2007-07-31

 

L'Irak et les statistiques

Dans la presse d'aujourd'hui, on trouve une dépêche de l'Associated Press qui claironne à plusieurs reprises que le total des pertes étatsuniennes (plus particulièrement, les 75 morts rapportées au dernier décompte) en Irak en juillet est le plus bas depuis huit mois. Le commandant en second exprime un optimisme prudent, mais il déclare qu'il faudrait attendre avant de confirmer la réalité de la tendance. Comme quoi il est plus intelligent que les journalistes responsables de la dépêche : en Irak, contrairement à ce qui se passe en Afghanistan, l'été n'a jamais été la saison de prédilection de la résistance. La chaleur est brutale dans ce pays et les insurgés, qui sont des humains comme les autres, semblent réduire leurs activités (ou ce sont les soldats étatsuniens qui s'exposent moins aux coups). On peut faire de ce total de 75 morts une statistique encourageante en comparant ce total à un total antérieur à l'augmentation des troupes. Ou on pourrait souligner que c'est le mois de juillet le plus meurtrier jusqu'à maintenant pour les soldats étatsuniens...

Or, revenons aux données disponibles sur les pertes mensuelles des États-Unis en Irak. Je m'en suis déjà servi pour illustrer en même temps l'évolution des effectifs étatsuniens et l'évolution du nombre de morts. Par contre, on peut aussi examiner l'évolution du nombre de morts dans le courant d'une année afin de voir s'il se dégage un effet saisonnier.Dans la figure ci-dessus, on voit bien qu'en général, l'été et, en particulier, le mois de juillet sont moins meurtriers que les autres moments de l'année. Pour toutes les années sauf 2005, qui est caractérisée par des hauts et des bas (dont un minimum en juillet...), l'été est marquée par une décrue relative des pertes. Si j'avais le temps, je calculerais la moyenne pour chaque mois... tiens, je l'ai fait dans la figure ci-dessous et j'en ai profite pour ajouter au total de juillet le décès supplémentaire annoncé par la dépêche d'Associated Press... La tendance en noir est assez parlante et permet de relativiser le spin médiatique.

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La peur du sommeil

Ses yeux crispés s'accrochent à la lumière
quand il dépose au lit son vieux corps meurtri,
usé par les folies, par les années flétri
et qui a payé le prix des meilleures bières

Maintenant, il mendie un peu de lumière,
il refuse d'éteindre, par idolâtrie
des lampes qui règnent sur sa seule patrie,
le pays de l'éveil, où il vivait hier

Hors les murs de la nuit, il reste une ville
Quand plus rien ne luit, il espère une île,
Car les ténèbres débordent de ses pupilles,

la promesse du jour n'est plus qu'un vague espoir,
un possible retour, une idée qui vacille,
et il quitte le port en abordant le soir

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2007-07-30

 

Il y a dix-sept ans

Il y a dix-sept ans, c'était aussi un dimanche 29 juillet à Brindisi. Selon mon journal de voyage, il faisait soleil — le contraire aurait été surprenant. (Si j'ai retenu quelque chose de mon passage sur la Côte d'Azur, c'est bien l'impression que le nord de la Méditerranée s'africanise sur le plan climatique. Les canicules de cet été ne peuvent que confirmer la chose, ainsi que les témoignages sur les températures à la hausse en Grèce, en Italie, en Espagne, etc.)

Il y a dix-sept ans, un quartier de lune brillait dans le ciel, illuminant la côte italienne qui s'éloignait lentement. Ce soir, la lune est pleine.

Il y a dix-sept ans, presque chaque journée de l'été avait été remplie du matin au soir. Il n'y avait pas un moment à perdre. Tout était neuf et il fallait que j'en profite. Je pressentais sans doute que je n'aurais pas de sitôt l'occasion de revenir... De fait, je ne suis jamais retourné à Brindisi, ou en Grèce.

Il y a dix-sept ans, pourtant, la journée du 29 juillet avait été une des plus tranquilles de mon périple européen. Arrivé en début de journée par le train de nuit en provenance de Naples, j'avais attendu deux bonnes heures pour obtenir ma carte d'embarquement à bord du Poséidon en partance pour Patras. Puis, j'avais attendu de nouveau, car le départ n'était pas immédiat. Une pizza à midi, puis de la lecture au soleil ou à l'ombre... Il n'y avait sans doute rien à visiter à Brindisi, où il ne me restait plus assez de lires.

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2007-07-28

 

Iconographie de la SFCF (15)

Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle; (9) les couvertures de la série des aventures SF de l'agent IXE-13; (10) les couvertures de la micro-édition; (11) les couvertures des numéros 24; (12) les couvertures de fantasy; (13) une boule de feu historique; et (14) une petite histoire de l'horreur en français au Canada.

La modernité paradoxale du colonialisme

Si les romans de la route (road novels et récits de voyage romancés) jouissent d'une certaine antériorité au Canada francophone parce qu'ils sont subordonnés à la promotion de la colonisation de nouvelles terres, c'est sans doute la meilleure preuve de l'importance d'un projet pour l'appropriation du futur. Sans projet, on ne cherche pas à occuper le futur. Sans projet, on n'a pas besoin de faire la preuve qu'on maîtrise ce futur. Sans projet, on ne fait pas étalage d'objets futuristes pour établir qu'on maîtrise et occupe le futur...

Mais la preuve n'est pas décisive, car il faut aussi tenir compte de l'audience que peut obtenir un projet de société situé dans l'avenir. Il aurait été concevable qu'un certain auditoire canadien-français se souciât peu de gadgets futuristes. Dans le cas de la version agriculturiste du nationalisme canadien-français, l'accueil de certains projets allait de soi pour ceux qui avaient été élevés dans le culte du terroir, mais ils pouvaient s'accommoder de romans parfaitement prosaïques et contemporains, sans exiger la projection dans l'avenir — ce qu'ils ont souvent fait.

Il n'y avait pas non plus de prime au futurisme pour les tenants d'autres projets, mais les chantres du progrès commercial et industriel étaient moins valorisés par le consensus social de l'époque. C'est sans doute le nombre brut, donc, des romans régionalistes qui explique que, dans la masse, on en retrouve une poignée à avoir illustré l'avenir désiré, si ce n'était que pour bien marquer le contraste avec le discours progressiste contemporain.

Ainsi, de tous les ouvrages de fiction qui, au Canada francophone, imaginent un avenir local (et non des aventures si éloignées dans le temps ou dans l'espace que le destin du Canada français importe peu), il est à peu près impossible d'en trouver qui, avant 1960, subordonnent cet avenir à la réalisation d'un projet original, qu'il soit industriel ou libéral. La conquête du territoire demeure primordiale, ainsi que la pérennité d'un ordre social fondé sur la suprématie de l'Église catholique. La durabilité de l'idéal de la colonisation est démontrée par la persistance du motif longtemps après qu'il ait été battu en brèche soit par la réalité du manque de terres et de la transformation des pratiques agricoles soit par l'adoption de nouveaux idéaux par le Québec de la Révolution tranquille. Quand Denis Boucher signe Pionniers de la Baie James en 1978, associant le développement hydroélectrique du Nord québécois à l'arrivée de nouveaux défricheurs, il s'inscrit dans une longue lignée. Il n'est sans doute pas non plus innocent que l'illustration de couverture par Gabriel de Beney mette en vedette des moyens de transport modernes, véhicule tout-terrain genre Land Rover et hélicoptère.

Dans le même genre, on peut citer un autre roman pour jeunes, Titralak cadet de l'espace (1974) de Suzanne Martel, que j'ai déjà évoqué brièvement en raison de sa parution en 1974. J'aurais aussi pu l'inclure dans mon billet sur les soucoupes de la SFCF. Toutefois, le roman inclut une illustration intérieure bien plus parlante par Laury Constantineau. Aux commandes de son véhicule volant, Titralak le garçon extraterrestre s'est dirigé vers le « Grand Nord » pour intervenir sur un des « barrages géants où des rivières tumultueuses roulent leurs eaux furieuses ». Au moyen d'un rayon calorifique, il va réparer la faille qui menace la mise en marche de la future centrale et Martel souligne que c'est « toute une ville qu'on a créée ici, où des milliers d'hommes et de femmes, isolés dans la nature, s'efforcent de compléter une œuvre gigantesque : l'électrification d'un continent. » (p. 276) Martel semble faire allusion aux barrages de la Baie James, mais l'illustration rappelle plutôt le barrage de Manic 5. Ainsi, Martel réunit en une seule anecdote l'exploitation hydroélectrique du nord et un symbole du futurisme technologique qui vient au secours d'un autre, pour la plus grande gloire d'une entreprise nationale qu'il n'était même pas nécessaire d'identifier.

La même association de la colonisation du Nord et de moyens de transport modernes, voire futuristes, est évidente dans l'iconographie postérieure. En 1985, Jean-Pierre April signe Le Nord électrique et c'est un véhicule gigantesque qui incarne de la manière la plus imagée possible la dynamique du mouvement propre à l'expansion coloniale — une expression qui dénote à la fois une croissance et un mouvement. (La dimension sexuelle et fantasmatique d'une terre — le Nord canadien — qui s'offre à la pénétration d'une expansion en mouvement, passivité féminine attendant d'être découverte et façonnée par une imagination masculine, est notée par Ceri Morgan dans son essai « Le Nord électrique, Travel Book » paru dans Worlds of Wonder, qui cite April mettant lui-même cette lecture dans la bouche de l'héroïne du roman.) Je ne crois pas que ce soit un hasard qui permette de retrouver, sur une durée de quarante années, des ouvrages qui marient tout à la fois l'éloge de la mobilité technique moderne (chantée en son temps par les Futuristes), une entreprise d'appropriation du territoire pour en tirer de l'énergie et une entreprise plus large d'occupation du territoire. Les trois thèmes figuraient déjà dans Erres boréales d'Armand Grenier (alias Florent Laurin) : grand voyage en voiture ultra-moderne, harnachement des chutes de la rivière Hamilton et tournée des nouvelles fermes du Nord québécois. Ils ont leur place dans le roman de Boucher comme dans celui de Martel. Et si le roman de Jean-Pierre April subvertit les présupposés de cette thématique, il doit néanmoins les récapituler pour que sa critique soit compréhensible. Face aux revendications indigènes et à la dénatalité, entre autres, le projet nationaliste d'occupation du sol québécois n'était plus d'actualité.

Il a néanmoins été transposé par la suite dans l'espace. J'ai déjà consacré un essai à l'examen des romans de science-fiction pour jeunes qui, au Canada, ont tenté de renouveler le thème de la colonisation en transportant celle-ci sur d'autres mondes, mais l'entreprise d'occupation d'un autre monde n'est plus aussi évidente. Elle se heurte à des conflits avec les premiers occupants ou d'autres colonisateurs; elle fait des colons eux-mêmes des indigènes opposés aux métropoles d'origine, ou elle fait une plus grande place à la protection d'une biosphère souvent muette, mais qui ne peut plus être ignorée comme au temps des Armand Grenier et Denis Boucher. Cela n'empêche pas ces romans post-coloniaux de continuer à mettre en scène des moyens de transport inédits (dont le véhicule arachnoïde tout-terrain en page couverture des Nuages de Phœnix de Michèle Laframboise). Ainsi, en couverture de mon premier roman pour jeunes, Aller simple pour Saguenal, on retrouve en 1994 un appareil volant qui ressemble fort à une navette spatiale, qui était toujours (ou déjà) à la pointe de ce qui se faisait en astronautique à l'époque. L'illustration est de Jean-Pierre Normand, qui a aussi signé la couverture du Nord électrique et les couleurs de la couverture dessinée par Michèle Laframboise pour Les Nuages de Phœnix. De fait, les couvertures des romans pour jeunes post-coloniaux dont je parlais, souvent signées par Normand, illustrent une grande variété de véhicules.

L'inscription du nationalisme québécois dans le mouvement de la modernité est également visible dans quelques autres couvertures, mais la plus parlante est sans doute celle du recueil La Machine à explorer la fiction de Jean-Pierre April, paru en pleine année référendaire (mais en novembre, longtemps après le référendum du 20 mai). Emblème du futurisme architectural montréalais et symbole de l'aspiration québécoise à prendre son rang dans le monde, le stade olympique se transformait facilement en soucoupe volante, dans la veine des cités volantes de James Blish. Mais le récit d'April incorporait encore une fois une critique teintée de déception, car le titre fort blishien de la nouvelle ainsi illustrée, « Le vol de la ville », était à double détente. Néanmoins, en passant par le biais du voyage spatial pour formuler une satire très aubinienne, April exploitait volontairement sinon sciemment un motif déjà ancien et enracinait ses thèmes les plus actuels dans le passé. Le futur demeure malgré tout un enjeu crucial pour lui. Au risque de trahir celui-ci, il me semble que son attitude face à l'avenir, ce n'était pas qu'il soit impossible de le construire, mais bien qu'il soit impossible de le faire tenir dans les habits du présent. Les futurs conçus par April seront nécessairement plus ouverts, plus éclatés et moins prévisibles que les projets de société correspondant à des entreprises nationales. Mais si les visions nationalistes de l'avenir étaient étriquées, elles ont quand même encouragé quelques auteurs à s'approprier la modernité technologique pour rendre plus vraisemblables leurs espérances.

Ainsi, avant 1960, les deux principaux ouvrages construits autour d'un parcours routier restent associés à l'idéologie agriculturiste et régionaliste des milieux conservateurs au Québec. J'ai cru trouver un troisième roman de la route sous la forme du roman En quête d'espace et d'oubli d'Yvonne Levasseur et Émilienne Dostie (1947). Mais si le héros du roman voyage jusqu'en Colombie-Britannique pendant que sa femme est soignée à Montréal afin qu'elle se remette d'un terrible choc nerveux, le voyageur accomplit l'essentiel du périple en train. Certes, en Alberta et en Colombie-Britannique, des amis l'emmènent avec lui en voiture, mais les grandes distances sont couvertes en chemin de fer.

En anglais, on trouve quelques réminiscences désopilantes de grands voyages en voiture avant 1939 dans The Dog Who Wouldn't Be (1957) de Farley Mowat. (Pour se rendre de l'Ontario en Saskatchewan vers 1933, la famille Mowat passe justement par les États-Unis et Mowat cite les États de l'Ohio, du Minnesota, du Wisconsin, du Michigan et North Dakota, avant le retour en terre canadienne à Estevan, en Saskatchewan. L'ordre ne reflète pas l'itinéraire réel.) Toutefois, l'essentiel du livre traite d'un chien extraordinaire et, à travers les exploits de Mutt, la chronique de Mowat traite de l'enfance et du passage du temps. La sensibilité de Mowat rappelle beaucoup celle de Marcel Pagnol dans La gloire de mon père et Le château de ma mère; il y a des passages sur le départ à la chasse, l'incurie du père épris de cynégétique et l'amour du fils pour ce contact avec la nature qui permettent d'illuminer en retour les pages signées par Pagnol... Mowat décrit affectueusement les voyages effectués avec la Ford familiale sur les routes de l'Ouest au cœur de la Dépression, mais ces épisodes ponctuels ne suffisent pas à en faire un roman de la route.

C'est donc une paire de romans du milieu du siècle, Le Pays du Domaine (1938) de Joseph-Ulric Dumont et Erres boréales (1944) d'Armand Grenier qui sont les premiers à accorder un rôle central à un voyage en automobile. Mais ce ne sont pas des ouvrages surgis de nulle part et c'est particulièrement évident dans le cas du livre de Grenier...

En 1912, l'auteur étatsunien Carroll Livingston Riker avait fait paraître Power and control of the Gulf Stream; How it regulates the climates, heat and light of the world (New York, The Baker & Taylor Co.). Il s'agit d'un pamphlet d'une centaine de pages, vendu 2$ l'exemplaire, qui explique comment modérer le climat polaire et, en déviant le courant du Labrador, comment éliminer les perturbations atmosphériques causées par lui. Riker était un ingénieur aux réalisations parfois impressionnantes (le dragage du Potomac) et au cerveau fertile en propositions variées... Ce projet de réchauffement du nord s'inscrit dans une longue lignée d'idées semblables pour changer le climat ou réchauffer l'Arctique. Mais il inspire un auteur québécois un peu inattendu, Damase Potvin, plus connu pour sa défense d'une littérature régionaliste, enracinée dans le terroir canadien-français. Toutefois, Potvin a longtemps été un animateur de la Société des Arts, Sciences et Lettres de Québec, ce qui témoigne d'un certain intérêt pour les sciences et les techniques.

Dans un roman de politique-fiction, Le « Membre » (1916), Damase Potvin (sous le pseudonyme de Graindesel) imagine que des capitalistes étatsuniens désirent réaliser le projet de Riker (cité sous le nom de Livinston Ricker); pour ce faire, ils doivent toutefois obtenir les coudées franches au Labrador et ils décident donc de faire passer un projet de loi à leur convenance par le gouvernement du Québec, même s'il faut pour cela graisser des pattes et distribuer des pots-de-vin. Le bill devient loi, mais les tractations illicites sont dévoilées de manière à convaincre le député responsable de retourner dans son comté et de se remettre à la cultivation de la terre.

À la même époque, Potvin signera d'ailleurs une recension d'un autre ouvrage de politique-fiction, Similia Similibus d'Ulric Barthe. Dans le roman de Barthe, l'invasion prussienne n'est en fin de compte qu'un rêve. Il n'en va pas de même dans le roman de Potvin : le projet de Riker et des investisseurs new-yorkais est bien réel, et très concret — même si Potvin le ridiculise (cultiver des bananes au Labrador, est-ce bien crédible?). En principe, comme la loi voulue a été adoptée, le projet pourrait même aller de l'avant... Mais Potvin ne s'y intéresse pas. Après le passage du bill piégé, il n'en est plus question. Tout ce qui compte, c'est le dévoilement du rôle impardonnable du député soudoyé et son retrait de la politique au bénéfice d'un avenir fermier, en tant qu'honnête cultivateur de sa région.

Comme un personnage secondaire du nom de Lamirande joue un rôle dans le roman de Potvin, celui-ci rendrait peut-être hommage au roman Pour la patrie de Jules-Paul Tardivel, dont le héros s'appelle Joseph Lamirande. L'intertextualité de ces romans déclinant toutes les nuances du nationalisme territorial est confirmée par les liens qui les unissent et qui sont particulièrement flagrants dans le cas des romans de Potvin et Grenier.

Dans Le « Membre », Potvin fait intervenir un grand financier new yorkais, John C. Sharp (dont les prénoms doivent peut-être quelque chose à John Pierpont Morgan et John Davison Rockefeller), qui expose ses plans dans son bureau de Wall Street ainsi :

« Il suffirait donc, messieurs, pour accomplir cette véritable révolution géographique, cosmographique et météorologique, de construire une digue titanesque qui aurait, disons, 300 milles marins de longueur. Cette digue arrêterait dans sa course sous-marine et sournoise le courant dit du Labrador que l'on dirigerait tout de suite vers les régions tropicales qui, entre nous, ont grand besoin d'être rafraîchies un peu... Nous avons trouvé, au cours de savantes expériences, que la température de ce courant du Labrador est si forte qu'elle peut produire 2,000,000 tonnes de glace à la seconde... Les nègres du Putumayo et les indigènes de la Terre de Feu auraient donc à volonté de la crème à la glace pourvu, naturellement, que leurs vaches s'entendissent pour fournir la crème... » (p. 50)

Le dialogue entre les œuvres et les auteurs est une des caractéristiques les plus distinctives de la science-fiction, qui reproduit en cela le dialogue permanent instauré entre les chercheurs. C'est donc de manière très science-fictive que les personnages d'Armand Grenier dans Erres boréales répondent au projet de John C. Sharp (et de C. L. Riker), une trentaine d'années plus tôt. Dans le chapitre préliminaire, les compagnons de la Jeune-Laurentie déplorent à la fin de la Seconde Guerre mondiale le climat rigoureux du Québec :

« De cet anormal fléchissement thermique à la rencontre de nos côtes, ils dénoncèrent le grand coupable : le courant froid du Labrador, qui semble prendre à tâche de draîner [sic] éternellement le pôle et ses banquises le long de nos malheureux rivages. Opposez un digne obstacle à l'emportement de cette dérive gigantesque, enrayez, si vous pouvez, son cours, vous verrez remonter d'un bond démesuré vers le nord la zône [re-sic] de la grande végétation.

« Mais on n'aurait que faire d'une digue. Outre qu'elle fermerait la mer à la circulation maritime, elle bouleverserait toute l'économie physique de l'hémisphère boréale [sic] en faisant dévier par refoulement la direction de tous les autres grands courants marins interdépendants. En conséquence, les Jeunes-Laurentie proposèrent comme moyen à la fois plus inoffensif et plus efficace, plus économique et plus pratique, plus rapide et moins aléatoire, d'installer sous les détroits des réseaux d'appareils électriques qui élèveraient et maintiendraient à la température initiale du Gulf Stream la masse mouvante du grand courant polaire. » (p. 13)

Entre Potvin et Grenier, l'idée avait aussi été relayéee par Josaphat Benoit (1900-1976) dans Rois ou esclaves de la machine? Un siècle de progrès mécanique (1931), sans que l'on puisse savoir si Benoit l'avait puisée chez Potvin (qu'il côtoiera plus tard au Congrès de la langue française au Canada en 1937) ou, plus probablement, dans les discussions contemporaines des vulgarisateurs ou techniciens :

« On parle aussi de fertiliser le Sahara et de changer le climat de la région en y faisant descendre les eaux de la Méditerranéee; il est même question de tempérer certains climats en détournant les flots du Gulf-Stream, et ces projets ne nous font plus rire tant la machine est devenue puissante. » (p. 18)

Nous reconnaissons la seconde idée. La première idée inspirera aussi dans une certaine mesure le Défricheur de Hammada (1953) d'Armand Grenier, même si l'élément plus spécifique d'une inondation par la Méditerranée apparaissait déjà dans L'Invasion de la mer (1905) de Jules Verne, qui s'inspirait du projet Roudaire. D'ailleurs, Benoit note plus avant que « Jules Verne n'était pas mort que le génie moderne avait réalisé ses théories les plus impossibles et matérialiséees en un quart de siècle ses imaginations les plus hardies. » (p. 101)

De fait, Verne n'est jamais loin dans ces ouvrages et il contribue à nourrir leur intertextualité. En 1916, dans Le « Membre », Potvin l'invoque dans le contexte d'un vibrant discours prononcé par un politicien à l'occasion d'un banquet dans son comté, où il est question de l'avenir et de la croissance au Canada de la « colonie qu'y fonda Champlain » afin « de donner au monde le spectacle d'une autre France florissante et vigoureuse », grâce à l'annexion de l'Ungava, peut-être. L'auteur inclut une petite note en bas de page qui affirme avec une fausse ingénuité : « On n'a jamais pu savoir exactement si cette page que résumait Donat Mansot en guise de discours électoral à ses électeurs, a été écrite par Jules Verne ou par un ancien ministre de la province. » (p. 112)

En 1938, Dumont cite aussi Verne quand il évoque la rapidité de la voiture qui file sur les routes :

« La vitesse produit des sensations diverses selon le tempérament de l'individu mis à l'épreuve. Si certains s'en effraient, la plupart des fervents de l'auto se familiarisent avec elle et en font leurs délices. Ils ne songent pas aux dangers qu'elle comporte. Elle est de notre temps. Ne la voit-on pas pénétrer dans tous les domaines de l'activité humaine? Jules Verne dans "Maître du Monde" la fait pressentir, mais n'en prévoit pas une application aussi générale et aussi impérieuse. La vie moderne file comme une trombe dans l'espace. Cinématographiée, elle se montrerait comme un paysage tourmenté dont les arbres se courbent tordus vers le même point, où les eaux coulent en torrent et le ciel charrie la tempête. N'est-ce pas au milieu d'une semblable poussée que s'engagent toutes les tentatives pour attendre un objectif quelconque et non pour poursuivre un idéal? Il faut arriver. C'est le mot d'ordre. Et dans cette course vers l'inconnu qui attire, l'on marche à l'aveuglette, perdant même la notion du temps. » (pp. 108-109)

Dans Erres boréales, Grenier souligne souvent la vitesse de l'automobile qui emporte ses voyageurs vers le nord, dans son style inimitable : « L'auto s'abandonne maintenant d'à-plomb au fascinant appel des espaces; elle file son erre ailée en silant, sans heurt ni soubresaut, sur les souples semelles gyrantes de ses pneus pleins aux gélatineuses couleurs. » (p. 35)

La conquête de l'espace, et surtout de la distance, chez Verne est encore présente chez ces auteurs, mais elle est asservie à la conquête effective du sol, qui est l'aspect le plus concret de l'espace. Dans les livres de Dumont et Grenier, la conquête du sol s'assied sur l'exploitation du sous-sol et il y aurait tout un travail de comparaison à faire. Quand les personnages de Dumont visitent Rouyn et Noranda, ils notent les rues qui « sont pour la plupart pavées de pierre concassée où scintille la pyrite » (p. 150) tandis que la voie des chemins de fer futuristes de Grenier remplace « le mâchefer et le ballast » par « un cailloutis multicolore de nos plus châtoyants minerais de silice hydratée, de feldspath et d'alumine » (p. 43). Dans l'un et l'autre livre, on s'arrête pour admirer des machines, des fermes et des ponts, dont ceux de Tadoussac et de l'Île d'Orléans (prévu par la SFCF), qui est inauguré juste à temps pour que les voyageurs de Dumont le traversent, ce qui permet de dater l'action du roman de 1935 !

Ce sens du territoire à posséder jusque dans ses moindres miettes minérales s'estompera après la Seconde Guerre mondiale, puisque l'exploitation hydroélectrique subordonne les ressources du pays réel aux services qu'ils peuvent rendre dans les grandes agglomérations du sud. L'exploitation à sens unique, sans occupation concomitante du territoire, favorise sans doute les revendications par d'autres, comme chez April, et va libérer la science-fiction de la fin du siècle, lui permettant de s'envoler pour d'autres mondes.

2007-07-26

 

Séparations

Le tout nouveau recueil de nouvelles de Jean-Claude Dunyach chez L'Atalante, Séparations, est le sixième de la série. Comme les précédents, il offre au lecteur un échantillon des talents de l'auteur. On retrouvera ainsi des textes vieux d'une vingtaine d'années, dont « La ronde de nuit », publié en 1983 dans le fanzine VOPALIEC, et « Autoportrait », paru dans le recueil éponyme en 1986. Ils côtoient des textes plus récents, comme « Libellules », publié dans l'anthologie annuelle Icares de Mnémos en 200, et « Trajectoire de chair », paru dans la revue Ciel & Espace en juillet 2006. J'avais eu le plaisir de lire la nouvelle éponyme, « Séparations », en primeur; depuis, elle a été choisie par James et Kathryn Morrow pour ouvrir l'anthologie The SFWA European Hall of Fame: Sixteen Contemporary Masterpieces of Science Fiction from the Continent (la mention du « continent » explique l'absence de textes des îles britanniques et semble indiquer que l'antho mise beaucoup sur le marché anglais). L'anthologie a commencé à faire parler d'elle en-ligne, suscitant les commentaires de John Clute (qui ne sait pas de quoi il parle), Kirk McElhearn, Steven H. Silver , Karen Burnham et quelques autres commentateurs.

Enfin, le lecteur assidu de Dunyach a quand même droit à un inédit, « Une place pour chaque chose », qui s'inscrit dans la veine de la fantasy humoristique et propose une satire très dense et parfaitement hilarante de la vie corporative, en assaisonnant sa description du milieu de travail d'un troll de base indigné par le massacre de licornes de quelques calembours dévastateurs....

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2007-07-25

 

Le Canada et la haute vitesse

Dans le New York Times du 23 juillet, l'économiste Paul Krugman (qui est aussi un fan de la science-fiction d'Iain Banks) signait un article sur le récent classement des pays de l'OECD en fonction de l'accès Internet à large bande qui plaçait les États-Unis au 15e rang, derrière le Canada, le Royaume-Uni, la France et le Japon, parmi les pays du G7, mais avant l'Allemagne et l'Italie. Krugman faisait grand cas de l'avance prise par la France, tout comme Michael Moore vantait le système de santé français dans Sicko.

Pourtant, le Canada se classe encore mieux, occupant le neuvième rang et devançant tous les autres pays du G7. À l'intérieur du Canada, si on peut se fier encore aux statistiques de 2005, le Québec traînerait assez nettement la patte en matière de branchement à haut débit. Toutefois, les chiffres recueillis pour alimenter ce tableau statistique correspondent, en principe, à une définition de la haute vitesse qui est plus rigoureuse que celle de l'OECD (1,5 Mbit/s contre 256 kbit/s) et donnent pourtant des taux de pénétration de la haute vitesse qui étaient plus élevés en 2005 (presque 50%) que ceux que cite l'OECD en 2006 (environ 24%)... Que se passe-t-il?

Des critiques du classement de l'OECD, dont l'Information Technology and Innovation Foundation (ITIF), ont mis en doute sa méthodologie et ses résultats. Le tableau publié ici inclut un taux de pénétration de la haute vitesse en 2007 au Canada (62%) qui cadre mieux avec les chiffres de Statistique Canada. Toutefois, l'ITIF réarrange le classement en incluant la vitesse moyenne et le coût de l'accès à haut débit. Du coup, le Canada tombe au dixième rang et les États-Unis remontent au douzième rang, en grande partie parce que le coût du haut débit au Canada serait presque deux fois plus élevé qu'aux États-Unis. (Par contre, la vitesse moyenne du haut débit est 60% plus grande au Canada qu'aux États-Unis.) Si on s'en tenait à un classement des taux de pénétration utilisés par l'ITIF, le Canada serait maintenant septième, le Japon dixième, les États-Unis onzième, le Royaume-Uni douzième et la France... seizième, l'Allemagne et l'Italie restant en queue de peloton.

Une troisième source, sur la même page, brouille quelque peu les cartes en prétendant que la pénétration de l'accès Internet à haute vitesse au Canada et aux États-Unis est maintenant pratiquement équivalente, atteignant 80% environ des foyers branchés...

En fin de compte, la seule certitude, c'est qu'en chiffres absolus, les champions de la connectivité à large bande sont les États-Unis. Le deuxième plus gros bassin d'utilisateurs est japonais et, après, cela se disputerait entre la Corée du Sud, la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne. Bref, compte tenu des usagers anglophones aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, le règne de l'anglais n'est pas près d'être menacé, même dans l'Internet du (proche) futur.

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2007-07-24

 

Le grisonnement des lecteurs québécois

À l'occasion du Rendez-vous stratégique sur la culture de l'Institut du Nouveau Monde auquel j'avais participé, l'Institut avait distribué un cahier spécial (.PDF) qui abordait plusieurs sujets sujets à débat. Le cahier incluait quelques données dignes d'intérêt si on fait partie de ceux qui s'inquiètent des effets du vieillissement sur la culture québécoise. Du coup, je vais reprendre celles qui concernaient plus particulièrement sur la littérature. (Toutes les données provenaient des Enquêtes sur les pratiques culturelles des Québécois du ministère de la Culture et des Communications, menées en 1979, 1983, 1989, 1994 et 2004.) Tout d'abord, si on examine l'âge moyen des publics pratiquant la lecture régulière d'un quotidien, d'un livre ou d'une revue, on découvre dans la figure ci-contre que, dans tous les cas, ces publics ont vieilli entre 1989 et 2004.

De même, si on examine l'âge moyen des publics qui disent avoir fréquenté un salon du livre, une librairie ou une bibliothèque au cours des douze derniers mois, on constate également une augmentation de l'âge moyen. En 2004, tous ces publics ont dépassé la quarantaine pour de bon. Évidemment, ce vieillissement accompagne le vieillissement général de la population, mais, en 2004, le public des journaux quotidiens et des salons du livre était plus âgé que l'ensemble de la population. Sur quinze ans, il faudrait sans doute tenir compte aussi de l'augmentation de la longévité, qui permet de relativiser un peu ce vieillissement, en particulier dans le cas de la lecture de livres. À titre indicatif, l'espérance de vie a continué à augmenter durant cette période. Pourtant, ce ne serait pas nécessairement mauvais que l'âge moyen des lecteurs augmente...

En effet, le cahier de l'Institut fournissait aussi des données sur le taux de participation à différentes activités culturelles. Et si on fait abstraction des passe-temps en chute libre depuis 1979 (salons des métiers d'art, théâtre d'été, toutes les formes de danse), les nouvelles sont plutôt bonnes pour la littérature. Comme on peut le voir dans la figure ci-contre, les chiffres sont à la hausse pour la fréquentation des bibliothèques et des librairies. Celle des salons du livre aurait culminé en 1999, mais sans tomber plus bas qu'en 1979. Certes, il faut rappeler à quel point l'offre a changé au fil des ans. Depuis 1979, de nouvelles bibliothèques sont apparues et Renaud-Bray a développé un réseau de grandes librairies, qui ne vendent pas que des livres et multiplient donc les prétextes d'une visite. Néanmoins, même si les clients sont plus âgés, le fait est que la fréquentation de ces institution augmente...

Enfin, j'en viens aux chiffres sur les habitudes de lecture régulière. Les données sont également encourageantes pour les littéraires, à défaut de l'être pour tous ceux qui vivent de l'écriture. Comme on peut le voir dans cette figure, il y a une baisse dramatique du lectorat des journaux quotidiens. Après avoir culminé vers 1989, la décroissance semble inexorable et elle est reflétée dans le cas de la lecture de revues ou de magazines. Est-ce l'effet de la télévision ou est-ce déjà l'effet d'internet? En revanche, la lecture de livres suit une évolution inverse. Après avoir décliné jusqu'en 1999, elle reprend du mieux en 2004. Est-ce l'effet Potter? C'est possible, mais ce serait étonnant qu'il soit à ce point sensible pour l'ensemble de la population. Et si c'était plutôt un effet du vieillissement, justement? Dans ce cas, on peut supposer que le grand départ à la retraite des baby-boomers pourrait relancer la lecture dans des proportions surprenantes...

Reste à savoir ce qu'ils voudront lire.

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2007-07-23

 

Les ados et la lecture

Harry Potter a-t-il créé un nouveau marché ou a-t-il monopolisé celui qui existait déjà ?

On peut trouver des articles et des chiffres qui vantent l'impact de Harry Potter (51% des lecteurs de Rowling ne lisaient pas pour le plaisir avant de succomber à l'attrait de Harry) ainsi que des articles, des commentaires et des chiffres qui laissent sceptique quant à l'effet du phénomène sur les habitudes de lecture aux États-Unis (de 1982 à 2002, la proportion de jeunes adultes de 18 à 24 ans lisant pour le plaisir est passée de 60 à 43%, selon cette étude).

Il convient de noter que cette dernière étude de la National Endowment for the Arts ne concerne que les adultes de 18 ans et plus. Je n'ai vu que deux ou trois références aux 17 ans et moins. En même temps, la décroissance du lectorat est suffisamment constante depuis vingt-cinq ans pour conclure qu'il aurait été illusoire de croire que Joanna K. Rowling aurait pu renverser à elle seule une tendance vieille de vingt ans. Le déclin aurait-il été pire, autrement? Compte tenu des anecdotes nombreuses sur l'affluence de lecteurs découvrant la lecture grâce à Harry Potter, il faut aussi se rappeler qu'une étude à l'échelle des États-Unis pourrait gommer des différences régionales : la lecture aurait-elle augmenté dans les blue states et diminué dans les red states, pour des raisons nombreuses ayant trait, entre autres, au développement des églises fondamentalistes, à l'immigration étrangère et au développement localisé d'une économie du savoir? Néanmoins, si les romans de Rowling ont déplacé les albums pour enfants, comme on l'entend parfois, on pourrait soutenir qu'on y gagne au change. Un jeune lecteur de moins de 10 ans qui se lance dans un tel roman au lieu de tourner les pages d'un album développe forcément une maîtrise accrue de la lecture...

Qu'en est-il au Canada? Les témoignages sont favorables, mais les données sont rares. Dans La Presse du 18 novembre 2001, Sonia Sarfati faisait état d'un sondage réalisé par Statistique Canada en 1998 qui montrait que 40% des jeunes de 15 à 19 ans lisaient un livre par mois environ, ce qui était plus élevé que la moyenne canadienne (seuls 35% des hommes et 37% des femmes atteignaient ce niveau). L'article s'appuyait aussi sur un sondage CROP-La Presse réalisé auprès de 400 Montréalais de 12 à 17 ans du 1er au 5 novembre 2001, avec une marge d'erreur de 4,9%. Ils avaient répondu à la question suivante : « Dans une librairie, tu te diriges le plus souvent vers quelle rangée ? »

Les résultats n'étaient pas inintéressants pour ce qu'il révélait des différences entre les garçons et les filles, dont le Top 5 des choix de lecture ressemblait à ceci :

Garçons — Filles
— 14% — 57% — Romans
— 32%+ — 9% — BD
— 20%+ — 11% — Science-fiction
— 10% — 11% — Fantastique
— 11%+ — 2% — Sciences et technologies

Il y a de quoi conforter tous les préjugés, mais c'est encourageant de voir la science-fiction continuer à tenir sa place... même si je soupçonne qu'une partie des jeunes se dirigent vers le rayon « Science-fiction » parce que c'est souvent celui qui offre aussi des ouvrages de fantasy, d'horreur et de fantastique. Reste à savoir comment les choses ont évolué depuis 2001...

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2007-07-22

 

Les romans de la route au Québec

C'est sans doute un roman de science-fiction, Erres boréales, qui est le premier vrai road novel des lettres canadiennes d'expression française. Mais il s'inspire aussi d'ouvrages antérieurs. Ainsi, le réchauffement artificiel du Labrador est évoqué dans le roman Le « Membre » (1916) de Graindesel, alias Damase Potvin... qui préface Erres boréales. Je soupçonne Armand Grenier d'avoir été aussi inspiré par le roman Le pays du Domaine (1938), de Joseph-Ulric Dumont. Ce roman d'un auteur abitibien combine un grand voyage en voiture et une saga familiale; les aperçus du voyage sont censés illustrer la colonisation et le développement d'une terre lointaine, les avantages de l'agriculturisme et les richesses du sol. Il y a d'ailleurs quelques pages sur les ressources minières et leur exploitation qu'il serait intéressant de lire en parallèle avec les passages correspondants du roman de Grenier.

Pourquoi n'y a-t-il pas eu de road novels au Canada francophone avant cette date? Cela tient sûrement en partie à l'état des routes, au kilométrage de routes carrossables et à la disponibilité de voitures. D'ailleurs, dans les albums familiaux, les voitures sont relativement rares. En France, durant la Première Guerre mondiale, c'est à bicyclette que mon grand-père fait du tourisme. Mais je retrouve toutefois dans un vieil album de la famille Mailhot, dont les photos ne sont malheureusement pas datées, quelques photos prises à l'occasion d'excursions en automobile. La présence de clichés de la Première Guerre mondiale montrant l'Hôpital canadien de mon grand-père à Troyes m'incite à croire que l'album est (au moins en partie) postérieur à la guerre et à l'établissement de mon grand-père au Manitoba. Mais je ne peux pas exclure que certaines photos soient plus anciennes. Ce qu'il faudrait, en fait, c'est le regard d'un expert capable d'identifier la voiture représentée ci-dessous sur une petite route du Manitoba...

Première constatation : la route n'est pas pavée. Seconde constatation : les voyageurs sont bien habillés, les enfants compris. Déduction : c'est une excursion du dimanche, après la messe... Une seconde photo montre la même voiture, mais un autre jour (car les arbres semblent bien dépouillés ci-dessous, alors qu'ils portent un feuillage luxuriant ci-dessus), soit au printemps soit en automne.Mais une excursion dominicale, même en pleine nature, n'a pas grand-chose à voir avec le voyage sans fin qui est propre au roman de la route américain. Pour en trouver l'équivalent dans les albums familiaux, il faut sauter d'au moins vingt ans dans le futur pour trouver mon père, qui a vingt ans et qui s'embarque pour une grande tournée du Midwest étatsunien avec trois amis. On les voit ci-dessous au moment de partir de Winnipeg, le 28 mai 1946, alignés devant une automobile que je ne peux pas identifier d'emblée.Le choix de la destination vaut sans doute par son exotisme pour des provinciaux du Canada, mais aussi par ses infrastructures : routes asphaltées et offre d'hébergement le long de ces mêmes routes. L'hébergement est parfois rustique, comme dans le cas de ces Tom Thumb Cabins du Minnesota (à droite), mais il a l'avantage d'exister. Je crois me souvenir qu'il n'existait pas encore de route asphaltée reliant l'est et l'ouest du Canada à cette époque, de sorte qu'il fallait nécessairement prendre le train ou passer par les États-Unis pour faire le voyage. Du coup, on pouvait parfaitement choisir de ne pas venir dans l'Est et de faire une grande virée en passant par Kansas City, Saint-Louis, Chicago et Madison. La construction de routes aux États-Unis avait pris de l'avance durant les années du New Deal, et pendant que le Canada était en guerre. Et, dès 1929, près de 40% de la population étatsunienne disposait d'un véhicule motorisé.Ce n'était pas tout à fait pareil au Canada, même si l'après-guerre allait tout changer. Aux États-Unis, les routes existantes permettaient de suivre la mythique Route 66 sur laquelle mon père se trouve dans la photo ci-dessus, prise entre Kansas City et Saint-Louis (il devait être tout près de Saint-Louis puisque les principaux itinéraires de la Route 66 au Missouri mènent en Oklahoma), alors qu'il vérifie la pression des pneus. Il ne semble pas y avoir eu d'incident majeur, mais j'avoue que je me demande si mon père, qui avait son style et ses rêves, songeait vaguement à faire autre chose qu'un photo-reportage de son voyage. Y trouver la matière pour un roman, pour ce qui aurait été un des premiers road novels des lettres canadiennes-françaises? J'en doute. Il ne rate certes pas l'occasion d'une photo avec intention, comme on le voit à droite, mais il aurait précédé la mode s'il l'avait fait. Jack Kerouac n'était pas encore passé par là (On the Road date de 1951 et ne paraît qu'en 1957, même si les voyages en question remontaient à 1947), et le voyage de nos jeunes Manitobains ne ressemblait pas exactement à l'équipée de la famille Joad dans The Grapes of Wrath. Cette expédition de fils et de filles de bonne famille n'a sans doute pas eu grand-chose en commun avec les aventures de Kerouac, voyageant sur le pouce ou non pour hanter les bars et les clubs de jazz. Et Kerouac a dû développer sa propre théorie littéraire pour trouver un mérite esthétique à de telles expériences et échapper à ses influences antérieures, soit celles de Theodore Dreiser et Thomas Wolfe...

S'il y a eu si peu de road novels au Canada, c'est sans doute que (i) l'inspiration (ou la justification littéraire) manquait, et que (ii) trop peu de Canadiens ont eu l'occasion de se lancer sur les grands chemins, faute de bonnes routes ou de voitures, avant les années cinquante et après. En revanche, la paire de romans de Dumont et de Grenier constitue une adaptation moderne du voyage ferroviaire en terre de colonisation tel qu'il avait été pratiqué par Arthur Buies au siècle précédent. Mais le vrai roman de la route est le récit d'une découverte de l'humanité, et non de la nature ou de la future campagne. En juin 1946, sur les routes du Midwest, mon père était quand même plus proche de Jean-Louis Lebris de Kerouac que de Joseph-Ulric Dumont...Cela dit, si certaines photos de ce voyage restituent des paysages familiers, d'autres ressuscitent un monde aujourd'hui disparu. Tel ce Maple Hotel (ci-dessus) de Saint-Louis avec ses lits à 15 cents et ses chambres à 25 cents, mais qui était complet lorsque les voyageurs ont voulu y passer la nuit... Ou cette photo, ci-dessous, d'un pique-nique au bord de la route comme on n'en fait plus — pas de hamburgers-frites de chez Macdo dans le décor...

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2007-07-21

 

Le retour du roi

La fin de l'heptalogie de Joanna K. Rowling annonce le début des verdicts. D'ailleurs, les critiques ont déjà commencé à se prononcer. Leurs conclusions ne sont pas toujours très tendres, mais une part de désappointement était sans doute inévitable. Les attentes sont moins faciles à désarmer que les préventions.

Avant d'appeler Harry Potter à la barre, il faudrait pourtant savoir si on juge ou un adulte ou un mineur... Doit-on comparer le cycle de ses aventures au Seigneur des anneaux ou plutôt à la série de Narnia? L'œuvre de Tolkien s'adressait à des adultes, exception faite de Bilbo le Hobbit, tandis que C. S. Lewis écrivait pour des enfants.

Au terme du septième volume, qui se termine à Hogwarts, il me semble évident que Rowling écrit encore et toujours pour un jeune public, n'oubliant pas d'inclure des blagues à sa portée et de faire des enseignants de Hogwarts des combattants héroïques (et des modèles positifs). Elle n'aspire pas à la maturité de Tolkien, et elle ne fait pas toujours dans la nuance. À l'égoïsme absolu de Voldemort répond l'abnégation pareillement absolue de Harry Potter. Dans Le Seigneur des anneaux, Frodo succombe à la tentation et s'il mérite l'admiration qu'on lui voue, c'est pour avoir payé un tribut que la victoire n'efface pas.

Le cas de Harry Potter est moins compliqué. Le jeune héros de Rowling, qui consent au sacrifice suprême et repousse sans difficulté la tentation représentée par une arme toute-puissante, fait preuve d'une noblesse surhumaine. Sa grandeur d'âme n'est atténuée que par le fait de sa certitude de l'existence d'une après-vie, certitude dont Tolkien prive les Hobbits, entre autres. Harry n'est d'ailleurs pas le seul personnage de Rowling à mettre sa vie en jeu pour défendre ses amis. Ce sont ces personnages qui tombent au combat, généreusement mais irrémédiablement, qui classent la série de Rowling parmi les meilleurs ouvrages fantastiques pour jeunes : l'émotion est souvent au rendez-vous, au service de la bonne cause. L'ingéniosité des intrigues et la richesse du monde inventé sont aussi pour beaucoup dans cette évaluation positive.

Cela dit, le septième volume s'inscrit nettement plus dans la tradition du fantastique épique que certains des volumes précédents. Les affrontements sont plus nombreux et l'essentiel du tome est dominé par la quête de Harry et de ses amis. Par moment, les errances du trio de proscrits, pourchassés par tous les sorciers à la solde de Voldemort, rappellent les vagabondages de chevaliers en quête du Graal. Harry, Hermione et Ron sont obligés de camper dans les bois, loin des villes, tout comme Perceval ou Lancelot chevauchaient par monts et par vaux, en pleine nature.

S'il s'agit d'une série pour les jeunes, c'est non seulement parce que Harry Potter l'emporte sur Voldemort, mais bien parce que la victoire rétablit l'ordre des choses. Et le prix payé n'est même pas si élevé, car, en définitive, l'intention de se sacrifier compte plus que le sacrifice lui-même.

La deuxième moitié de la série avait accordé de plus en plus d'importance aux iniquités du monde des sorciers. Au schisme entre les sorciers de sang pur et les sorciers de souche récente s'ajoutaient la révélation du sort fait aux elfes domestiques et l'exclusion plus ou moins marquée de certains êtres magiques (géants, gobelins, centaures, loups-garous, vampires). Le septième volume voit de nombreux êtres méprisés et opprimés se battre pour Harry, mais la conclusion ne confirme pas que les choses ont changé pour le mieux pour ceux-ci. (D'ailleurs, il faudra qu'on m'explique pourquoi l'elfe domestique de Harry, à qui celui-ci fait cadeau d'un objet, continue à se comporter en serviteur alors que le second volume avait établi qu'un tel don libérait l'elfe de sa servitude.) Les choses sont revenues à la normale dans l'épilogue, ce qui n'est pas du tout pareil.

Ainsi, le retour de Harry à Hogwarts pour l'affrontement final et le rétablissement de l'ordre ancien tient beaucoup du retour du roi. Harry est devenu un parangon de vertu, qui a surmonté de nombreux obstacles dans le courant de sa dix-huitième année. (Rowling est restée approximativement fidèle au cadre d'une année scolaire, mais plusieurs éléments rituels de la série, dont les parties de quidditch, sont évacués.) Harry est non seulement un sorcier de sang pur, mais son âme est à la toute fin purifiée de toute contamination maléfique. Cette insistance sur la pureté de Harry contredit le désir d'ouverture à la différence affirmé par quelques personnages et la conclusion laisse les choses en suspens. La révolution a-t-elle eu lieu? Dans l'épilogue, on se retrouve entre les mêmes bonnes vieilles familles, une fois de plus, exception faite d'un greffon français. L'ami de Potter le plus exposé aux préjugés des sorciers est mort au combat, tandis que les Cho Chang et Parvati Patel qui reflétaient un tant soit peu la Cool Britannia contemporaine ont disparu du décor.

Bref, ce septième volume retombe dans les formules immuables du genre. Une des surprises les moins surprenantes, c'est le dévoilement des vraies allégeances de Severus Snape. Dans le contexte mythique qui gouverne souvent la fantasy, c'était presque inconcevable que le héros doive triompher de deux ennemis d'égale importance. Or, il y aurait eu un dédoublement insupportable si Severus avait tué le père spirituel de Harry après que Voldemort eût tué son vrai père. Une telle division potentielle de l'intérêt dramatique devait être résolue, et elle l'est.

Tout dépend, en définitive, de l'affrontement de deux baguettes magiques. Comme Joanna Rowling signe quelques lignes à double détente sur ces baguettes, les mesures du régime de Voldemort privant les sorciers de leur baguette ont une dimension émasculatrice assez évidente. (On n'est pas très loin d'Edward Bulwer-Lytton et de la baguette qui contrôle le vril...) Quant au dénouement, il n'est pas vraiment œdipal, à moins de considérer Voldemort comme le troisième père de Harry Potter, le père obscur, le « Dark Father » lucasien...

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2007-07-20

 

L'astronomie du futur

Histoire de juger du genre de space-opéra que publie la maison Bragelonne, je lis ces jours-ci L'Étoile de Pandore de Peter Hamilton. Comme il s'agit d'un auteur britannique, c'est donc traduit de l'anglais, mais je ne crois pas que le style perde grand-chose au passage. Le futur imaginé par Hamilton s'appuie sur la maîtrise de la technologie des trous de ver au milieu du XXIe siècle, qui permet le déplacement instantané dans l'espace en sautant instantanément un certain nombre d'années-lumière. En quelques années, l'humanité occupe un nombre grandissant de planètes à l'intérieur d'une sphère, le Commonwealth, centrée sur la Terre.

La possibilité de relier deux planètes différentes en passant par un simple portail réhabilite la technologie ferroviaire (au détriment de celle des vaisseaux spatiaux). Ainsi, le monde du XXIVe siècle n'est pas si différent du nôtre. Il n'y a pas de Singularité technologique en vue et la technologie dont disposent les personnages demeure compréhensible pour les lecteurs du début du XXIe siècle. Le décor est parfois étonnamment familier, voire légèrement steampunk sur les bords. En tout cas, j'ai souri quand un astronome voit au télescope une étoile disparaître. Si cela marche à la fin du film Simple Mortel, c'est parce que Jolivet met en scène un astronome amateur. Dans L'Étoile de Pandore, il s'agit quand même d'un astronome de métier, employé par une université, quoique l'astronomie soit très maigrement financée dans ce futur où elle est devenue un simple outil de repérage interstellaire pour certains. Le problème, c'est que, de nos jours, les astronomes ne regardent plus les étoiles au télescope. Si même ils se trouvent dans un observatoire, ils se serviront à la rigueur d'une lunette pour braquer le télescope dans la bonne direction, mais l'observation se fait le plus souvent à l'écran. Et c'est comme ça depuis près d'un siècle... Au Canada, le Dominion Astrophysical Observatory de Victoria, en Colombie-Britannique, date de 1918 et abrite toujours le deuxième plus grand télescope en terre canadienne. (La photo ci-dessus reproduit l'entrée, avec les armoiries nationales, telle que je l'ai empruntée en mai 2001.)

Le dôme qui abrite le télescope principal de 1,83 m ressemble en fait beaucoup aux installations légèrement postérieures du David Dunlap Observatory à l'Université de Toronto, qui possède le plus grand télescope actif en terre canadienne. Mais les deux télescopes ont été rattrapés par l'étalement urbain et la pollution lumineuse, de sorte qu'il faut choisir soigneusement les projets réalisables dans ces conditions. De plus, si le télescope de Victoria a pu revendiquer (très brièvement) le titre de plus grand télescope de la planète, tel qu'on peut le voir à droite, cela fait longtemps qu'il a été réduit au rang d'instrument de troisième ordre par les nouveaux géants qui opèrent en Amérique du Sud ou à Hawaii. Et cela fait désormais une bonne trentaine d'années qu'on branche les miroirs principaux de tels télescopes sur des télévisions en circuit fermé, sans parler des dispositifs numériques plus récents. Il y a plusieurs raisons à cela, dont l'effet perturbateur d'un humain à proximité d'un télescope en opération. Perturbateur? Mais oui : quand on désire optimiser la stabilité de l'air nocturne dans un observatoire, il faut supprimer toutes les sources de chaleur intempestives. Et l'être humain rayonne quand même un certain nombre de watts susceptibles de réchauffer l'air et de provoquer des remous et turbulences qui réduiront la précision de l'image... Sauf erreur, on voit sur cette photo prise en mai 2001 les lunettes (ces tubes jaunes accrochés à la base du télescope) qui servent — ou servaient — au guidage approximatif du télescope.

L'astronome de Peter Hamilton observait-il le ciel au moyen de ces instruments d'appoint quand il fait l'observation capitale qui change tout? Il me semble que le roman parle bien d'observation en tant que telle... ce qui est donc suranné. Je crois me souvenir qu'il y a longtemps, avant l'époque des télévisions branchées sur le miroir principal, on pouvait accoupler un objectif au télescope principal pour faire un ultime ajustement, mais ce n'était plus recommandé à Toronto de mon temps. Même au début du siècle dernier, l'observation en tant que telle se faisait déjà très souvent en exposant des plaques photographiques tandis que l'astronome ou un assistant s'assurait de garder le télescope braqué sur la cible choisie... Bref, la scène du roman fait sans doute un peu plus vieux-jeu que prévu.

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2007-07-19

 

Harry Potter et le futur de la littérature

On se demande parfois si le phénomène Harry Potter est reproductible. Une autre question se pose toutefois cette semaine : le suspense généré par les feuilletons de jadis est-il reproductible? Autrefois, on s'arrachait les numéros de la revue londonienne The Strand Magazine quand elle publiait de nouvelles aventures de Sherlock Holmes, et encore plus furieusement quand elle pouvait annoncer le retour à la vie du détective en octobre 1903! Dans le contexte technique de l'époque, le secret pouvait se garder jusqu'à la dernière minute. Même s'il y avait des fuites chez l'imprimeur ou l'éditeur, les communications de l'époque ne faciliteraient pas leur propagation et la plupart des curieux seraient obligés de prendre leur mal en patience — ou d'acheter la revue!

Aujourd'hui, c'est différent. Malgré tous les moyens mis en œuvre pour protéger le secret du dernier Harry Potter, il y a eu une (ou deux?) fuites, répercutées dans certains cas par les médias. Et on se dit que si les frais engagés par l'entreprise colossale qu'est devenue la série des aventures de Harry Potter ne suffisent pas, il sera encore plus futile d'espérer garder le secret dans l'avenir, quelles que soient les sommes dépensées. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication diffuseront la moindre fuite de plus en plus vite, sinon instantanément.

À moins bien sûr qu'à l'avenir, l'auteur retrouve une certaine mainmise sur le processus de publication et qu'il soit à même de livrer le fin mot d'une histoire le jour même de sa publication parce que les livres seront distribués électroniquement ou imprimés sur demande. De sorte qu'une future J. K. Rowling serait en mesure d'attendre jusqu'à l'heure fatidique pour envoyer les derniers paragraphes qui complèteront le fichier du livre annoncé. Du coup, si le secret est gardé sur un seul disque dur ou même au plus profond des neurones de l'auteur, ce sera plus difficile de le pirater...

En attendant les machines à lire dans les pensées!

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2007-07-18

 

Virilité victorienne

Saviez-vous que le Bovril, qui a sa place dans la culture culinaire du Québec et le paysage montréalais, doit son nom à un roman de science-fiction? Comme le révèle le site de la compagnie, l'inventeur du produit combina la racine bo-, bov- du latin bos, bovis pour « bœuf » et le mot vril que John Lawson Johnston « found in a book ».

Le livre en question, c'est The Coming Race d'Edward Bulwer-Lytton, dont le nom est surtout associé aujourd'hui au Bulwer-Lytton Fiction Contest. La nouvelle édition de Wesleyan University Press est préfacée par David Seed de l'Université de Liverpool et commentée ici ou encore ici. Dans The Coming Race, le vril est une force mystérieuse et vitale, qui produit tous les effets de l'électricité, de la chaleur et de la vie. On pourrait songer à la force primordiale qui, dans le modèle standard, précéda dans le temps les quatre forces connues dans notre univers : la gravitation, l'interaction électromagnétique, l'interaction nucléaire forte et l'interaction nucléaire faible. Mais, historiquement, le vril d'Edward Bulwer, baron Lytton, se rattache aux spéculations de ses contemporains, tant en Europe qu'aux États-Unis. (Étymologiquement, on soupçonne le mot d'avoir été dérivé des mots anglais ou latins pour « viril ».)

Selon l'auteur, le vril se rapproche le plus de l'électricité. Dans une lettre de 1870, il écrit : « I did not mean Vril for mesmerism, but for electricity, developed into uses as yet only dimly guessed, and including whatever there may be genuine in mesmerism, which I hold to be a mere branch current of the one great fluid pervading all nature ... » L'époque est propice aux rêves d'unification des phénomènes. Les grands noms de Carnot, Joule et Mayer sont restés attachés aux travaux sur la conservation de l'énergie et l'équivalence de l'énergie et du travail. On pourrait aussi citer le nom de Marc Séguin (1786-1875), ingénieur de métier qui rend hommage aux idées de son oncle Joseph Montgolfier en identifiant dès les années 1820 la chaleur, le mouvement (macroscopique ou microscopique) et le travail, puis en affirmant l'unité des phénomènes par la relation de la force gravitationnelle et du mouvement des molécules de la matière après 1852. Séguin fera d'ailleurs traduire en français le livre pionnier de William Robert Grove, The Correlation of Physical Forces. (On notera qu'on doit aussi à Grove le concept des piles à combustible.) Bulwer-Lytton cite au passage un article de Michael Faraday, qui écrivait en 1845 : « I have long held an opinion almost amounting to a conviction, in common, I believe, with many other lovers of natural knowledge, that the various forms under which the forces of matter are made manifest have one common origin; or, in other words, are so directly related and mutually dependent, that they are convertible, as it were, into one another, and possess equivalents of power in their action. »

Mais le vril doit aussi beaucoup aux observations du galvanisme qui avait inspiré le Frankenstein de Mary Shelley ainsi qu'aux idées du Baron von Reichenbach (partisan d'une force odique, pré-kirlienne) et de Robert Lewins (partisan d'un hylo-idéalisme moniste). Et le vril sera repris ensuite par des générations d'occultistes, de Louis Jacolliot à Pauwels et Bergier, soupir...

En fait, le roman The Coming Race incorpore des éléments de nombreuses théories scientifiques de l'époque, du darwinisme à la phrénologie (!). Le Canada a peut-être aussi inspiré quelques lignes, puisque le premier individu de la race souterraine des Vril-ya que rencontre le narrateur est décrit ainsi : « Its colour was peculiar, more like that of the red man than any other variety of our species, and yet different from it—a richer and a softer hue, with large black eyes, deep and brilliant, and brows arched as a semicircle. » Or, Edward Bulwer-Lytton avait été le secrétaire d'État aux colonies en 1858-1859 du premier ministre britannique Edward Smith-Stanley, dont le fils Lord Stanley a laissé au Canada une certaine coupe...

Comme le souligne Bill Poser dans ce billet, la correspondance de Lord Lytton avec le gouvernement de la Colombie-Britannique au sujet des droits des autochtones (reproduite en partie dans Papers connected with the Indian Land Question, 1850-1875) demeure d'actualité encore aujourd'hui et témoigne de l'emploi du temps de Bulwer-Lytton. Plus loin, l'auteur indique que la teinte rougeâtre de la peau sombre de ses hôtes n'est pas la seule coloration des Vril-ya, mais qu'elle serait la plus ancienne : « It was considered that the dark-red skin showed the most ancient family of Ana ».

On rappellera en passant que, dans The Man in the Moone de Francis Godwin (1638), les habitants de la Lune sont aussi apparentés aux premiers habitants de l'Amérique du Nord. Comme quoi le Nouveau Monde est longtemps demeuré le type de l'autre monde...

Toutefois, le roman retient l'intérêt à deux titres. D'abord, longtemps avant Slan de Van Vogt, le roman met en scène une race de surhommes qui pourrait être appelée à remplacer l'humanité actuelle si jamais elle sortait de ses cavernes souterraines... Ensuite, il faut dire que ces surhommes sont surtout des surfemmes et que le protagoniste prend ses jambes à son cou quand deux jeunes femmes le courtisent coup sur coup. Il ne peut pas supporter l'idée d'être l'homme-jouet de ces femmes plus grandes, plus fortes et plus sages que lui, dotées qui plus est de la capacité de le tuer à tout moment grâce à leur maîtrise du vril. Pas besoin de creuser très longtemps pour comprendre que Bulwer-Lytton en a fait des femmes « viriles »... et émasculatrices.

Ce n'est sans doute pas étonnant non plus que la théosophe Helena Blavatsky ait compté ce livre au nombre de ses sources, vril compris... Au tournant du siècle, on s'est empressé de voir dans les Vril-ya l'incarnation du potentiel de la race « aryenne», surtout que le narrateur lui-même finit par croire que les Vril-ya sont de nobles représentants de la grande famille aryenne... Comme David Seed le relève, plusieurs des mots de la langue des Vril-ya sont apparentés au grec et à d'autres langues indo-européennes. Par exemple, le chapitre 10 nous apprend que le mot An signifie homme (et devient Ana au pluriel), tout comme le mot grec aner désigne un homme (ou des hommes).

Néanmoins, on peut se demander si Bulwer-Lytton n'a pas voulu se moquer aussi un peu. Le chapitre 16 du roman révèle que d'anciens philosophes et savants du peuple des Vril-ya auraient soutenu que les humains descendaient des batraciens, et plus précisément des grenouilles. Or, les grenouilles appartiennent au groupe des Anoures dans la classification linnéenne (ou Anura en anglais). Bulwer-Lytton aurait-il conservé les deux premières lettres de ce mot pour désigner les hommes de cette race?

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2007-07-17

 

Tous les garçons et les filles

Les nouveaux résultats du recensement de 2006 dévoilés aujourd'hui par Statistique Canada permettent de construire la pyramide des âges dans tout le Canada ou dans ses parties. On peut trouver en-ligne de nombreux faits saillants et analyses dans le portrait général. Un diagramme qu'on ne trouve pas, a priori, c'est celui qui compare les différentes cohortes au Québec selon l'âge et le sexe pour 2006. En partant de ce tableau, j'ai construit la figure ci-dessous. (Le nombre d'hommes et de femmes pour chaque classe d'âge est donné en milliers.)Celle-ci est dominée par le pic des baby-boomers, qui culmine entre 45 et 54 ans. On distingue aussi très clairement le vieillissement différencié qui voit les femmes prédominer sur les hommes après soixante ans environ. C'est le contraire dans l'enfance. Les hommes sont plus nombreux que les femmes jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans environ. On entend souvent dire qu'il naît 105 ou 106 hommes pour 100 femmes; si on fait le rapport des cohortes pour chaque classe d'âge, on obtient la figure ci-dessous. On voit que le nombre d'hommes décline précipitamment après 25 ans environ. Curieusement, alors qu'on affirme souvent que les garçons sont plus nombreux à souffrir de la mortalité infantile (avant le premier anniversaire), le nombre de garçons augmente jusqu'à l'âge de dix ans avant de se mettre à baisser relativement au nombre de filles... régulièrement... et jusqu'à la mort. Mais cette tendance est interrompue par la légère augmentation du rapport entre 5 et 10 ans. J'ignore s'il existe une explication, mais la seule que je puisse imaginer, c'est que soit on soigne moins bien les bébés masculins au Québec depuis cinq ans, soit qu'il y avait une plus grande sélection prénatale en faveur des garçons entre 1995 et 2000. Enfin, je pourrais inventer d'autres solutions, mais il faudra sans doute attendre d'avoir les causes de décès pour ces groupes d'âge au cours des dernières années...

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2007-07-16

 

Ode à l'astronomie

Vers le milieu du XIIIe siècle, un auteur appelé Gautier ou Gossuin de Metz livra une compilation en langue vulgaire d'écrits divers sur le monde connu. Cet ouvrage connu sous le titre d'Image du monde devait donner naissance à plusieurs versions supplémentaires, dont une version en prose, une traduction en anglais et une version enrichie en vers, parfois appelée Le Livre de clergie. Cette dernière version, appelée aussi la Mappemonde, est imprimée en 1517 sous le titre de Mirouer du monde. Ainsi, cet ouvrage relayait pour les lecteurs de la Renaissance le savoir médiéval, prolongeant l'influence des approximations et des légendes du Moyen Âge.

Pour conclure un passage qui décrit les merveilles produites par Virgile au moyen de l'astronomie, l'auteur présente le personnage, assez différent du poète romain, et lance un avertissement aux ignorants et aux sceptiques :

Subtil fut Virgille et bien saige
Et voult prouver tout le langaige
Des clergies de tout son pouvoir
Tant comme plus en peut savoir
Il fut de petite stature
Le col court ung peu par nature
Et alloit la teste baissant
Toujours en terre regardant
Maintes merveilles increables
Fist que les gens tenoient pour fables
Quant raconter ils les oyoient
Car penser ne croire pouvoient
Que tels choses se peussent faire
Pour ce qu'ils ignoroient l'affaire
Aucuns quant tels merveilles oyent
Et d'autres que aucunes fois voyent
Du riens n'entendent tantost dient
Comme gens qui de legier medient
Que tels euvres et tels fais
Sont part art de l'ennemy fais
Mais s'ils entendoient la maniere
Ils la trouveroient bien legiere
Et congnoistroient que par nature
Tels euvres peuvent prendre facture
Mais ce qu'ils n'entendent la chose
Leur en fait faire telle glose
Et mesprisent telle science
Dont ils n'ont point d'experience

L'auteur signe alors un éloge de l'astronomie que j'ai envie de retranscrire :

Qui bien astronomie sauroit
Il n'est riens qu'en ce monde soit
Dont on ne peut rendre raison
Et mainte chose en feroit-on
Qui seroit de grant importance
Tel pouvoir a cette science
Bien est vray que qui en vouldroit
Mal user faire le pourroit
Car il n'est si bonne science
Ni de si très-grande importance
Dont on ne peust bien abuser
Se mal on en vouloit user.
Dieu ne fist onques euvangille
Que a mauvais sens et inutille
On n'appliquast bien l'on vouloit
Car chose n'est si vraye soit
Que l'on ne peust bien topiquer
À mauvais sens et appliquer
Qui à ce travailler vouldroit
Mais verite l'en reprendroit
Maistrise n'est pas de mal faire
L'Homme se peut bien a mal traire
du a bien s'il en a vouloir
De l'un et l'autre a le pouvoir
Se bien fait, il ensuit la trace
de Dieu dont il acquiert la grace
Et se en icelle persevere
Exempt est d'infernal misere
La science n'a point de gens
Ennemys que les ignorans
Et n'est nulle art qui ne soit bonne
De savoir se l'Homme se y donne
Mais que chose envers Dieu ne face
Dont il en peust perdre la grace
L'on scet tout par astronomie
fors ce que Dieu ne permect mye
Et vault mieulx icelle savoir
Que autre qui ne tend que a l'avoir
Car qui bien savoir la pourroit
en terre auroit ce qu'il vouldroit
Et jamais ne lui fauldroit riens
Qu'il n'eust toujours beaucoup de biens

(J'ai légèrement modernisé la ponctuation ou la graphie de quelques vers.)

Il faut dire que l'astronomie recouvrait beaucoup de choses différentes à l'époque. On la confondait volontiers avec les mathématiques et le calcul en général, puisque l'astronomie était associée au calcul du calendrier et des fêtes, ainsi qu'à la navigation en mer. L'astronomie ne se distinguait guère non plus de l'astrologie, qu'il fallait savoir pour pratiquer la médecine — et pour dresser des horoscopes, livrer des pronostics médicaux et s'aventurer au besoin à prédire l'avenir... (D'où l'affirmation médiévale attribuée à Hippocrate au Moyen Âge selon laquelle : « non est medicus qui astronomiam ignorat ».)

Et qui connaissait assez de mathématiques pour faire des calculs astronomiques passait pour maîtriser la plupart des autres sciences...

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2007-07-15

 

Sacrifices humains

Lectures récentes : American Gods de Neil Gaiman et The Fall of the Kings d'Ellen Kushner et de Delia Sherman.

La lecture de ces deux romans coup sur coup donne un relief accru à un aspect troublant qu'ils ont en commun, celui des sacrifices humains, consentis ou non. Dans American Gods, les dieux se nourrissent des sacrifices qui leur sont offerts, qu'ils soient animaux ou humains : le sang est la plus puissante offrande. Dans The Fall of Kings, le sang est versé pour nourrir la terre nourricière, généralement de façon volontaire ou métaphorique. La réalité du sacrifice est encore plus concrète puisque la terre n'est pas personnifiée, tout au plus dotée d'une majuscule (« the Land »).

Mais le côté sanglant et meurtrier de la pratique du sacrifice a de quoi déranger, alors que la guerre en Irak consomme de plus en plus de victimes, offertes pour renforcer la puissance des dieux de la Maison Blanche (dont l'architecture rappelle celle des temples antiques) ou pour nourrir à distance la terre maternelle de la patrie étatsunienne. Se peut-il qu'il y ait des gens qui prennent encore sérieusement le mythe du sacrifice salutaire? L'administration Bush a-t-elle compris que le pouvoir d'exiger le sacrifice du sang sacraliserait ce même pouvoir? Le pays lui-même profite-t-il de la même façon de ses actions militaires? Après tout, c'est aux États-Unis que Thomas Jefferson a écrit : « The tree of liberty must be refreshed from time to time with the blood of patriots and tyrants. » Dans son cas, c'était un sacrifice à rendre à la liberté, et non à une personne ou à la nation, mais c'était un autre signe de la survivance de l'antique croyance au pouvoir du sacrifice humain.

De nombreux pays ont arrosé de sang leurs racines. La fondation d'un nouvel État coïncide souvent avec des morts, voire des massacres. La République française s'est-elle nourrie des massacres de la Terreur? Les États-Unis retrempent régulièrement leur patriotisme dans le sang des guerres, depuis la guerre d'Indépendance à la guerre en Irak. En revanche, quand un nouvel État naît en douceur, son destin n'est pas toujours de durer : la Révolution de velours a mis fin en douceur au régime communiste en Tchécoslovaquie, mais la nouvelle Tchécoslovaquie n'a duré que quelques années... Se pourrait-il que la fragilité de l'existence nationale du Canada s'expliquerait par l'absence d'un sacrifice fondateur à Charlottetown? La véritable solution du mystère de l'assassinat de Thomas D'Arcy McGee (dont j'offre le portrait en buste à droite) en pleine rue à Ottawa en 1867 serait alors à rechercher du côté de quelque sectateur conscient de la nécessité d'arroser de sang la jeune pousse canadienne... L'homme qu'on a accusé de son assassinat, Patrick James Whelan, nia l'avoir tué jusqu'au bout, mais il aurait admis qu'il connaissait le coupable. Et si c'était Whelan, après tout? Il venait de la région de Galway en Irlande, à l'époque où la croyance aux fées était encore vivace, en particulier dans cette partie de l'île. On impute depuis longtemps aux Celtes irlandais des sacrifices humains (prenant entre autres la forme des corps retrouvés dans les tourbières) — Whelan comptait-il un crypto-druide parmi ses amis?

Dans sa nouvelle « Jim and Irene » (1991) reproduite dans son recueil Globalhead, Bruce Sterling décrit un moment de doute de son protagoniste, Jim, qui tient un journal quotidien : « He decided not to write that in his diary. He was afraid that if he read it later, it would make him think he'd gone nuts. » Parfois, je signe un billet en me faisant la même remarque...

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2007-07-14

 

Faune urbaine

Grâce au lock-out (doublé d'une grève) des employés du cimetière Notre-Dame qui dure depuis la mi-mai, le cimetière est en train de devenir une parcelle presque aussi sauvage que le reste du Mont Royal en plein Montréal. On se demande même s'il faudrait le comparer, toutes proportions gardées, aux enclaves parfaitement sauvages et protégées dont parle Alain Weisman dans son livre The World Without Us. Dans la photo ci-dessous, on voit l'herbe folle pousser entre les tombes d'une partie du parc.Plus tard, en revenant encore une fois par la montagne après avoir vu Ratatouille, j'ai croisé hier soir une famille de ratons-laveurs qui essayait de traverser Côte-des-Neiges. La biodiversité au centre-ville de Montréal est moins frappante qu'à Ottawa, mais des reportages récents font état de la présence de nombreux animaux sur l'île. Certains ont même été peints par les citadins qui les traquent. Mais si cette biodiversité peut sembler bien sympathique, il ne faut pas se cacher qu'elle fait de la faune îlienne un réservoir tout désigné pour les épidémies de rage, entre autres zoonoses. D'ailleurs, une grande opération de vaccination des ratons-laveurs de la campagne contre la rage est en cours actuellement, précisément pour protéger la population des ratons-laveurs montréalais. Pour l'instant, toutefois, il demeure possible de photographier des ratons-laveurs sans craindre qu'une morsure véhicule le virus de la rage...

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2007-07-13

 

Au temps des arc-en-ciel

Le roman de Vernor Vinge en lice pour un Prix Hugo cette année, Rainbows End, fait preuve de l'optimisme technologique cité par Hartwell en fin de semaine comme faisant défaut à la sf européenne. Le protagoniste, Robert Gu, un poète encensé au siècle précédent, revient à la vie, récupérant non pas de la mort du corps mais de celle de l'esprit. De nouvelles techniques médicales le tirent des profondeurs de la démence d'Alzheimer et le rajeunissent.

Il se retrouve dans un monde fort différent de celui dont il se souvient. Vingt ans plus tard, vers 2025, les ordinateurs font maintenant partie de l'habillement et l'interface visuelle se dissimule dans des lentilles de contact. Des accélérateurs magnétiques expédient les colis dans les airs pour assurer les livraisons... accélérées. Et la médecine peut faciliter l'apprentissage rapide de langues ou de nouvelles techniques.

La biotechnologie pourrait même fournir aux personnes mal disposées la possibilité de contrôler les esprits, de sorte que c'est une personne bien intentionnée qui a entrepris de développer cette possibilité (qui n'est pas sans fondement, selon certaines études du Toxoplasma gondii, entre autres parasites connus) avant tout le monde. Robert Gu, dont le fils et la bru appartiennent aux forces militaires des États-Unis, va se retrouver mêlé à une tentative compliquée de révéler les secrets des labos biotechnologiques de l'Université de la Californie à San Diego. Comme un des agents dirigeant cette infiltration joue un double jeu et cherche à camoufler ces mêmes secrets, tandis qu'un contractuel qui pourrait être une intelligence artificielle en fait de plus en plus à sa tête, les opérations se compliquent à l'extrême... mais tout est bien qui finit bien.

En fait, les choses se terminent si bien, sans que personne ne meure ou ne subisse de tort irréparable, hormis peut-être l'IA, qu'on a l'impression de lire un roman pour jeunes. L'impression est renforcée par le rôle que jouent la petite-fille de Robert Gu et plusieurs autres jeunes personnages. La conclusion exprime même l'espoir de Robert Gu que tout puisse devenir possible pour lui.

Le refus d'accepter les limites de la condition humaine est donc patent. (Pourtant, c'est assez difficile de croire à la perfection des progrès techniques décrits quand l'éditeur Tor n'a pas été foutu, en combinant les meilleurs directeurs littéraires, réviseurs et logiciels orthographiques d'une grande maison new yorkaise, d'empêcher la répétition systématique de viola là où l'auteur désirait évidemment mettre « voilà! », en français dans le texte... Et j'ai l'édition de poche!)

Cela dit, même si la plupart des thèmes ne sont pas bouleversants de nouveauté (j'en ai déjà abordé quelques-uns dans ma propre fiction), Vinge crée un monde détaillé et intéressant. Le souci du détail rend ce monde vraisemblable, même si on peut s'interroger sur la vraisemblance d'une interface exigeant un contrôle minutieux des gestes et des regards. Quand on songe à l'importance des expressions faciales pour la vie sociale, on doute qu'on accepterait de sacrifier celle-ci à l'interaction avec le monde virtuel.

Reste l'intelligence artificielle appelée Mr Rabbit (qui a le malheur, en ce qui me concerne, d'arriver quelques mois après le film The Last Mimzy, où un lapin incarnait aussi la transcendance technologique). Ce personnage est-il l'émanation d'un quelconque inconscient culturel collectif, comme le laissent entendre quelques lignes? Le mystère subsiste à la fin du livre. Et le titre (qui est aussi le nom d’une résidence de retraite) trahit une certaine ambiguïté, identifiée comme telle par le narrateur. Au propre, il signifie que les arc-en-ciel ont une fin. Mais dans l’anglais abâtardi des États-Unis actuel, il pourrait désigner le bout ou l’extrémité d’un arc-en-ciel.

Or, le premier sens pourrait indiquer un retour à un certain réalisme au sujet du futur qui, malgré tout ce qui va mieux, n’est pas une utopie. L’année 2025, ce sera aussi le quatre-vingtième anniversaire des aînés du baby-boom, cette génération bénie dont la trajectoire commencera, selon les statistiques de la longévité moyenne, à trouver son terme durant les années suivant cette date. Je ne crois pas que ce soit un hasard. La mort serait alors le terme naturel des espérances de cette génération que Vernor Vinge précède d'une seule année.

Mais l’extrémité de l’arc-en-ciel, c’est aussi le lieu qui cache un chaudron rempli d'or ou un quelconque autre trésor, selon le folklore. Le monde de Rainbows End serait-il sur le seuil de l’utopie? ou de la Singularité?

Le trésor est bien caché...

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