2007-07-22

 

Les romans de la route au Québec

C'est sans doute un roman de science-fiction, Erres boréales, qui est le premier vrai road novel des lettres canadiennes d'expression française. Mais il s'inspire aussi d'ouvrages antérieurs. Ainsi, le réchauffement artificiel du Labrador est évoqué dans le roman Le « Membre » (1916) de Graindesel, alias Damase Potvin... qui préface Erres boréales. Je soupçonne Armand Grenier d'avoir été aussi inspiré par le roman Le pays du Domaine (1938), de Joseph-Ulric Dumont. Ce roman d'un auteur abitibien combine un grand voyage en voiture et une saga familiale; les aperçus du voyage sont censés illustrer la colonisation et le développement d'une terre lointaine, les avantages de l'agriculturisme et les richesses du sol. Il y a d'ailleurs quelques pages sur les ressources minières et leur exploitation qu'il serait intéressant de lire en parallèle avec les passages correspondants du roman de Grenier.

Pourquoi n'y a-t-il pas eu de road novels au Canada francophone avant cette date? Cela tient sûrement en partie à l'état des routes, au kilométrage de routes carrossables et à la disponibilité de voitures. D'ailleurs, dans les albums familiaux, les voitures sont relativement rares. En France, durant la Première Guerre mondiale, c'est à bicyclette que mon grand-père fait du tourisme. Mais je retrouve toutefois dans un vieil album de la famille Mailhot, dont les photos ne sont malheureusement pas datées, quelques photos prises à l'occasion d'excursions en automobile. La présence de clichés de la Première Guerre mondiale montrant l'Hôpital canadien de mon grand-père à Troyes m'incite à croire que l'album est (au moins en partie) postérieur à la guerre et à l'établissement de mon grand-père au Manitoba. Mais je ne peux pas exclure que certaines photos soient plus anciennes. Ce qu'il faudrait, en fait, c'est le regard d'un expert capable d'identifier la voiture représentée ci-dessous sur une petite route du Manitoba...

Première constatation : la route n'est pas pavée. Seconde constatation : les voyageurs sont bien habillés, les enfants compris. Déduction : c'est une excursion du dimanche, après la messe... Une seconde photo montre la même voiture, mais un autre jour (car les arbres semblent bien dépouillés ci-dessous, alors qu'ils portent un feuillage luxuriant ci-dessus), soit au printemps soit en automne.Mais une excursion dominicale, même en pleine nature, n'a pas grand-chose à voir avec le voyage sans fin qui est propre au roman de la route américain. Pour en trouver l'équivalent dans les albums familiaux, il faut sauter d'au moins vingt ans dans le futur pour trouver mon père, qui a vingt ans et qui s'embarque pour une grande tournée du Midwest étatsunien avec trois amis. On les voit ci-dessous au moment de partir de Winnipeg, le 28 mai 1946, alignés devant une automobile que je ne peux pas identifier d'emblée.Le choix de la destination vaut sans doute par son exotisme pour des provinciaux du Canada, mais aussi par ses infrastructures : routes asphaltées et offre d'hébergement le long de ces mêmes routes. L'hébergement est parfois rustique, comme dans le cas de ces Tom Thumb Cabins du Minnesota (à droite), mais il a l'avantage d'exister. Je crois me souvenir qu'il n'existait pas encore de route asphaltée reliant l'est et l'ouest du Canada à cette époque, de sorte qu'il fallait nécessairement prendre le train ou passer par les États-Unis pour faire le voyage. Du coup, on pouvait parfaitement choisir de ne pas venir dans l'Est et de faire une grande virée en passant par Kansas City, Saint-Louis, Chicago et Madison. La construction de routes aux États-Unis avait pris de l'avance durant les années du New Deal, et pendant que le Canada était en guerre. Et, dès 1929, près de 40% de la population étatsunienne disposait d'un véhicule motorisé.Ce n'était pas tout à fait pareil au Canada, même si l'après-guerre allait tout changer. Aux États-Unis, les routes existantes permettaient de suivre la mythique Route 66 sur laquelle mon père se trouve dans la photo ci-dessus, prise entre Kansas City et Saint-Louis (il devait être tout près de Saint-Louis puisque les principaux itinéraires de la Route 66 au Missouri mènent en Oklahoma), alors qu'il vérifie la pression des pneus. Il ne semble pas y avoir eu d'incident majeur, mais j'avoue que je me demande si mon père, qui avait son style et ses rêves, songeait vaguement à faire autre chose qu'un photo-reportage de son voyage. Y trouver la matière pour un roman, pour ce qui aurait été un des premiers road novels des lettres canadiennes-françaises? J'en doute. Il ne rate certes pas l'occasion d'une photo avec intention, comme on le voit à droite, mais il aurait précédé la mode s'il l'avait fait. Jack Kerouac n'était pas encore passé par là (On the Road date de 1951 et ne paraît qu'en 1957, même si les voyages en question remontaient à 1947), et le voyage de nos jeunes Manitobains ne ressemblait pas exactement à l'équipée de la famille Joad dans The Grapes of Wrath. Cette expédition de fils et de filles de bonne famille n'a sans doute pas eu grand-chose en commun avec les aventures de Kerouac, voyageant sur le pouce ou non pour hanter les bars et les clubs de jazz. Et Kerouac a dû développer sa propre théorie littéraire pour trouver un mérite esthétique à de telles expériences et échapper à ses influences antérieures, soit celles de Theodore Dreiser et Thomas Wolfe...

S'il y a eu si peu de road novels au Canada, c'est sans doute que (i) l'inspiration (ou la justification littéraire) manquait, et que (ii) trop peu de Canadiens ont eu l'occasion de se lancer sur les grands chemins, faute de bonnes routes ou de voitures, avant les années cinquante et après. En revanche, la paire de romans de Dumont et de Grenier constitue une adaptation moderne du voyage ferroviaire en terre de colonisation tel qu'il avait été pratiqué par Arthur Buies au siècle précédent. Mais le vrai roman de la route est le récit d'une découverte de l'humanité, et non de la nature ou de la future campagne. En juin 1946, sur les routes du Midwest, mon père était quand même plus proche de Jean-Louis Lebris de Kerouac que de Joseph-Ulric Dumont...Cela dit, si certaines photos de ce voyage restituent des paysages familiers, d'autres ressuscitent un monde aujourd'hui disparu. Tel ce Maple Hotel (ci-dessus) de Saint-Louis avec ses lits à 15 cents et ses chambres à 25 cents, mais qui était complet lorsque les voyageurs ont voulu y passer la nuit... Ou cette photo, ci-dessous, d'un pique-nique au bord de la route comme on n'en fait plus — pas de hamburgers-frites de chez Macdo dans le décor...

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