2006-01-08
La bibliothèque comme forteresse
Entre 1995 et 1998, j'ai eu l'occasion de comparer l'ancienne Bibliothèque nationale de France, celle dont les collections principales étaient hébergées rue Richelieu à Paris, et la nouvelle, sur le site de Tolbiac. À mon retour d'une première visite, j'ai consigné mes impressions dans un court billet qui a maintenant valeur de document historique, car certaines choses ont changé depuis. Ainsi, il est maintenant possible d'accéder à l'esplanade de plain-pied (mais il faut toujours emprunter des rampes pour descendre au niveau de l'entrée). Et le pan de mur qui fermait partiellement le comptoir des vestiaires a été enlevé de sorte qu'on ne risque plus de se fracasser le crâne en laissant son sac et son manteau. Le traitement des demandes de livres et les délais de livraison ont aussi été améliorés. Mais le reste, à en juger par ma visite en août dernier, est sensiblement pareil.
La Bibliothèque nationale de France est devenue la référence obligée des partisans et détracteurs d'une grande bibliothèque québécoise. Pourtant, elle est une succession de symboles plus rébarbatifs et inquiétants les uns que les autres.
Une visite à la Bibliothèque François Mitterrand commence par la découverte d'un château fort médiéval planté sur les bords de la Seine comme l'ancien Louvre ou la Bastille d'avant 1789, à cette différence près que la ville ayant grandi, il monte la garde plus loin en amont... Les quatre tours d'angle, censées figurer des livres ouverts, n'apparaissent ainsi que de l'intérieur de l'enceinte. Du dehors, on est surtout frappé par leurs faces aveugles et leurs angles saillants.
Pénétrer dans cette forteresse exige en premier lieu de gravir des marches relativement escarpées — et, paraît-il, excessivement glissantes lorsqu'elles sont détrempées. Après avoir monté, il faut ensuite descendre — c'est logique, à défaut d'être raisonnable... — à condition toutefois d'avoir réussi à traverser l'esplanade balayée par les vents. On m'a dit que les chercheurs d'un certain âge, découragés par cette course à obstacles, ont carrément renoncé à fréquenter la forteresse du livre français.
Deux longues rampes (munies de tapis roulants) donnent accès à la bibliothèque. Mais, avant même d'avoir pu mettre le pied à l'intérieur, le visiteur se fera interpeller par des gardiens désirant inspecter le contenu de son sac ou de sa mallette, nonobstant le fait que celle-ci sera obligatoirement laissée au vestiaire... Un autre jour, pour varier, ces sentinelles monteront la garde au pied de la rampe pour défendre l'entrée même du fort.
Le chercheur désirant consulter les collections devra ensuite montrer patte blanche en se soumettant à l'inquisition des fonctionnaires : comme ça se trouve souvent en France, il y aura un préposé pour l'accueillir, une personne pour l'interroger sur les motifs de sa visite, une autre pour lui confectionner une carte à puce et une dernière pour encaisser le tribut versé à l'État français — tribut vite absorbé sans doute par l'entretien d'une telle pléthore de défenseurs du patrimoine national. Car la consultation de la mémoire du pays ne saurait être gratuite, n'est-ce pas?
Le chercheur muni de la précieuse carte devra ensuite se présenter au vestiaire. Là, s'il ne fait pas attention et s'il est à peine plus grand que la moyenne, il se heurtera sûrement le front à la portion inférieure du mur qui surplombe le comptoir. Cette portion de mur semble avoir pour but de clore à demi l'ouverture sur le vestiaire, protégeant ainsi les préposés contre les assauts de doctorants et professeurs enragés : pourtant, l'utilité de ce supplément de barricade (comme si le comptoir massif ne suffisait pas!) est plus psychologique qu'autre chose. C'est un nouvel indice de la mentalité d'assiégé qui transparaît dans la conception de la bibliothèque. Les maîtres de la Bibliothèque Nationale, de toute évidence, ne sauraient interposer assez de barrières entre leurs livres et les humbles membres du public qui aimeraient retirer de ceux-ci un peu de connaissance.
Si une partie de la Bibliothèque François Mitterrand est effectivement ouverte à tous (moyennant paiement), le chercheur, lui, n'est pas au bout de ses peines. Muni de sa carte à puce, il doit entamer une nouvelle descente. Un tourniquet avec lecteur de carte, un agent de
sécurité et une double porte de taille à stopper un obus d'uranium appauvri, et le voilà parvenu... au sommet d'une série d'escaliers, dans un vertigineux espace intercalaire qui lui rappellera peut-être le hall de la Grande Pyramide qui s'enfonce au coeur du mausolée des pharaons.
Suivent deux autres tourniquets, un surveillant ou deux, un autre lecteur de cartes et une double porte supplémentaire. Les caves des banques suisses sont-elles aussi bien protégées?
Le visiteur découvre alors les salles de lecture de ce qu'on appelle poétiquement le Rez-de-Jardin. Le jardin en question est un immense quadrilatère planté de résineux qui occupe l'enclos de la forteresse, comme la cour intérieure des monastères d'autrefois.
Le chercheur, tapi dans les salles au pied de ces hautes courtines de verre, a dès lors perdu de vue la ville extérieure. Il ne voit plus que le ciel et à l'occasion, un soleil qui, faute de stores convenables, ne facilitera pas l'emploi des ordinateurs portables. Si le vent se lève, vite amplifié par l'effet de soufflerie d'une architecture parfaitement adaptée, le lecteur de passage s'apercevra que les arbres sont maintenus par des haubans. Mal enracinés, les arbres ne sauraient résister à des vents démultipliés par la conformation de l'édifice... De toutes façons, le chercheur ne peut faire autre chose que les regarder: interdit de se promener dans le jardin!
Le clos (monastique) a certes été de tout temps un lieu propice au recueillement et à l'étude, mais le monastère médiéval est aussi le symbole de l'isolement du monde, du repli sur soi et de la préservation stérile d'une culture évanouie. Quel est donc le message de cette bibliothèque gigantesque si bien refermée sur elle-même?
Une bibliothèque patrimoniale doit assurer la protection d'un héritage commun, c'est entendu, mais elle ne doit pas non plus l'enterrer si loin sous terre que la culture d'hier ne puisse plus vivifier le présent. Et faire de la culture la prisonnière d'une nouvelle Bastille, l'associer à l'image d'une forteresse coupée du peuple qui l'a enfantée, ce n'est pas lui rendre service. Quand on revient au Québec d'une visite de la Bibliothèque François Mitterrand, on ne peut qu'espérer que la Grande Bibliothèque de Lise Bissonnette et Lucien Bouchard s'inspirera du modèle français afin surtout d'en éviter les excès. Des mois après son inauguration, la splendide coquille architecturale cachait encore de nombreuses déficiences de détail (système informatique surchargé et sous-performant, distances immenses à faire parcourir aux livres, chaises qui ne sont ni robustes ni ergonomiques). Non seulement on a investi dans le béton, mais le résultat est plus grandiose qu'efficace.
Espérons qu'il n'en sera pas de même au Québec et que la Grande Bibliothèque des deux LB sera le vaisseau amiral d'une nouvelle flotte de bibliothèques scolaires et municipales. Et non la sépulture d'une culture si soigneusement entassée et emmurée qu'elle ne pourra pas en sortir vivante.
La Bibliothèque nationale de France est devenue la référence obligée des partisans et détracteurs d'une grande bibliothèque québécoise. Pourtant, elle est une succession de symboles plus rébarbatifs et inquiétants les uns que les autres.
Une visite à la Bibliothèque François Mitterrand commence par la découverte d'un château fort médiéval planté sur les bords de la Seine comme l'ancien Louvre ou la Bastille d'avant 1789, à cette différence près que la ville ayant grandi, il monte la garde plus loin en amont... Les quatre tours d'angle, censées figurer des livres ouverts, n'apparaissent ainsi que de l'intérieur de l'enceinte. Du dehors, on est surtout frappé par leurs faces aveugles et leurs angles saillants.
Pénétrer dans cette forteresse exige en premier lieu de gravir des marches relativement escarpées — et, paraît-il, excessivement glissantes lorsqu'elles sont détrempées. Après avoir monté, il faut ensuite descendre — c'est logique, à défaut d'être raisonnable... — à condition toutefois d'avoir réussi à traverser l'esplanade balayée par les vents. On m'a dit que les chercheurs d'un certain âge, découragés par cette course à obstacles, ont carrément renoncé à fréquenter la forteresse du livre français.
Deux longues rampes (munies de tapis roulants) donnent accès à la bibliothèque. Mais, avant même d'avoir pu mettre le pied à l'intérieur, le visiteur se fera interpeller par des gardiens désirant inspecter le contenu de son sac ou de sa mallette, nonobstant le fait que celle-ci sera obligatoirement laissée au vestiaire... Un autre jour, pour varier, ces sentinelles monteront la garde au pied de la rampe pour défendre l'entrée même du fort.
Le chercheur désirant consulter les collections devra ensuite montrer patte blanche en se soumettant à l'inquisition des fonctionnaires : comme ça se trouve souvent en France, il y aura un préposé pour l'accueillir, une personne pour l'interroger sur les motifs de sa visite, une autre pour lui confectionner une carte à puce et une dernière pour encaisser le tribut versé à l'État français — tribut vite absorbé sans doute par l'entretien d'une telle pléthore de défenseurs du patrimoine national. Car la consultation de la mémoire du pays ne saurait être gratuite, n'est-ce pas?
Le chercheur muni de la précieuse carte devra ensuite se présenter au vestiaire. Là, s'il ne fait pas attention et s'il est à peine plus grand que la moyenne, il se heurtera sûrement le front à la portion inférieure du mur qui surplombe le comptoir. Cette portion de mur semble avoir pour but de clore à demi l'ouverture sur le vestiaire, protégeant ainsi les préposés contre les assauts de doctorants et professeurs enragés : pourtant, l'utilité de ce supplément de barricade (comme si le comptoir massif ne suffisait pas!) est plus psychologique qu'autre chose. C'est un nouvel indice de la mentalité d'assiégé qui transparaît dans la conception de la bibliothèque. Les maîtres de la Bibliothèque Nationale, de toute évidence, ne sauraient interposer assez de barrières entre leurs livres et les humbles membres du public qui aimeraient retirer de ceux-ci un peu de connaissance.
Si une partie de la Bibliothèque François Mitterrand est effectivement ouverte à tous (moyennant paiement), le chercheur, lui, n'est pas au bout de ses peines. Muni de sa carte à puce, il doit entamer une nouvelle descente. Un tourniquet avec lecteur de carte, un agent de
sécurité et une double porte de taille à stopper un obus d'uranium appauvri, et le voilà parvenu... au sommet d'une série d'escaliers, dans un vertigineux espace intercalaire qui lui rappellera peut-être le hall de la Grande Pyramide qui s'enfonce au coeur du mausolée des pharaons.
Suivent deux autres tourniquets, un surveillant ou deux, un autre lecteur de cartes et une double porte supplémentaire. Les caves des banques suisses sont-elles aussi bien protégées?
Le visiteur découvre alors les salles de lecture de ce qu'on appelle poétiquement le Rez-de-Jardin. Le jardin en question est un immense quadrilatère planté de résineux qui occupe l'enclos de la forteresse, comme la cour intérieure des monastères d'autrefois.
Le chercheur, tapi dans les salles au pied de ces hautes courtines de verre, a dès lors perdu de vue la ville extérieure. Il ne voit plus que le ciel et à l'occasion, un soleil qui, faute de stores convenables, ne facilitera pas l'emploi des ordinateurs portables. Si le vent se lève, vite amplifié par l'effet de soufflerie d'une architecture parfaitement adaptée, le lecteur de passage s'apercevra que les arbres sont maintenus par des haubans. Mal enracinés, les arbres ne sauraient résister à des vents démultipliés par la conformation de l'édifice... De toutes façons, le chercheur ne peut faire autre chose que les regarder: interdit de se promener dans le jardin!
Le clos (monastique) a certes été de tout temps un lieu propice au recueillement et à l'étude, mais le monastère médiéval est aussi le symbole de l'isolement du monde, du repli sur soi et de la préservation stérile d'une culture évanouie. Quel est donc le message de cette bibliothèque gigantesque si bien refermée sur elle-même?
Une bibliothèque patrimoniale doit assurer la protection d'un héritage commun, c'est entendu, mais elle ne doit pas non plus l'enterrer si loin sous terre que la culture d'hier ne puisse plus vivifier le présent. Et faire de la culture la prisonnière d'une nouvelle Bastille, l'associer à l'image d'une forteresse coupée du peuple qui l'a enfantée, ce n'est pas lui rendre service. Quand on revient au Québec d'une visite de la Bibliothèque François Mitterrand, on ne peut qu'espérer que la Grande Bibliothèque de Lise Bissonnette et Lucien Bouchard s'inspirera du modèle français afin surtout d'en éviter les excès. Des mois après son inauguration, la splendide coquille architecturale cachait encore de nombreuses déficiences de détail (système informatique surchargé et sous-performant, distances immenses à faire parcourir aux livres, chaises qui ne sont ni robustes ni ergonomiques). Non seulement on a investi dans le béton, mais le résultat est plus grandiose qu'efficace.
Espérons qu'il n'en sera pas de même au Québec et que la Grande Bibliothèque des deux LB sera le vaisseau amiral d'une nouvelle flotte de bibliothèques scolaires et municipales. Et non la sépulture d'une culture si soigneusement entassée et emmurée qu'elle ne pourra pas en sortir vivante.
Libellés : France, Livres, Voyages