2006-08-11
Contre le terrorisme
Le grand historien britannique de gauche Eric Hobsbawm commence son histoire du « court » vingtième siècle (1914-1991) en rappelant qu'en 1992, François Miterrand avait visité Sarajevo le 28 juin, choisissant une date hautement symbolique... mais passée inaperçue de la plupart. Il s'agissait bien sûr de l'anniversaire du geste terroriste le plus sanglant de l'histoire du monde.
C'était le 9 août 1990 que de passage à Vienne je tentai de visiter le Musée de l'histoire de l'armée (ou Musée de l'Arsenal), le Heeresgeschichtliches Museum que je reproduis ci-dessus. J'avais appris qu'on pouvait voir dans ce musée non seulement la voiture dans laquelle l'archiduc François-Ferdinand avait été assailli mortellement le 28 juin 1914, mais aussi son uniforme taché de sang. Reliques macabres, peut-être, mais je désirais me recueillir devant elles comme on pourrait vouloir s'arrêter sur les vestiges d'un suicide collectif d'une immensité vertigineuse.
La Première Guerre mondiale reste le point tournant du vingtième siècle. Plus de huit millions de morts de tous bords, plus de vingt millions de blessés et de disparus... chez les seuls militaires. Chez les civils, si on inclut les faits de guerre, les famines, les massacres (Arménie) et la grippe espagnole, ce sont des millions qui s'ajoutent encore, de sorte qu'on peut parler de plus de cinquante millions de personnes touchées à divers titres — mortes, blessées, alitées, outragées, emprisonnées... Comme la population mondiale comptait environ 1,8 milliards de personnes, on parle ici de 3% de cette population, et une fraction nettement plus élevée dans les pays directement concernés en Europe, en Afrique du Nord, au Proche-Orient et en Amérique du Nord. De plus, c'est la guerre qui va avoir pour conséquences le triomphe du marxisme-léninisme en Russie dont on connaît maintenant les retombées meurtrières sous les formes du stalinisme, du maoïsme et du polpotisme, puis la Crise, la Grande Dépression économique des années trente qui facilite l'accès d'Hitler au pouvoir et accouche de la Seconde Guerre mondiale, avec son propre cortège d'atrocités, de massacres et de conséquences politiques qui influencent aujourd'hui encore l'actualité internationale...
J'étais parti à pied. Je n'étais pas un médiocre marcheur à l'époque, mais j'avais sous-estimé la distance et j'étais arrivé dans les parages du musée quinze minutes avant la fermeture, trop tard donc pour visiter. Néanmoins, le souvenir de cette marche du cœur de Vienne jusqu'aux abords de la gare du sud, en traversant le Ring puis des quartiers bourgeois du début du vingtième siècle, à l'architecture rappelant le style haussmanien du Paris de la IIIe République, reste vif et mérite de rester vif. Cette marche forcée était un tribut que je payais en quelque sorte au geste terroriste fondateur du siècle finissant — selon la chronologie de Hobsbawm, du moins, puisque cela se passait en 1990.
De nos jours, il est facile de relativiser le terrorisme en rappelant les torts de ceux qui sont visés par le terrorisme ou en évoquant la terreur instrumentalisée par les États. Mais le souvenir du 28 juin 1914 est là pour souligner que le terroriste prend sur soi de faire exploser l'ordre social et politique que des milliers de personnes ont tenté, tant bien que mal, de créer, parfois dans le cadre de régimes démocratiques dont ils étaient l'émanation, parfois dans le cadre de régimes élitaires dont ils étaient aussi l'émanation. Contre le travail des générations qui ont fait de leur mieux pour arrondir les coins, arriver à des ententes, forger des compromis, faciliter la vie quotidienne et les échanges, en renonçant souvent, il est vrai, à la perfection et en acceptant des injustices, le terroriste érige son idéal au terme de quelques années ou de quelques mois d'engagement (ou d'endoctrinement, c'est selon). Le terroriste est sûr d'avoir raison, seul contre des milliers. Et il frappe.
Le 28 juin 1914, un système vieux de quarante-trois ans (si on le date de la proclamation du IIe Reich à Versailles) ou de plus de deux siècles (si on le date des traités de Westphalie) va commencer à déraper. On ne s'en aperçoit pas tout de suite, naturellement. Était-ce inévitable? Peut-être. Mais le geste déterminant aura été celui d'un jeune homme en colère de dix-neuf ans...
C'était le 9 août 1990 que de passage à Vienne je tentai de visiter le Musée de l'histoire de l'armée (ou Musée de l'Arsenal), le Heeresgeschichtliches Museum que je reproduis ci-dessus. J'avais appris qu'on pouvait voir dans ce musée non seulement la voiture dans laquelle l'archiduc François-Ferdinand avait été assailli mortellement le 28 juin 1914, mais aussi son uniforme taché de sang. Reliques macabres, peut-être, mais je désirais me recueillir devant elles comme on pourrait vouloir s'arrêter sur les vestiges d'un suicide collectif d'une immensité vertigineuse.
La Première Guerre mondiale reste le point tournant du vingtième siècle. Plus de huit millions de morts de tous bords, plus de vingt millions de blessés et de disparus... chez les seuls militaires. Chez les civils, si on inclut les faits de guerre, les famines, les massacres (Arménie) et la grippe espagnole, ce sont des millions qui s'ajoutent encore, de sorte qu'on peut parler de plus de cinquante millions de personnes touchées à divers titres — mortes, blessées, alitées, outragées, emprisonnées... Comme la population mondiale comptait environ 1,8 milliards de personnes, on parle ici de 3% de cette population, et une fraction nettement plus élevée dans les pays directement concernés en Europe, en Afrique du Nord, au Proche-Orient et en Amérique du Nord. De plus, c'est la guerre qui va avoir pour conséquences le triomphe du marxisme-léninisme en Russie dont on connaît maintenant les retombées meurtrières sous les formes du stalinisme, du maoïsme et du polpotisme, puis la Crise, la Grande Dépression économique des années trente qui facilite l'accès d'Hitler au pouvoir et accouche de la Seconde Guerre mondiale, avec son propre cortège d'atrocités, de massacres et de conséquences politiques qui influencent aujourd'hui encore l'actualité internationale...
J'étais parti à pied. Je n'étais pas un médiocre marcheur à l'époque, mais j'avais sous-estimé la distance et j'étais arrivé dans les parages du musée quinze minutes avant la fermeture, trop tard donc pour visiter. Néanmoins, le souvenir de cette marche du cœur de Vienne jusqu'aux abords de la gare du sud, en traversant le Ring puis des quartiers bourgeois du début du vingtième siècle, à l'architecture rappelant le style haussmanien du Paris de la IIIe République, reste vif et mérite de rester vif. Cette marche forcée était un tribut que je payais en quelque sorte au geste terroriste fondateur du siècle finissant — selon la chronologie de Hobsbawm, du moins, puisque cela se passait en 1990.
De nos jours, il est facile de relativiser le terrorisme en rappelant les torts de ceux qui sont visés par le terrorisme ou en évoquant la terreur instrumentalisée par les États. Mais le souvenir du 28 juin 1914 est là pour souligner que le terroriste prend sur soi de faire exploser l'ordre social et politique que des milliers de personnes ont tenté, tant bien que mal, de créer, parfois dans le cadre de régimes démocratiques dont ils étaient l'émanation, parfois dans le cadre de régimes élitaires dont ils étaient aussi l'émanation. Contre le travail des générations qui ont fait de leur mieux pour arrondir les coins, arriver à des ententes, forger des compromis, faciliter la vie quotidienne et les échanges, en renonçant souvent, il est vrai, à la perfection et en acceptant des injustices, le terroriste érige son idéal au terme de quelques années ou de quelques mois d'engagement (ou d'endoctrinement, c'est selon). Le terroriste est sûr d'avoir raison, seul contre des milliers. Et il frappe.
Le 28 juin 1914, un système vieux de quarante-trois ans (si on le date de la proclamation du IIe Reich à Versailles) ou de plus de deux siècles (si on le date des traités de Westphalie) va commencer à déraper. On ne s'en aperçoit pas tout de suite, naturellement. Était-ce inévitable? Peut-être. Mais le geste déterminant aura été celui d'un jeune homme en colère de dix-neuf ans...
Libellés : Guerre, Histoire, Voyages