2006-08-12
Tourisme de guerre
Dans La Chartreuse de Parme, Stendhal a signé un passage célèbre consacré à la participation de son jeune héros, Fabrice del Dongo, à la bataille de Waterloo. Au lieu d'adopter le point de vue omniscient ou la multiplicité des points de vue bien situés, deux moyens de raconter un événement trop grand pour être saisi par une seule personne mais qui sont souvent adoptés presque machinalement tant le lecteur a envie d'appréhender l'événement, Stendhal raconte la bataille de Waterloo vue par les yeux de Fabrice, sans recul. Et Stendhal ne triche pas en donnant à Fabrice un point de vue privilégié — auprès d'un général, par exemple — ou en lui accordant une clairvoyance supérieure. Fabrice s'est jeté dans la bataille et il fait de son mieux pour comprendre ce qui se passe, pour agir et pour réagir.
Ceci fonctionne à plusieurs égards, tout d'abord parce que le lecteur n'a pas besoin d'apprendre du texte l'issue ou les enjeux de la bataille de Waterloo, car ceux-ci sont déjà universellement connus. Dans un roman qui s'intéresserait à une bataille moins connue ou purement imaginaire, ce serait nettement plus vicieux comme choix narratif. L'épisode permet plutôt à Stendhal d'illustrer la confusion de la bataille ainsi que le mélange de naïveté et d'énergie de Fabrice.
La guerre est une réalité encore plus protéiforme qu'une bataille, même une bataille aussi grandiose que celle de Waterloo. Elle s'étale dans le temps, elle recrute un plus grand nombre de personnages, elle alterne les périodes d'ennui et les spasmes terrifiants... La Grande Guerre qui a mis fin à ce qu'on pourrait appeler le siècle européen (1815-1914) a été tout cela, et plus encore. Guerre mondiale qui a brassé les pays et les peuples, guerre technique qui a introduit de nouveaux moyens de tuer, guerre infiniment meurtrière... et guerre de privilégiés aussi, pour quelques combattants affectés à des postes particuliers. Ainsi, mon grand-père Jean-Joseph Trudel se portait volontaire en janvier 1916 pour se joindre au sixième hôpital général envoyé en France par le Canada. Il n'avait pas encore vingt-huit ans... Jeune médecin alors chef-interne à l'hôpital Notre-Dame, il devient plus ou moins automatiquement capitaine en démissionnant de l'hôpital pour entrer à l'armée. Le soir du 19 mars 1916, c'est la soirée des adieux chez Georges Clermont, le frère du capitaine Hector Conrad Clermont (né le 11 février 1878), sans doute à son domicile du 68 Elmwood à Outremont. Dans son journal, mon grand-père signale l'occasion comme une soirée d'adieux aux parents et aux amis. À en juger par la photo que l'on voit ici, ces derniers étaient nombreux.
Parti du Canada le 1er avril, le capitaine Trudel servira à Ramsgate (Angleterre) sur la Manche, à Paris, à Étaples, puis à Troyes. Le « Front » revient souvent dans les premières entrées de son journal, même s'il demeurera longtemps pour lui une réalité un peu abstraite. En Angleterre, on entendait le grondement continu des canons et on redoutait les bombardements par les zeppelins allemands; dans les salons, on croisait des officiers revenus du front ou des ladies dont le mari était à la guerre. À Paris, les médecins canadiens se portent volontaires pour le front, mais ils ne sont envoyés à Étaples que début octobre... et ils se rendent vite compte que ce n'est pas tout à fait le front! Ils vont travailler dans un des nombreux hôpitaux regroupés dans ce secteur derrière les lignes, et non dans des postes sous le feu. Du front tout proche arrivent les blessés, qui ont souvent bénéficié d'un premier pansement, mais les médecins œuvrent dans le calme, sans trop craindre d'être dérangés par une action ennemie — les lignes ne bougeront guère de 1915 à 1918... En janvier 1917, après un retour à Paris, l'unité canadienne est envoyée à Troyes pour s'occuper d'un hôpital de 1200 lits installé dans un lycée de jeunes filles. C'est sans doute à Troyes qu'on retrouve alors le capitaine Trudel en uniforme sur sa bicyclette. Pour les officiers et médecins, la routine n'est pas trop désagréable :
« Les jours se passent tranquillement. La besogne de l'Hôpital finie, on se cabane à l'Hôtel où le Whist et le Bridge sont le passe-temps. Un groupe — dont j'en suis — suit des leçons d'équitation — quand on ne fait pas de bicyclette. Aux beaux jours, on se promet les randonnées en campagne. »
De fait, le prétexte n'est pas toujours difficile à trouver. Fin octobre 1917, l'aviation française force le Zeppelin L-49 à atterrir à Bourbonne-les-Bains, en Haute-Marne. Un Zeppelin écrasé est un objet particulièrement impressionnant. Dans cette photo du Zeppelin L-33 échoué en septembre 1916 dans un champ anglais près de Little Wigborough (Bibliothèque et Archives Canada, C-000086), l'ossature métallique évoque le squelette d'une créature aérienne tombée au sol...
Le capitaine Trudel n'en a pas encore vu, mais il est prêt à faire le voyage. Avec deux amis, les capitaines R. Dumont et Joseph Wildy Ladouceur (né le 14 février 1887 à l'île Bizard, mais établi à Augusta dans le Maine), il part pour Bourbonne-les-Bains le 29 octobre. Mais il y a déception à l'arrivée : « Malheureusement, il était tombé depuis 10 jours et les principaux morceaux avaient été enlevés par le Génie français. Néanmoins, nous avons vu la carcasse du cadavre qui est entièrement d'aluminium et recouverte d'une enveloppe teinte en noir par de l'acétate de cellulose contenant de l'aniline. Les ballonnets à l'intérieur sont recouverts d'une enveloppe faite de tissu et de baudruche. »
En fait, les témoignages divergent sur l'état de conservation du L-49. Très endommagé selon les uns, il demeure quand même étonnamment intact sur une photo comme celle-ci. Dans la photo prise à l'occasion du voyage des trois officiers du sixième Hôpital général canadien, la carcasse du dirigeable est tordue et déformée. Les trois Canadiens repartiront avec des souvenirs, mais il semble clair qu'ils n'étaient pas les premiers. En dix jours, une partie importante de l'enveloppe d'origine du Zeppelin semble bien avoir disparu. L'avant de l'appareil en paraît dépourvu, en tout cas, et il est difficile de rapprocher l'amas blanchâtre aux contours indistincts des contours noirs et fuselés du L-49 tel qu'il apparaît dans les clichés antérieurs... Près d'un siècle plus tard, je me penche sur ces photos pâlies pour me faire une idée de la Grande Guerre — et j'ai bien l'impression que mon grand-père, plongé au cœur de cette guerre comme Fabrice Del Dongo à Waterloo, ne faisait pas autre chose en désirant se rapprocher du front et en rassemblant des souvenirs qui lui permettraient peut-être un jour de comprendre une réalité qui le dépassait.
Ceci fonctionne à plusieurs égards, tout d'abord parce que le lecteur n'a pas besoin d'apprendre du texte l'issue ou les enjeux de la bataille de Waterloo, car ceux-ci sont déjà universellement connus. Dans un roman qui s'intéresserait à une bataille moins connue ou purement imaginaire, ce serait nettement plus vicieux comme choix narratif. L'épisode permet plutôt à Stendhal d'illustrer la confusion de la bataille ainsi que le mélange de naïveté et d'énergie de Fabrice.
La guerre est une réalité encore plus protéiforme qu'une bataille, même une bataille aussi grandiose que celle de Waterloo. Elle s'étale dans le temps, elle recrute un plus grand nombre de personnages, elle alterne les périodes d'ennui et les spasmes terrifiants... La Grande Guerre qui a mis fin à ce qu'on pourrait appeler le siècle européen (1815-1914) a été tout cela, et plus encore. Guerre mondiale qui a brassé les pays et les peuples, guerre technique qui a introduit de nouveaux moyens de tuer, guerre infiniment meurtrière... et guerre de privilégiés aussi, pour quelques combattants affectés à des postes particuliers. Ainsi, mon grand-père Jean-Joseph Trudel se portait volontaire en janvier 1916 pour se joindre au sixième hôpital général envoyé en France par le Canada. Il n'avait pas encore vingt-huit ans... Jeune médecin alors chef-interne à l'hôpital Notre-Dame, il devient plus ou moins automatiquement capitaine en démissionnant de l'hôpital pour entrer à l'armée. Le soir du 19 mars 1916, c'est la soirée des adieux chez Georges Clermont, le frère du capitaine Hector Conrad Clermont (né le 11 février 1878), sans doute à son domicile du 68 Elmwood à Outremont. Dans son journal, mon grand-père signale l'occasion comme une soirée d'adieux aux parents et aux amis. À en juger par la photo que l'on voit ici, ces derniers étaient nombreux.
Parti du Canada le 1er avril, le capitaine Trudel servira à Ramsgate (Angleterre) sur la Manche, à Paris, à Étaples, puis à Troyes. Le « Front » revient souvent dans les premières entrées de son journal, même s'il demeurera longtemps pour lui une réalité un peu abstraite. En Angleterre, on entendait le grondement continu des canons et on redoutait les bombardements par les zeppelins allemands; dans les salons, on croisait des officiers revenus du front ou des ladies dont le mari était à la guerre. À Paris, les médecins canadiens se portent volontaires pour le front, mais ils ne sont envoyés à Étaples que début octobre... et ils se rendent vite compte que ce n'est pas tout à fait le front! Ils vont travailler dans un des nombreux hôpitaux regroupés dans ce secteur derrière les lignes, et non dans des postes sous le feu. Du front tout proche arrivent les blessés, qui ont souvent bénéficié d'un premier pansement, mais les médecins œuvrent dans le calme, sans trop craindre d'être dérangés par une action ennemie — les lignes ne bougeront guère de 1915 à 1918... En janvier 1917, après un retour à Paris, l'unité canadienne est envoyée à Troyes pour s'occuper d'un hôpital de 1200 lits installé dans un lycée de jeunes filles. C'est sans doute à Troyes qu'on retrouve alors le capitaine Trudel en uniforme sur sa bicyclette. Pour les officiers et médecins, la routine n'est pas trop désagréable :
« Les jours se passent tranquillement. La besogne de l'Hôpital finie, on se cabane à l'Hôtel où le Whist et le Bridge sont le passe-temps. Un groupe — dont j'en suis — suit des leçons d'équitation — quand on ne fait pas de bicyclette. Aux beaux jours, on se promet les randonnées en campagne. »
De fait, le prétexte n'est pas toujours difficile à trouver. Fin octobre 1917, l'aviation française force le Zeppelin L-49 à atterrir à Bourbonne-les-Bains, en Haute-Marne. Un Zeppelin écrasé est un objet particulièrement impressionnant. Dans cette photo du Zeppelin L-33 échoué en septembre 1916 dans un champ anglais près de Little Wigborough (Bibliothèque et Archives Canada, C-000086), l'ossature métallique évoque le squelette d'une créature aérienne tombée au sol...
Le capitaine Trudel n'en a pas encore vu, mais il est prêt à faire le voyage. Avec deux amis, les capitaines R. Dumont et Joseph Wildy Ladouceur (né le 14 février 1887 à l'île Bizard, mais établi à Augusta dans le Maine), il part pour Bourbonne-les-Bains le 29 octobre. Mais il y a déception à l'arrivée : « Malheureusement, il était tombé depuis 10 jours et les principaux morceaux avaient été enlevés par le Génie français. Néanmoins, nous avons vu la carcasse du cadavre qui est entièrement d'aluminium et recouverte d'une enveloppe teinte en noir par de l'acétate de cellulose contenant de l'aniline. Les ballonnets à l'intérieur sont recouverts d'une enveloppe faite de tissu et de baudruche. »
En fait, les témoignages divergent sur l'état de conservation du L-49. Très endommagé selon les uns, il demeure quand même étonnamment intact sur une photo comme celle-ci. Dans la photo prise à l'occasion du voyage des trois officiers du sixième Hôpital général canadien, la carcasse du dirigeable est tordue et déformée. Les trois Canadiens repartiront avec des souvenirs, mais il semble clair qu'ils n'étaient pas les premiers. En dix jours, une partie importante de l'enveloppe d'origine du Zeppelin semble bien avoir disparu. L'avant de l'appareil en paraît dépourvu, en tout cas, et il est difficile de rapprocher l'amas blanchâtre aux contours indistincts des contours noirs et fuselés du L-49 tel qu'il apparaît dans les clichés antérieurs... Près d'un siècle plus tard, je me penche sur ces photos pâlies pour me faire une idée de la Grande Guerre — et j'ai bien l'impression que mon grand-père, plongé au cœur de cette guerre comme Fabrice Del Dongo à Waterloo, ne faisait pas autre chose en désirant se rapprocher du front et en rassemblant des souvenirs qui lui permettraient peut-être un jour de comprendre une réalité qui le dépassait.
Libellés : Famille, Guerre, Histoire