2007-07-18

 

Virilité victorienne

Saviez-vous que le Bovril, qui a sa place dans la culture culinaire du Québec et le paysage montréalais, doit son nom à un roman de science-fiction? Comme le révèle le site de la compagnie, l'inventeur du produit combina la racine bo-, bov- du latin bos, bovis pour « bœuf » et le mot vril que John Lawson Johnston « found in a book ».

Le livre en question, c'est The Coming Race d'Edward Bulwer-Lytton, dont le nom est surtout associé aujourd'hui au Bulwer-Lytton Fiction Contest. La nouvelle édition de Wesleyan University Press est préfacée par David Seed de l'Université de Liverpool et commentée ici ou encore ici. Dans The Coming Race, le vril est une force mystérieuse et vitale, qui produit tous les effets de l'électricité, de la chaleur et de la vie. On pourrait songer à la force primordiale qui, dans le modèle standard, précéda dans le temps les quatre forces connues dans notre univers : la gravitation, l'interaction électromagnétique, l'interaction nucléaire forte et l'interaction nucléaire faible. Mais, historiquement, le vril d'Edward Bulwer, baron Lytton, se rattache aux spéculations de ses contemporains, tant en Europe qu'aux États-Unis. (Étymologiquement, on soupçonne le mot d'avoir été dérivé des mots anglais ou latins pour « viril ».)

Selon l'auteur, le vril se rapproche le plus de l'électricité. Dans une lettre de 1870, il écrit : « I did not mean Vril for mesmerism, but for electricity, developed into uses as yet only dimly guessed, and including whatever there may be genuine in mesmerism, which I hold to be a mere branch current of the one great fluid pervading all nature ... » L'époque est propice aux rêves d'unification des phénomènes. Les grands noms de Carnot, Joule et Mayer sont restés attachés aux travaux sur la conservation de l'énergie et l'équivalence de l'énergie et du travail. On pourrait aussi citer le nom de Marc Séguin (1786-1875), ingénieur de métier qui rend hommage aux idées de son oncle Joseph Montgolfier en identifiant dès les années 1820 la chaleur, le mouvement (macroscopique ou microscopique) et le travail, puis en affirmant l'unité des phénomènes par la relation de la force gravitationnelle et du mouvement des molécules de la matière après 1852. Séguin fera d'ailleurs traduire en français le livre pionnier de William Robert Grove, The Correlation of Physical Forces. (On notera qu'on doit aussi à Grove le concept des piles à combustible.) Bulwer-Lytton cite au passage un article de Michael Faraday, qui écrivait en 1845 : « I have long held an opinion almost amounting to a conviction, in common, I believe, with many other lovers of natural knowledge, that the various forms under which the forces of matter are made manifest have one common origin; or, in other words, are so directly related and mutually dependent, that they are convertible, as it were, into one another, and possess equivalents of power in their action. »

Mais le vril doit aussi beaucoup aux observations du galvanisme qui avait inspiré le Frankenstein de Mary Shelley ainsi qu'aux idées du Baron von Reichenbach (partisan d'une force odique, pré-kirlienne) et de Robert Lewins (partisan d'un hylo-idéalisme moniste). Et le vril sera repris ensuite par des générations d'occultistes, de Louis Jacolliot à Pauwels et Bergier, soupir...

En fait, le roman The Coming Race incorpore des éléments de nombreuses théories scientifiques de l'époque, du darwinisme à la phrénologie (!). Le Canada a peut-être aussi inspiré quelques lignes, puisque le premier individu de la race souterraine des Vril-ya que rencontre le narrateur est décrit ainsi : « Its colour was peculiar, more like that of the red man than any other variety of our species, and yet different from it—a richer and a softer hue, with large black eyes, deep and brilliant, and brows arched as a semicircle. » Or, Edward Bulwer-Lytton avait été le secrétaire d'État aux colonies en 1858-1859 du premier ministre britannique Edward Smith-Stanley, dont le fils Lord Stanley a laissé au Canada une certaine coupe...

Comme le souligne Bill Poser dans ce billet, la correspondance de Lord Lytton avec le gouvernement de la Colombie-Britannique au sujet des droits des autochtones (reproduite en partie dans Papers connected with the Indian Land Question, 1850-1875) demeure d'actualité encore aujourd'hui et témoigne de l'emploi du temps de Bulwer-Lytton. Plus loin, l'auteur indique que la teinte rougeâtre de la peau sombre de ses hôtes n'est pas la seule coloration des Vril-ya, mais qu'elle serait la plus ancienne : « It was considered that the dark-red skin showed the most ancient family of Ana ».

On rappellera en passant que, dans The Man in the Moone de Francis Godwin (1638), les habitants de la Lune sont aussi apparentés aux premiers habitants de l'Amérique du Nord. Comme quoi le Nouveau Monde est longtemps demeuré le type de l'autre monde...

Toutefois, le roman retient l'intérêt à deux titres. D'abord, longtemps avant Slan de Van Vogt, le roman met en scène une race de surhommes qui pourrait être appelée à remplacer l'humanité actuelle si jamais elle sortait de ses cavernes souterraines... Ensuite, il faut dire que ces surhommes sont surtout des surfemmes et que le protagoniste prend ses jambes à son cou quand deux jeunes femmes le courtisent coup sur coup. Il ne peut pas supporter l'idée d'être l'homme-jouet de ces femmes plus grandes, plus fortes et plus sages que lui, dotées qui plus est de la capacité de le tuer à tout moment grâce à leur maîtrise du vril. Pas besoin de creuser très longtemps pour comprendre que Bulwer-Lytton en a fait des femmes « viriles »... et émasculatrices.

Ce n'est sans doute pas étonnant non plus que la théosophe Helena Blavatsky ait compté ce livre au nombre de ses sources, vril compris... Au tournant du siècle, on s'est empressé de voir dans les Vril-ya l'incarnation du potentiel de la race « aryenne», surtout que le narrateur lui-même finit par croire que les Vril-ya sont de nobles représentants de la grande famille aryenne... Comme David Seed le relève, plusieurs des mots de la langue des Vril-ya sont apparentés au grec et à d'autres langues indo-européennes. Par exemple, le chapitre 10 nous apprend que le mot An signifie homme (et devient Ana au pluriel), tout comme le mot grec aner désigne un homme (ou des hommes).

Néanmoins, on peut se demander si Bulwer-Lytton n'a pas voulu se moquer aussi un peu. Le chapitre 16 du roman révèle que d'anciens philosophes et savants du peuple des Vril-ya auraient soutenu que les humains descendaient des batraciens, et plus précisément des grenouilles. Or, les grenouilles appartiennent au groupe des Anoures dans la classification linnéenne (ou Anura en anglais). Bulwer-Lytton aurait-il conservé les deux premières lettres de ce mot pour désigner les hommes de cette race?

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