2006-07-28

 

La pensée a besoin de cartes

La disjonction entre la carte et le territoire est particulièrement flagrante dans le cas d'une carte que nous transportons à l'intérieur de nos crânes et d'un territoire constitué par nos propres corps.

La preuve en est donnée par la cartographie du cerveau complétée et diffusée par Wilder Graves Penfield (1891-1976), Theodore Brown Rasmussen (1910-2002) et Herbert Henri Jasper (1906-1999). Le résultat est une représentation distordue du corps humain : l'homonculus de Penfield. En fait, il y en a deux, qui correspondent à la sensibilité différenciée des parties du corps (l'homonculus sensoriel) et au contrôle de la motricité des parties du corps (l'homonculus moteur). Mais s'agit-il vraiment de cartes du corps humain, que ce soit au sens d'un équivalent symbolique d'une topographie réelle ou au sens d'un système de pointeurs? La variation de l'espace cortical voué à la gestion de différentes parties du corps reflète, en principe, l'importance relative de chacune, la finesse du contrôle possible pour chacune et la finesse de la discrimination possible pour chacune. Ainsi, la langue, siège du goût et organe de la parole, prend plus de place que le bras (exception faite de la main). Toutefois, dans la mesure où cette répartition est l'origine même de la sensibilité et de la motricité humaines, ces cartes sont très près d'être le territoire même!

Un articulet stimulant de Martha J. Farah, « Why Does the Somatosensory Homunculus Have Hands Next to Face and Feet Next to Genitals? A Hypothesis » dans Neural Computation (15 novembre 1998), propose néanmoins que la localisation corticale des parties du corps, qui instaure une proximité du visage et des mains, ainsi que des pieds et des parties génitales, contrairement à la disposition anatomique, pourrait correspondre à une cartographie initiale remontant à la proximité de ces parties du corps dans l'utérus...

L'homoncule de Penfield est néanmoins riche d'enseignement. La main y est beaucoup plus importante que la langue. Même si on a souvent fait du pouce opposable une caractéristique fondamentale de l'humanité, c'est le langage parlé qui est le plus singulièrement humain. Ceci tendrait à confirmer la thèse de Patricia Greenfield, qui fait de l'action manuelle le préalable à la parole. (Le rôle d'autres parties du cerveau est l'objet d'autres débats.) De mémoire, Greenfield accordait aussi beaucoup d'importance à la capacité de hiérarchisation spatiale du cerveau humain, apparaissant d'abord dans les manipulations d'objets avant de permettre l'adoption ou l'élaboration d'une grammaire et surtout d'une syntaxe. Le langage est-il en quelque sorte une carte d'un répertoire de gestes manuels acquis durant l'enfance? Comme une évolution divergente est postulée, il s'agirait plutôt d'un palimpseste, le cerveau imitant et réutilisant les habiletés déjà maîtrisées.

L'exercice de la cartographie devient dès lors pour la pensée un effort, d'ordre très général, de duplication et de déplacement. Il ne faut sans doute pas se surprendre si cette méthode est en fait la base reconnue de l'Ars Memorativa des Anciens.

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