de nombreuses autres libertés, il est celui d'une dictature.  Une religion civilisée reconnaît sa subordination aux exigences de la vie en société civilisée, qui incluent la tolérance de la différence.

Si la tolérance de la différence est le critère de la civilisation, il resterait à savoir si la France s'est toujours montrée civilisée depuis qu'elle est devenue un pays réellement pluriel.

Que faire ?

Alors que cette semaine s'achève dans la violence haineuse en France, il faut se tourner vers l'avenir et se demander de quoi il sera fait.  La réponse tient peut-être à ce dont le passé a été fait.  Le mot n'est plus à la mode, mais il reste possible — si ce n'est qu'à la lumière des chiffres ci-dessus — d'évoquer encore une fois les conséquences délétères de l'exclusion.  Il s'agit non seulement de l'exclusion de la sécurité économique, mais aussi de l'exclusion de l'univers des discours.  Entre l'anticléricalisme de gauche et la xénophobie de droite, quelle place restait-il aux immigrés et aux descendants d'immigrés pour faire voir leur propre réalité et faire entendre leurs points de vue ?  Dans quelle mesure Charlie Hebdo apparaissait-il à leurs yeux comme une revue de l'élite parisienne qui méprisait ceux qui étaient déjà méprisés ?  En tout cas, il est clair que la concentration des médias a favorisé l'expression de certains points de vue dans les journaux (imprimés ou télévisés) à l'exclusion d'autres idées susceptibles de choquer la bien-pensance.  Sinon, si on prêtait vraiment l'oreille à tout ce qui se passait, se surprendrait-on autant des percées électorales du Front National ?

Bref, il serait possible d'agir en investissant dans la liberté des médias et de l'expression afin d'assurer un accès élargi aux médias des débats qui parfois ont lieu actuellement dans les replis les plus sombres de l'internet.  Ce serait le plus beau monument possible aux fondateurs de Charlie Hebdo.  Qu'est-ce que cela signifierait en pratique ?  Des webzines subventionnés, des limites sur la propriété des médias imprimés, du soutien pour des cercles de réflexion qui alimenteraient les médias, une plus grande mise à la disposition du public des médias dans les médiathèques (et donc un soutien accru aux bibliothèques et médiathèques) ?  A voir.  L'important, ce serait au moins de commencer à y réfléchir.

Enfin, si les événements des derniers jours n'obligent pas à repenser l'intégration, on se demande bien ce qu'il faudra.  Pourquoi donc ?  Eu égard à ce que je disais ci-dessus, il ne pourrait s'agir d'espérer combattre à 100% le terrorisme de quelque origine que ce soit.  On pourrait certainement le faire au nom de l'égalité des chances ou de la lutte à la précarité et à la pauvreté.  Ceci exigerait un changement de point de vue qui pourrait bénéficier à tout le monde.  Toutefois, une nouvelle raison se présente à nous avec une force inédite : il faudrait le faire par souci de cohérence.  Si on exige des uns le respect de la liberté d'expression, même quand elle les heurte et les blesse, il faut exiger des autres d'œuvrer contre la discrimination, l'exclusion et la misère, parce que rien n'arrive sans contrepartie et que ce serait le seul moyen d'amorcer un cercle vertueux.

La liberté de blasphémer

Insulter la religion, c'est insulter une croyance d'autrui.  La croyance, même religieuse, mérite-t-elle le respect ?  Si on croit que le Soleil tourne autour de la Terre au sens ancien du terme, on s'expose à la critique, voire à la moquerie si on ne tient pas compte des faits.  Les croyances physiques sont une chose, mais les croyances métaphysiques en sont une autre.  Si on croit à l'existence d'une âme immortelle et impérissable, on entretient une croyance essentiellement indémontrable au moyen de la raison, mais qu'il est aussi impossible de controuver par la seule raison.  On peut refuser de partager cette croyance, mais peut-on en rire en tant que telle ?  Sur quelle base ?

Ce n'est par hasard que le rire cible plutôt les croyances politiques, c'est-à-dire les points de vue différents sur le passage de la croyance à la pratique.  Faut-il taxer les riches au nom d'une croyance en l'égalité des chances (afin de venir en aide aux plus pauvres et de réduire l'inégalité) ?  Faut-il interdire l'immigration au nom d'une croyance en l'égalité des chances (afin de réduire la concurrence et de venir en aide aux travailleurs les plus pauvres) ?  Faut-il tuer au nom de Dieu (au nom du respect des croyances des opprimés et des méprisés) ?  Faut-il tuer au nom de la loi (afin de protéger la population des criminels et des assassins) ?  La clé de l'humour, c'est sans doute qu'on se situe entre les deux pôles du parfaitement connaissable, au moins en principe (les phénomènes naturels), et du parfaitement inconnaissable (les possibles métaphysiques).  Quel que soit le nombre d'arguments probants qu'il est possible d'invoquer à l'appui d'une opinion politique, il reste des arguments plus faibles et probablement quelques failles qui prêtent le flanc au ridicule, surtout si on croit qu'il faut casser le petit bout de l'œuf à la coque et non le gros bout. 


Le défi du dessin humoristique, c'est de savoir quand il verse dans la propagande haineuse.  J'ai déjà eu l'occasion de parler de certains phénomènes culturels d'une certaine époque, qui reproduisaient et propageaient des stéréotypes racistes.  Depuis la tuerie dans les bureaux de Charlie Hebdo, on a fait remonter l'histoire de ce magazine à la libération de la presse d'opinion en France au moment de la Révolution française.  Toutefois, les représentations de Mahomet dans la culture française et occidentale ont une histoire encore plus ancienne qu'il est difficile d'ignorer tout à fait, en particulier si on est musulman.  Prenons cette illustration (fournie par Gallica) que Gustave Doré a signé et fait paraître en 1861 afin d'accompagner un passage de L'Enfer (ca. 1315) de Dante où Mahomet est relégué au huitième cercle des enfers.  Il est alors décrit par Dante comme un fauteur de trouble responsable d'un schisme religieux et condamné, par conséquent, à avoir les entrailles déchirées en permanence.
Si Voltaire a été souvent mentionné cette semaine pour souligner à quel point il importait de défendre la liberté d'expression, qu'on soit d'accord ou non avec son utilisation, et s'il a aussi défendu François-Jean Lefebvre, chevalier de La Barre, de l'accusation de blasphème, il a signé au XVIIIe siècle une pièce de théâtre qui prolongeait l'opprobre depuis longtemps réservé à Mahomet.  Dans Le fanatisme, ou Mahomet le prophète (1736), il fait de Mahomet un hypocrite qui pousse un candide au parricide.  En chargeant le fondateur de l'islam, Voltaire visait les fanatiques catholiques (qui en eurent conscience et s'y opposèrent), mais sa dédicace au roi de Prusse évitait soigneusement de citer des Catholiques en continuant à livrer en pâture des juifs, musulmans et protestants dont l'exécration était tenue pour acquise :

« Ne peut-on pas remonter jusqu'à ces anciens Scélérats, Fondateurs illustres de la Superstition & du Fanatisme, qui les premiers ont pris le couteau sur l'Autel, pour faire des victimes de ceux qui refusoient d'être leurs Disciples ?
« Ceux qui diront que les tems de ces crimes sont passés, qu'on ne verra plus de Barcochebas, de Mahomets, de Jeans de Leyde &c. que les flammes des Guerres de Religion sont éteintes, font, ce me semble, trop d'honneur à la Nature Humaine.  Le même Poison subsiste encore, quoique moins développé : cette Peste, qui semble étouffée, reproduit de tems en tems des germes capables d'infecter la Terre.  N'a-t-on pas vu de nos jours les Prophétes des Cevennes tuer au nom de Dieu ceux de leur Secte qui n'étoient pas assez soumis ? »

La dénonciation par Voltaire du fanatisme est toujours d'actualité.  Le bât blesse, toutefois, parce qu'il veut articuler sa critique du fanatisme à couvert, en noircissant encore plus le personnage de Mahomet.  Cinquante ans à peine avant la sortie de cette pièce de Voltaire, on vendait à Paris des estampes où Mahomet avait également le mauvais rôle.  Ci-après, une estampe de 1686 (conservée par Gallica) montre Mahomet (le faux prophète) et Calvin (le blasphémateur) terrassés par des représentants de l'Église catholique.  De Dante à Gustave Doré, le sort réservé à Mahomet dans la culture religieuse et lettrée de l'Occident ne peut que susciter le doute quant aux mobiles véritables des caricaturistes et humoristes actuels qui choisissent Mahomet comme symbole de toute la communauté musulmane, en particulier quand celle-ci est réduite aux seuls terroristes, sectaires et machistes misogynes, si nombreux puissent-ils être.

Le traitement de Mahomet par Charlie Hebdo et d'autres journaux s'inscrivait dans une longue histoire qui est à la fois celle de la presse d'opinion et celle de la détestation chrétienne du prophète de l'islam.  On peut déplorer cette ambivalence, mais on ne peut ignorer cette ambiguïté.  S'il devrait être parfaitement possible de critiquer les absurdités et cruautés de l'islam en tant que pratique religieuse, il faudrait aussi se méfier d'une identification trop rapide de Mahomet aux barbares qu'il inspire au risque de confondre les fanatiques avec l'ensemble des croyants.  Serais-je partisan de ni représenter ni caricaturer Mahomet alors qu'il demeurerait possible de camper Yahvé et Jésus ?  Non, mais la question n'est pas seulement celle de l'interdiction formelle, mais de la conscience qu'on doit avoir comme artiste de ce qu'on choisit d'illustrer.  Posons plutôt la question ainsi : en sus des caricatures de Jésus, Dieu le Père et le Saint-Esprit, il y a de nombreuses exploitations positives de Jésus ou Dieu, dans la culture dominante de plusieurs sociétés occidentales qui leur attribuent différents rôles, mais combien de représentations positives de Mahomet voit-on passer dans cette même culture qui seraient susceptibles de compenser les associations plus négatives ?


L'IMPOSTEVR MAHOMET / INSVLTÉ AVX ENFERS PAR LE / BACHA DE BVDE ET LE SEDVCTEV¦R¦ / CALVIN ASSAILLY PAR LES VAVDOIS / DITS BARBETS HERETIQVES DEFFAITS / EN PIEMONT POVR LES AVOIR / ABVSEZ PAR LEVRS ERREVRS : [estampe] / F. Ertinger Sc
L'IMPOSTEVR MAHOMET / INSVLTÉ AVX ENFERS PAR LE / BACHA DE BVDE ET LE SEDVCTEV¦R¦ / CALVIN ASSAILLY PAR LES VAVDOIS / DITS BARBETS HERETIQVES DEFFAITS / EN PIEMONT POVR LES AVOIR / ABVSEZ PAR LEVRS ERREVRS : [estampe] / F. Ertinger Sc
Source: gallica.bnf.fr

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