2006-08-31

 

La main et le cerveau

Comme Penfield et ses collègues l'ont observé, le cerveau consacre beaucoup de puissance de traitement à la main. Pour le cerveau, nous avons un corps de nabot, un visage hypertrophié et des mains de géant.

La main a longtemps été méprisée. Quand le manuel rencontre l'intellectuel, les mots eux-mêmes tranchent. Ce n'est pas le manuel qui crée l'intellectuel, c'est l'intellectuel qui rédige le manuel... Autrement dit, la langue elle-même nous répète qu'il y a les talents nobles, créatifs et originaux, capables de concevoir et de synthétiser — et puis, il y a les talents qui se bornent à l'exécution des instructions et des tâches trouvées dans un manuel.

Les métiers manuels étaient dépréciés dans l'Antiquité. Pour les aristocrates et les philosophes comme Platon, ils étaient banausiques, c'est-à-dire qu'ils témoignaient d'un goût vil et d'une stature étriquée, autant de caractéristiques de la classe des artisans, ouvriers et autres travailleurs qui n'avaient pas le temps de se cultiver comme les aristocrates et propriétaires terriens de l'Attique. Si ces métiers ne sont plus aussi dépréciés, c'est sans doute parce qu'ils sont devenus moins communs dans nos sociétés occidentales industrialisées.

Du coup, on a créé des musées sur la main. À une soixantaine de kilomètres au nord de Munich, dans une petite localité appelée Wolnzach, on retrouve le Museum der Hand, musée d'histoire culturelle de la main. À Lausanne, en Suisse, le médecin et chirurgien Claude Verdan a fondé un Musée de la Main.

La main est même quelque peu glorifiée. En étudiant l'apprentissage des primates, Patricia Greenfield a proposé en 1991 que les parties du cerveau d'abord consacrées à l'assemblage et à l'utilisation d'outils par la main ont ensuite servi à faciliter la construction de propositions linguistiques complexes. D'ailleurs, un article (.PDF) plus récent confirmait en 2002 que les jeunes enfants acquièrent une habileté plus grande dans les tâches d'assemblage en vieillissant, mais que les primates étudiés font encore mieux, peut-être parce que les humains en étaient encore à maîtriser leur motricité. (Quant à l'évolution même du langage, il pourrait devoir quelque chose à d'autres types de mises en relation de parties distinctes du cerveau, en rapprochant d'abord les gestes des sons et des concepts, mais aussi dans le cadre de la synesthésie.)

En 1998, Ronan G. Reilly simulait avec succès le transfert d'une habileté acquise dans le maniement des objets à une habileté dans le maniement des mots et des concepts, comme il l'explique dans ce compte rendu (.PDF). L'habileté manuelle de nos ancêtres primates aurait donc été essentielle au développement d'un langage plus complexe que ce que les chimpanzés, gorilles et certains oiseaux peuvent produire. Mais si l'identification des causes est possible, l'historique de ce développement reste flou. Tout au plus peut-on dire que les déficits cognitifs observés chez les personnes atteintes des syndromes de William et de Down indiquent que des habiletés de base peuvent avoir des causes génétiques très ciblées.

Dans la même veine, le neurologue Frank R. Wilson a signé en 1998 The Hand: How its use shapes the brain, language, and human culture. Un aperçu de sa thèse est fourni par une conférence donnée en 2000. Il vante les performances de la main en rappelant qu'un pianiste capable d'exécuter une sonate doit contrôler, selon un tempo précis, des centaines de contractions musculaires par seconde. Et il cite Henry Plotkin qui défend l'universalité du principe darwinien, c'est-à-dire son applicabilité à de nombreux autres processus que l'évolution des organismes biologiques.

Sans le savoir, j'en défendais une version dans ma dissertation en affirmant que le progrès technique peut se décrire comme un processus gouverné par la génération aveugle (dans la mesure où personne ne peut prédire leur succès) de variantes, leur sélection et leur utilisation comme source d'une nouvelle série de variantes.

On peut déduire de Plotkin — sans le trahir, je crois — que l'évolution de la main entraîne celle du cerveau parce que l'assortiment croissant de possibilités permises par les nouvelles capacités de la main hominienne oblige le cerveau à suivre. Parce que la main crée un nombre croissant d'environnements potentiels et qu'il s'ensuit mathématiquement qu'il devient plus probable qu'au moins certains de ceux-ci seront sujets à des changements si rapides que l'adaptation purement génétique ne suffira pas, ce qui doit faire intervenir les capacités d'adaptation du comportement, et donc du cerveau.

C'est bien entendu une autre façon de dire qu'un environnement en partie artificiel, parce qu'il est en partie le fruit d'opérations manuelles, éventuellement techniques, est plus complexe et ne sera maîtrisé que par des capacités cognitives supérieures. Plus un environnement est riche, plus un cerveau capable de combiner des éléments différents accouchera de nouvelles combinaisons, accouchant ainsi d'environnements encore plus riches. La main et l'esprit créent des différences. La différenciation multiplie le nombre d'environnements potentiels, et donc de trajectoires événementielles.

C'est une façon très abstraite d'en parler. Dans cette conférence pour la NASA, dans le cadre du débat sur l'envoi d'astronautes jusqu'à Mars, Wilson conclut plutôt que la main et la pensée ont co-évolué de manière à faire face aux incertitudes du monde. Et que des manuels — hommes à tout faire, ou musiciens d'un ensemble à cordes — auraient les meilleures chances de venir à bout de l'exploration de Mars.

Libellés : , ,


Comments:
Une des réalités du travail des chimistes, c'est que certains sont plus habiles que d'autres en laboratoire. Ce sont de meilleurs "cuisiniers", et leur aide est précieuse dans le laboratoire de recherche, car c'est leur habileté manuelle qui permet de repérer ce qui aurait échappé à un excellent théoricien. La chimie est d'ailleurs une science pragmatique, où la théorie ne sert souvent qu'à expliquer des réactions déjà connues du laborantin.

Ces considérations se retrouvent dans un roman comme _Timescape_, rédigé par un authentique scientifique, Gregory Benford. Il me semble, de mémoire, les retrouver aussi dans _The Catalyst_ de Charles Harness.

Joël Champetier
 
Je ne mets pas en doute l'importance du tour de main en chimie, et dans plusieurs autres domaines. J'étais un manipulateur médiocre du temps de mes derniers cours de chimie à l'université (que j'ai quand même brillamment réussis parce que j'ai toujours excellé dans la partie théorique). En astronomie, j'étais un observateur appliqué, mais un néophyte relativement à mes collègues qui faisaient de l'astronomie depuis plus longtemps, parfois en amateurs.

Ce qui n'est pas un hasard. Dans le Scientific American du mois d'août, un article sur The Expert Mind soutient qu'en grande partie, le talent, le génie, le tour de main apparemment inné, doivent tous être imputés à un apprentissage plus extensif et aussi plus intensif.

Néanmoins, il reste qu'une grande partie de la pratique chimique s'acquiert verbalement, par l'étude du tableau périodique, des systèmes de mesure utilisés, des théories de base sur les réactions entre ions, etc. Il reste des secrets de fabrication, des raccourcis, des petites précautions appliquées presque inconsciemment par le manipulateur expérimenté, etc., qui peuvent faire la différence entre une masse bourrée d'impuretés et un distillat parfaitement pur...
 
Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?