2006-08-30

 

Les débuts de la science-fiction en France

Hier, j'ai passé la journée à la Bibliothèque nationale de France, succursale François-Mitterrand. Je la fréquente depuis longtemps, mais je l'avais rarement vue aussi achalandée. C'est sans doute à la fois la rentrée et la proximité de sa fermeture annuelle. (Car, oui, en France, une institution de cette importance peut fermer entièrement ses portes pendant près de deux semaines. Malheur au chercheur étranger qui est venu de loin et qui n'a pas eu l'idée de chercher sur le site l'annonce d'une coutume aussi bizarre!)

Je complète mes lectures des premières œuvres de science-fiction au XIXe siècle en France, en partant entre autres de la liste fournie par Marc Angenot dans cet article paru dans Science Fiction Studies (on parle d'ailleurs de la science-fiction québécoise dans le dernier numéro paru). Cela me servira à mieux comprendre l'histoire de la science-fiction canadienne d'expression française.

J'ai pour principe qu'on apprend toujours des choses en revenant sur le travail des autres. Prendre pour parole d'évangile le travail d'un prédécesseur, c'est s'exposer à répéter les mêmes erreurs. Il faut aussi faire attention aux critères de sélection; dans cet article, Angenot ne retient que les livres, ce qui l'amène à citer la première publication en volume des Aventures de Robert Robert de Louis Desnoyers sans faire état de leur parution antérieure dans le Journal des Enfants.

Ainsi, Angenot cite dans sa chronologie Publication complète des nouvelles Découvertes dans la Lune de V. Considérant, sans nom de lieu ou d'éditeur, mais paru en 1836. Cet ouvrage est parfaitement inconnu, mais il existe en France au moins trois exemplaires d'un petit livre intitulé Publication complète des Nouvelles découvertes de Sir John Herschel dans le ciel austral et dans la Lune (traduit de l'anglais), publié à Paris chez Masson et Duprey en 1836. La médiathèque de Montpellier en attribue la traduction à Victor Considérant et Raymond Brucker (de fait, dans ce livre, les traducteurs ne sont pas identifiés, mais il est toujours question d'eux au pluriel). Victor Considérant, polytechnicien de formation, était sans doute parfaitement capable de traduire la prose faussement scientifique de l'original et il était homme de lettres à l'époque de cette publication, ce qui veut nécessairement dire qu'il n'aurait pas refusé un contrat de traduction. Quant à Raymond Brucker, il s'agit, comme Considérant, d'un Fouriériste qui tâta du roman et qui retrouva tardivement le chemin de l'Église. Le partenariat semble donc vraisemblable.

J'ai parlé d'une prose faussement scientifique parce qu'il s'agit en fait d'une traduction du grand canular lunaire (The Great Moon Hoax) du New York Sun en août-septembre 1835. Les six articles en question, attribués à un compagnon de l'astronome John Herschel, avaient établi une fois pour toutes en France la réputation de hâbleur des journaux étatsuniens. Le retentissement de cette série aux États-Unis avait même permis à un des premiers traducteurs de Jules Verne — Edward Roth, instituteur de Philadelphie — de glisser dans sa traduction d'Autour de la Lune, All Around the Moon (1873), un paragraphe de sa plume qui faisait allusion au canular. (Ce genre de plaisanterie valant aux traductions anglo-américaines de Verne une mauvaise réputation souvent méritée...)

Dans le texte, on apprend que la Lune est habitée et que Herschel a même observé les trois espèces intelligentes qui s'y trouvent. Il s'agit donc de science-fiction, en quelque sorte, mais on ne peut l'inclure avec la science-fiction francophone puisqu'elle n'a pas été écrite en français à l'origine. Il est d'ailleurs curieux que cette traduction ait été éditée en 1836. Arago aurait critiqué la mystification dès novembre 1835. L'a-t-elle été moins comme supercherie que comme lecture pour le divertissement? Ce serait alors comme texte de science-fiction, mais toujours pas francophone. Dans tous les cas, il n'a pas sa place dans le corpus.

Angenot, curieusement, cherche à établir que la science-fiction française avant Verne est une succession d'œuvres uniques, sui generis, qui n'ont jamais fondé une « tradition ». En cela, il est aidé par ses choix, et par son ignorance (obligée) du roman inédit de Verne, Paris au XXe siècle.

Ainsi, il passe très vite sur le cas du Dernier homme (1805) de Jean-Baptiste Cousin de Grainville. Pourtant, voici un roman qui sort l'année de la mort de l'auteur, qui est réimprimé par Charles Nodier en 1811 et qui incite Auguste Creuzé de Lesser à le mettre en vers entre 1814 et 1818, avant d'éditer son épopée en 1831 parce qu'il apprend que « plusieurs hommes de lettres pensent à traiter le sujet de celui-ci ». Un critique du Moniteur est suffisamment intéressé pour convaincre Creuzé d'enrichir un passage de son cru dans la première version, ce qu'il fait bel et bien dans la seconde, sortie en 1832. Puis, en 1857, Paulin Gagne reprend le personnage de Cousin pour signer L'Unitéide ou la Femme Messie, tandis que sa femme Élise suit d'encore plus près l'original dans Omégar ou le dernier homme en 1859. Plus tard, Flammarion s'en inspirera encore. Et c'est sans parler des auteurs anglais comme Byron et Shelley qui ont été inspirés directement ou indirectement par la traduction anonyme du Dernier Homme... Certes, on ne saurait affirmer que l'œuvre ait connu un grand succès commercial, ou que tous les thèmes que la science-fiction englobe aujourd'hui ont bénéficié de la même pérennité à cette époque, mais il y a là quelque chose de plus qu'une série d'œuvres singulières sans postérité.

Angenot, tout comme Paul Alkon, fait aussi grand cas du roman de Félix Bodin, Le Roman de l'avenir (1834), qui est non seulement une anticipation novatrice mais aussi l'articulation d'une nouvelle esthétique. Néanmoins, on trouve dans l'introduction que donne Creuzé à son poème épique des passages éclairants sur la valeur de l'idée nouvelle. Si Bodin fonde l'esthétique de l'anticipation, il me semble clair que l'attrait du sublime des idées de la science-fiction est déjà compris avant Bodin. Ainsi, Creuzé commence par citer Nodier qui s'imagine interpelant le lecteur de bonne foi :

« que penseriez-vous, lui dirai-je, de l'homme qui, au bout de tant de siècles que la poésie illustra de tant de merveilles, s'est saisi d'un sujet qui lui était échappé, et qu'elle n'avait pas même semblé prévoir? Que penseriez-vous de la conception touchante et sublime qui opposerait aux beaux jours de la terre naissante, comme Milton l'a décrite, la décadence et les infirmités d'un monde décrépit, les funestes amours de nos derniers descendants aux délices du Paradis, et la fin de toutes choses à leur commencement? »

Ce passage qui rattache explicitement l'œuvre de Cousin aux merveilles de la littérature antérieure et au sublime poursuit en parlant à son sujet d'une « fable surprenante, dont l'exposition même étonne l'imagination », soutenue « par un genre d'un merveilleux encore unique ». Il y a là une conscience de trouver le germe de quelque chose de neuf.

Creuzé enfonce le clou en soulignant : « Remarquons au moins qu'Homère et Milton se sont appuyés sur quelque chose; après tout, leurs fictions sont le passé embelli : celle de Grainville est l'avenir créé. »

Après avoir répété que Cousin a profité d'« une idée si complètement neuve, si éminemment belle », Creuzé énonce sa pensée en toutes lettres : Cousin « a conçu et esquissé un ouvrage qui, par son nouveau et terrible sublime, rejette loin derrière lui toutes les créations romantiques étrangères ». Bref, « le mérite particulier, spécial, exclusif, de son ouvrage, était d'offrir un ordre d'idées entièrement neuf pour le fond comme pour les détails ».

Dans ces quelques lignes, on trouve une conception de l'intérêt de la science-fiction que les critiques modernes ne désavoueraient pas : littérature des merveilles, littérature du sublime, littérature des idées neuves... Tout ce qui manque, c'est une discussion de l'apport scientifique et technique à ces dimensions. Une analyse poussée de ces textes révéleraient sans doute une certaine conscience des théories contemporaines de la géologie concernant le refroidissement du globe, un débat ouvert par Buffon au siècle précédent. Et Creuzé décrit l'usage généralisé de ballons dirigeables dans les siècles futurs, au point où ils sont utilisés pour une tentative de déménager l'humanité sur un autre monde.

Le début du XIXe siècle pour la plupart des historiens européens, c'est 1815, la fin de l'aventure napoléonienne et l'instauration d'un ordre international qui durera tant bien que mal jusqu'en 1914. En science-fiction, le début du siècle doit sans doute rester associé à la parution du Frankenstein de Shelley, conçu près de Genève en 1816 et publié en 1818, mais la redécouverte de Cousin de Grainville par Nodier et par Creuzé de Lesser en 1811-1814 permet aussi de faire de ces mêmes années la matrice d'un temps nouveau.

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Comments:
Si ma mémoire est bonne, le grand canular lunaire est paru trois semaines seulement après la parution de « Hans Phaall », une histoire d’E.A. Poe qui raconte un voyage dans la Lune en ballon. Poe raconte même que certains journaux (ou revues) ont publié les deux histoires côte à côte. C'était donc une réponse à Poe, qui, par ailleurs avait déjà publié dans le New York Sun. Si Poe est lié à cette histoire, il doit bien s'agir de science-fiction !
 
En faisant le tour des sites sur la question, j'ai découvert qu'il semble plutôt que Poe ait eu le sentiment d'être anticipé, car il avait eu le projet d'écrire une suite à « Hans Pfaall » qui aurait décrit les découvertes du personnage sur la Lune. En constatant le succès du canular, il aurait renoncé.

Quant au Moon Hoax, certains croient que le canular aurait pris pour cible les tenants un peu trop enthousiastes de la pluralité des mondes, en particulier les croyants qui s'appuyaient sur la théologie naturelle pour croire à une Lune habitée.

Il y a très longtemps, j'avais fait le rapprochement entre Poe et notre premier texte de SFCF, celui d'Aubin en 1839. Deux textes littéraires sur des voyages à la Lune, parus en Amérique du Nord à quelques années d'intervalle... Je crois maintenant qu'Aubin a été plus influencé par ses prédécesseurs français, dont Louis Desnoyers, mais Aubin était sûrement au courant du Moon Hoax. Cela pourrait avoir joué dans son choix de sujet, tandis que les auteurs français auraient influencé la forme retenue...
 
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