2006-02-02

 

Arsène Lupin et les autres (2)

L'autre jour, j'évoquais mes souvenirs de ces lectures d'enfance et de ces héros colorés qui les transcendaient, comme Arsène Lupin et Simon Templar, en particulier. Si le Saint est peut-être bien l'auteur Leslie Charteris tel qu'il aurait aimé être, Maurice Leblanc tirait ses personnages et ses intrigues de l'actualité.

Arsène Lupin, qui empruntait son nom à un quelconque fonctionnaire, devait fort probablement beaucoup de son panache à un personnage très différent, le bandit libertaire Alexandre (dit Marius) Jacob. Ce dernier faisait partie des révoltés illégalistes du tournant du vingtième siècle en France, anarchistes ou libertaires qui rejetaient (parfois violemment) l'ordre de la société. Si la dureté des temps et des mœurs leur avait acquis certaines sympathies, les exploits sanglants de la Bande à Bonnot en 1911 les noient dans la réprobation générale. Leblanc abandonnera d'ailleurs assez vite le personnage du bandit romantique pour faire d'Arsène Lupin un aventurier beaucoup plus varié... Néanmoins, l'illégalisme de ces anarchistes du début du siècle était encore évoqué, un demi-siècle plus tard, dans le célèbre roman policier de Léo Malet, Brouillard au pont de Tolbiac, dont le héros, Nestor Burma, s'avère avoir côtoyé les derniers survivants de cette époque.

Un autre personnage se dessine dans cette galerie parfois douteuse. Un autre Alexandre. Serge Alexandre Stavisky, mort il y a soixante-dix ans et quelques jours dans un chalet de Chamonix. Tout comme Arsène Lupin s'amourache d'Arlette, une petite couturière qui veut devenir mannequin, dans La Demeure mystérieuse (1928), Stavisky avait épousé une ancienne mannequin de Coco Chanel, dénommée Arlette (Simon), le 28 juillet 1928... J'avoue que j'ignore si Leblanc plaquait une fois de plus les traits de Lupin sur un personnage de l'actualité, mais si c'est le cas, il faisait montre de plus de perspicacité qu'un certain nombre de gens qui refusèrent de constater les escroqueries de Stavisky pendant cinq autres années. Le plus curieux, c'est que j'ai peut-être dormi plus d'une fois dans la chambre de Serge et Arlette... En effet, l'ancienne demeure de mes grands-parents à Nogent-le-Rotrou (on voit dans la photo ci-dessous le jardin de cette maison, en juillet 1982) aurait été construite pour Stavisky!

Alexandre Stavisky (1886-1934) a été au centre d'une affaire sans doute surfaite, mais ô combien ténébreuse, dans le cadre de la Troisième République finissante. Sa mort déchaîne les passions entre droite et gauche. Il y aura exactement soixante-dix ans lundi prochain les ligues d'extrême-droite marchaient sur l'Assemblée nationale à Paris et menaient grand tapage autour des grilles. Le gouvernement Daladier tombe moins d'un mois après que le gouvernement Chautemps (trop proche de Stavisky) soit tombé. Un gouvernement d'union nationale est formé.

Il y a quelques années, j'ai interrogé mon grand-père avant sa mort pour savoir d'où il tenait cette histoire sur les origines de sa maison, car j'avais feuilleté quelques ouvrages sur Stavisky sans trouver la moindre allusion à une maison dans les collines du Perche. Selon lui, c'étaient les gens du pays qui en gardaient le souvenir et qui appelait cette mystérieuse demeure la "maison ronde" en raison des décrochements circulaires de la façade du côté de la rue et aussi du côté du jardin. Ils lui en avaient parlé lorsqu'il avait fait l'acquisition du logis pour sa retraite. En fait, je crois me souvenir qu'ils affirmaient que la maison n'était pas nécessairement achevée lors de la mort de Stavisky. Celui-ci n'aurait donc jamais habité sa maison de Nogent-le-Rotrou ou dormi avec Arlette dans la chambre de maître, mais j'ai quand même utilisé le personnage et la maison dans trois romans pour jeunes, dont Un automne à Nigelle (1998), soixante-dix ans après le mariage d'Alexandre et Arlette... En revanche, la couverture d'Un printemps à Nigelle (1997) que je reproduis ci-contre rappelle plutôt le château médiéval qui domine le bourg de Nogent-le-Rotrou. Je soupçonne que j'avais fourni à l'artiste, Jean-Pierre Normand, quelques éléments (photos ou images) qui lui permettraient de faire un meilleur travail. Dans ces romans, tout se passe à Nigelle, qui n'est pas Nogent-le-Rotrou, mais il va sans dire que la ville imaginaire de Nigelle doit beaucoup à la petite ville du Perche...

J'y suis revenu pendant des années et j'ai pris de plus en plus goût à la visite de cette petite ville fière de son passé, et jalouse de la conservation de ses vieilles pierres. Le château, en particulier, est un vestige médiéval de la plus haute importance. Le donjon a près de mille ans et ses murs de pierre renforcés vers la fin du douzième siècle ont résisté à plusieurs sièges et enfin à l'incendie qui a détruit tous les aménagements intérieurs pendant la guerre de Cent Ans. Le donjon actuel n'est plus qu'une coquille vide, mais quelle coquille! Les ruines fort impressionnantes de l'ensemble avaient déjà intéressé Victor Hugo, qui passait par là au début du dix-neuvième siècle, et elles méritent toujours d'être visitées.

En principe, Jean-Pierre Normand illustrait sur la couverture ci-dessus l'autre face du donjon dont on voit dans la photo ci-contre la façade visible de l'intérieur de l'enceinte. (Au premier plan, le mur de la terrasse séparait la basse-cour qui servait à la culture de jardins et de vergers de la cour en haut, qui donnait directement sur le pont-levis et l'entrée du donjon. Les trois ouvertures en plein cintre découpées dans le mur du premier plan donnent accès au principal puits du château, derrière la claire-voie blanche. Les deux ouvertures qui le flanquent permettaient sans doute aux serviteurs de puiser l'eau plus efficacement, voire à tour de rôle.) Néanmoins, la ressemblance est assez évidente entre le donjon et sa représentation sur la couverture du livre.

Quant à Nogent-le-Rotrou, le bourg conserve d'assez beaux vestiges de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance. En se promenant dans les rues, on multiplie les coups d'œil curieux en allant de tel hôtel particulier aux fenêtres mansardées à telle église qui a survécu aux guerres de Religion. Étrangement, je n'ai jamais posé les yeux sur un monument de Nogent-le-Rotrou pourtant d'une grande importance historique : le tombeau de Maximilen de Béthune, duc de Sully et conseiller du roi Henri IV, celui à qui on attribue une affirmation économique tranchée : «Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France». Mais voilà, le tombeau se trouve dans une dépendance de l'Hôtel-Dieu, et donc de l'hôpital actuel. Il était impossible de le visiter à une certaine époque sans prendre rendez-vous et je n'ai jamais pris le temps de le faire. Mais c'est bien la seule antiquité qui m'ait échappé. Au pied de la rue en pente où nous séjournions, il y avait l'église Saint-Hilaire dont je reproduis ici une photo du clocher (prise en juillet 1982). Ci-dessous, j'inclus une photo d'une annexe de l'église Saint-Laurent, dans une partie encore plus ancienne de la ville. S'agit-il d'un élément du presbytère? Je n'en suis pas très sûr, mais le passage voûté ainsi créé me fascinait autrefois. Je me suis souvenu de certains lieux authentiques de Nogent-le-Rotrou pour créer les décors de Nigelle, mais il me resterait en fait beaucoup d'endroits à exploiter si jamais je reprenais la plume pour imaginer de nouvelles aventures qui se dérouleraient dans les rues de Nigelle.

J'ai fourni certaines indications sur tout ceci à la professeure Sophie Beaulé de l'Université Saint-Mary's dans les Maritimes. Il semble bien, à en juger par le programme d'un colloque tenu à l'automne dernier, que cela ne l'a pas laissé indifférente. En effet, elle a livré le samedi 22 octobre (alors que le congrès Boréal 2005 avait lieu à Montréal) une communication intitulée «Jeux de sédimentation dans Les Saisons de Nigelle de Jean-Louis Trudel»...

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