2006-08-09

 

United States über alles?

Les États-Unis m'inquiètent.

Si de nombreux pays présentent des traits qui les rendent fort peu sympathiques, la puissance économique, militaire et politique des États-Unis confère une importance particulière à ses aspects les plus dérangeants. En général, on peut faire abstraction de la clique au pouvoir à un moment donné afin de considérer plutôt les tendances de fait et les institutions structurelles. Toutefois, lorsque des actes de la plus grande sauvagerie obtiennent l'adhésion de tous, il devient nécessaire de se demander s'il n'existe pas un problème de fond, qui n'est pas que ponctuel ou circonstanciel.

Pour équilibrer les nouvelles quotidiennes en provenance des États-Unis où l'équipe de George Bush tient souvent les premiers rôles, je lis aussi les sites reflétant les autres mouvances politiques du pays. Un article récent de Ben Adler sur le site d'une revue proche du parti Démocrate, The American Prospect, a souligné à quel point le discours wilsonien à la sauce néo-conservatrice gagne du terrain. En apparence, il s'agissait d'analyser la sagesse de faire de la guerre en Irak une condition sine qua non de l'allégeance au parti Démocrate, dans le cadre de l'affrontement de Lieberman et Lamont pour l'investiture du parti Démocrate au Massachusetts. Ce faisant, Adler soulevait une question fondamentale : quels sont les principes de base de l'adhésion à ce parti qui incarne, face à Bush, l'autre visage des États-Unis?

Adler plaide pour une définition exigeante : « the standard for full-scale exile from the party must be high—it can't extend to just any specific issue on which a majority of Democrats currently agree. The standard should be adherence to the principles that Democrats uphold to defend American democracy. Among Democrats, one of those principles is the following: Every citizen has a right to vote and to be free of discrimination in the workplace or other places of public accommodation. When an issue finds those principles on one side with no legitimate progressive counter-argument on the other, then sometimes those who take the wrong side can be said to have failed the litmus test and should be defeated by real progressives in primaries. »

Après avoir invoqué la défense de la démocratie aux États-Unis, Adler passe à des exemples concrets : « What are examples of better issues for Democratic litmus tests? I think of voting rights and stem-cell research. Voting rights are fundamental to American democracy, and, in the abstract at least, they are a settled issue in the eyes of the public—no Democrat can claim he or she would lose a seat by standing up for them. Similarly, with stem-cell research, there is no credible progressive argument against it and it has the potential to cure diseases that claim more than a thousand times as many American victims as has the Iraq War. (It's a question worth asking why significant numbers of liberal activists are beginning to identify Iraq as a litmus test issue while Senator Ben Nelson of Nebraska gets a pass on his opposition to stem-cell research.) »

Dans le passage ci-dessus, un motif d'inquiétude pour les citoyens du reste du monde montre le bout de l'oreille. J'écarte pour l'instant la comparaison insidieuse qui est faite entre, d'une part, des victimes dont la vie serait potentiellement sauvée par les résultats à venir de la recherche sur les cellules-souches et, d'autre part, des victimes qui sont bel et bien mortes à la guerre. Ce qui m'interpelle, c'est l'adjectif. Adler parle uniquement des victimes étatsuniennes de la guerre en Irak, ce qui, bien entendu, réduit par un facteur de 50 à 100 le nombre réel de pertes de vie (militaires et civiles, directes et indirectes) entraînées par l'invasion des États-Unis.

Cette forme d'exceptionnalisme qui se permet de négliger les vies étrangères est sans doute consubstantielle au nationalisme. L'hymne allemand qui commence par « Deutschland, Deutschland über alles » ne signifie pas, comme d'aucuns le pensent (ou l'ont pensé, chez les Nazis et nationalistes), que l'Allemagne doit dominer tous les autres pays du monde, mais que les Allemands doivent placer leur patrie par-dessus tout le reste. À l'origine, ces paroles appelaient à l'existence d'une Allemagne dont la création devait primer pour qu'elle prenne sa place et son rang dans le monde. Mais entre l'amour exclusif d'une nation et le désir de domination, la ligne est parfois mince...

Adler ne révèle donc qu'un simple (?) réflexe nationaliste en négligeant les morts causées par les actions des États-Unis au Moyen-Orient. D'ailleurs, l'invasion irakienne par les États-Unis n'est pas une question de principes fondamentaux à ses yeux.

« The fact is that Iraq is not an issue about which it can credibly be said that those who agree with Republicans are all just cowardly, right-wing, or both. A genuine progressive can, in keeping with liberal principles, support the Iraq invasion and the occupation. To be sure, I believe those positions to be wrong on the merits, but litmus test issues should be confined to those where there is both no good-faith progressive argument to be made in favor of the offending position and where that position betrays a lack of core conviction on an issue where all Democrats must be in broad agreement. On Iraq, the core conviction that all progressives must share is not an exact date that the United States should leave, but rather a commitment to achieving the result that loses the fewest lives and creates the most livable Iraq possible in the long run. Reasonable people can differ on what policy will accomplish this. »

Le doublethink orwellien est rarement aussi patent. Dans la même phrase, Adler mentionne les principes du libéralisme et une invasion doublée d'une occupation comme s'ils n'étaient pas fondamentalement contradictoires. Le fait est que l'invasion d'un pays par un autre n'est justifiée dans le cadre du libéralisme que dans deux cas plus ou moins reconnus : la légitime défense et le droit d'ingérence en cas d'urgence humanitaire — le droit d'ingérence demeurant d'ailleurs très controversé puisque la définition d'une urgence humanitaire est souvent compliquée sur le coup, comme on l'a vu au Rwanda et au Kosovo. Le libéralisme classique a pour fondement le droit à la plus grande liberté individuelle qui gêne le moins possible la liberté d'autrui. Le libéralisme n'étant pas une idéologie totalisante, les penseurs libéraux n'ont pas toujours pris la peine d'énoncer ou de dériver des principes applicables dans l'arène internationale.

Je citerai néanmoins John Stuart Mill : « The sole end for which mankind are warranted, individually or collectively, in interfering with the liberty of action of any of their number, is self-protection. That the only purpose for which power can be rightfully exercised over any member of a civilized community, against his will, is to prevent harm to others. His own good, either physical or moral, is not a sufficient warrant. » On peut faire dire beaucoup de choses à une telle déclaration, en ergotant sur certains mots (civilized, prevent), mais l'intention de Mill est claire. La violence est une violation; elle n'est justifiée que si elle met fin à une autre violence, nettement pire de préférence.

On peut aussi se tourner vers l'ouvrage The Law of Peoples de John Rawls qui pose de manière axiomatique huit principes souvent compris comme libéraux. Tout en affirmant un devoir d'assistance des peuples libres aux peuples soumis à des régimes iniques, la guerre n'est envisagée qu'en cas de légitime défense et elle ne doit jamais être conduite au mépris de toute règle. La non-intervention est également posée comme fondamentale, ainsi que le respect des traités et ententes entre peuples.

Dans le cas de l'Irak, il est clair que des traités ont été violés (la charte des Nations Unies), que des règles ont été bafouées (les conventions de Genève, au moins), que l'Irak était incapable de menacer les États-Unis et qu'il n'y avait pas urgence humanitaire — du moins, avant l'invasion.

Qu'un auteur et penseur soi-disant progressiste comme Adler affirme qu'il est possible, au nom de principes libéraux, d'endosser l'invasion de l'Irak telle qu'elle a été lancée par les États-Unis est aussi affligeant qu'inquiétant. Malgré la victoire de Lamont sur Lieberman, il est probable que le rejet étatsunien de la guerre irakienne a plus à voir avec ses coûts qu'avec le respect des principes fondamentaux. Et que des progressistes n'y voient rien de mal ne laisse augurer rien de bon pour la conduite future des États-Unis dans le monde.

Libellés : , ,


Comments: Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?