2006-09-29

 

Torture

D'ordinaire, je ne suis pas porté à commenter la politique aux États-Unis. Il ne manque pas de personnes pour analyser, fouiller, scruter, encenser, critiquer, excuser, dénoncer, justifier ou condamner tout ce qui se fait aux États-Unis.

Sans compter les citoyens mêmes des États-Unis.

Mais il faut parfois prendre date. Hier, le Sénat des États-Unis a approuvé un projet de loi déjà endossé par la chambre basse, à quelques différences près que cette dernière a choisi de laisser le président Bush résoudre à sa guise... Ce que cette loi (dans l'une ou l'autre version) permettrait et interdirait en matière d'interrogation des détenus est loin d'être clair. Le «waterboarding» serait-il proscrit? (Les clauses pertinentes renvoient aux définitions données ici.)

En tout cas, les Conventions de Genève sont clairement subordonnées au pouvoir interprétatif conféré au président des États-Unis par ces sections. La clause en question décrète :

« INTERPRETATION BY THE PRESIDENT- (A) As provided by the Constitution and by this section, the President has the authority for the United States to interpret the meaning and application of the Geneva Conventions and to promulgate higher standards and administrative regulations for violations of treaty obligations which are not grave breaches of the Geneva Conventions. »

De plus, ce sont des commissions militaires qui sont appelées à déterminer les peines encourues pour des actes de torture n'entraînant pas la mort. Il y a de quoi couvrir de nombreux abus, semble-t-il. C'est ce que craignent de nombreux opposants, comme Ariel Dorfman. Un survol de la couverture médiatique est également fourni par Slate, qui recommande en particulier la lecture de l'éditorial du New York Times. Ce dernier texte note que la définition des combattants ennemis retenue par le projet de loi pourrait exposer des citoyens étrangers au même sort que Maher Arar...

Mais la date à retenir sera sans doute celle de la signature du président.

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2006-09-28

 

Décisions politiques et politiques de la décision

Les coupures de programme annoncées par le gouvernement Harper confirment, s'il le fallait, que les Conservateurs ont décidé de tout faire pour avoir l'air décisifs, même s'il faut pour cela friser l'obstination malheureuse dans certains dossiers. C'est une stratégie — et c'est aussi un pari. D'une part, il s'agit de se distinguer du gouvernement précédent de Paul Martin, qui a fait beaucoup d'annonces sans jamais donner l'impression de trancher et qui tendait, de surcroît, à marcher dans les plates-bandes des provinces. Le gouvernement Harper a bien retenu la leçon, en se concentrant sur les dossiers (la défense) où il n'a pas besoin de négocier pour arriver à ses fins. D'autre part, il s'agit de quelque chose de plus flou, c'est-à-dire de conférer à Harper l'aura d'un chef avec de la poigne.

Les Canadiens — c'est presque un secret honteux — aiment les chefs qui en ont. Le pays s'est fatigué de Jean Chrétien, rattrapé par l'usure du pouvoir, les scandales et une liste de réalisations un peu courte. Mais la popularité de Chrétien n'a pas vraiment souffert de la main de fer avec laquelle il dirigeait son parti et de sa fermeté presque brutale dans certains dossiers. Même Pierre Elliott Trudeau, honni dans tout le pays quand il s'est retiré, a été réhabilité au Canada anglais parce que sa légende souligne ses refus de se faire intimider. En revanche, Paul Martin est vite tombé dans l'oubli parce qu'il était incapable de dire non — et pareillement incapable de dire oui.

Néanmoins, si Harper mise sur la politique de la décision, il n'échappera à personne que ses décisions sont très orientées politiquement. Dans la liste de ses coupures figurent des victimes qui suscitent déjà les protestations. Le programme de remboursement de la TPS pour les touristes (qui tombe bien mal pour Boréal, qui essaie de recruter des visiteurs étrangers l'an prochain). Un programme d'appui aux musées. Un organisme de réflexion sur l'avenir des lois. Un organisme de soutien aux contestations judiciaires par les minorités. Des programmes d'aide aux plus démunis.

Le risque, à mon avis, c'est que cela renforce aussi une autre réputation qu'il est en passe d'acquérir, en particulier depuis ses remarques cet été sur les mesures de rétorsion d'Israël. Plus il cultive sa base idéologique, plus il risque d'apparaître comme un idéologue dépourvu de compassion, de tolérance et d'ouverture d'esprit.

Au point de lui coûter des voix? Oui, sans doute. Au point de lui faire perdre les prochaines élections? Pas si sûr. Les Libéraux ont commis l'erreur, durant leurs dernières années au pouvoir, de se montrer également peu réceptifs aux priorités plus culturelles ou sociales. On se souviendra de la promesse de dernière minute d'augmenter le budget du Conseil des Arts du Canada... Par conséquent, ils sont mal placés pour bénéficier d'un rejet des Conservateurs de Harper sur ce front. Quant au Québec, tant que le Bloc continue à jouer le blocage, il ne pourra pas vraiment peser dans la balance. Son importance va diminuer, d'ailleurs, maintenant que l'Alberta et la Colombie-Britannique ont le même poids démographique ensemble que le Québec.

Avec le Québec hors-jeu, l'Ouest aux Conservateurs et les provinces de l'Atlantique qui font contrepoids aux provinces des Prairies, la décision reviendra sans doute une fois de plus à l'Ontario...

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Un nouveau numéro de Solaris

Solaris 160 vient de sortir. Je n'ai pas encore eu le temps de tout lire, mais je signale quand même la publication de ma nouvelle « Les noms de la proie », avec celles de Mehdi Bouhalassa, Glenn Grant, Julie Martel, Hugues Morin (lauréat du concours d'écriture sur place à Boréal) et Richard D. Nolane.

J'avais entamé cette nouvelle il y a déjà un moment, alors que Gilles Dumay évoquait le projet d'une anthologie qui réunirait des textes correspondant à cette esthétique de la fusion que Francis Valéry et lui prêchaient naguère... C'était donc conçu au départ comme un texte transcendant les genres et reposant surtout sur la force du verbe et de l'imagination. Ainsi, le début brassait sans vergogne des images de science-fiction, de fantastique et de polar.

Puis, comme rien ne s'est vraiment concrétisé du côté de Dumay, j'ai repris le texte pour lui donner un minimum de cohérence sf. Je pensais alors le soumettre pour un projet des Éditions du Vermillon, mais je n'ai pas réussi à boucler la narration comme je le voulais. Autre rendez-vous raté, donc.

C'était sans doute après avoir intégré au texte quelques fragments que j'avais rédigés en voyage. (Quand donc ne suis-je pas en voyage, d'ailleurs?) Trois d'entre eux remontent en fait à une visite de Londres il y a quelques années, mais d'autres passages m'ont été inspirés par des promenades à Montréal ou des réminiscences variées (de Nantes et Millau en France, par exemple). Tout cela ayant été fusionné dans le cadre d'une promenade urbaine qui a pour prétexte une vague enquête policière.

Bref, c'est un objet littéraire assez curieux. Personnellement, il me semble qu'on peut lire cette succession de moments d'étrangeté comme des aperçus du dépaysement radical consécutif à une transformation véritablement futuriste du monde. Malgré Suvin et Gouanvic (.PDF), la science-fiction joue beaucoup moins sur l'altérité que sur l'explication et le dévoilement, mais cette nouvelle tente l'expérience en abordant de biais le projet d'évoquer l'altérité irrémédiable d'un monde futur, c'est-à-dire sans avoir démarré avec une idée préconçue de ce que serait le futur dépeint.

Sinon, ce numéro inclut un article stimulant de Mario Tessier sur les gadgets (mais il faudra que je lui signale à quel point l'ouvrage de Giguère sur les inventions québécoises est nul — un de ces jours, il faudra bien que je finisse par signer l'article sur les brevets canadiens-français que je prépare depuis longtemps).

Et dans ce numéro qui montre en couverture une grande femme verte, on peut aussi lire mon article « Aux origines des petits hommes verts », dont une version était déjà parue dans The New York Review of Science Fiction...

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2006-09-26

 

Une province canadienne outre-mer...

Au Canada, on sait maintenant combien il faut sacrifier de vies pour que la classe intellectuelle accorde autant d'importance à un conflit qu'à une province quelconque...

Dans le Globe and Mail de cette fin de semaine, l'Afghanistan était un sujet abordé toutes les deux ou trois pages. Dans un sens, ce n'est pas trop tôt. Quand les soldats d'un pays font la guerre, il importe quand même de se demander s'ils la font bien, s'ils la font à bon escient... et s'ils font la bonne. Le gouvernement Harper fait tout pour faire oublier cette guerre au public et je crains qu'il y parvienne si bien qu'il risque lui-même d'oublier de s'en occuper comme il le faudrait!

En une du Globe and Mail, l'entrevue avec Hamid Karzai avait fourni la matière à un titre sur le rôle du Pakistan en Afghanistan — ce qui avait l'avantage de remettre les choses à leur place quant à l'importance relative du Canada et du Pakistan dans cette partie du monde... Un entrefilet, également en une, annonçait un post-mortem sur l'opération Méduse.

Un peu plus loin, John Ibbitson rappelait qu'avant la visite de Karzai au Canada et son allocution au Parlement, le dernier chef de gouvernement d'un pays que les forces canadiennes se battaient pour protéger à avoir fait de même n'était autre que Winston Churchill. Le rapprochement laissait Ibbitson lui-même un peu pantois, mais il faisait de son mieux pour conclure que dans le nouvel ordre mondial, Churchill et Karzai, même combat...

Le reportage sur l'opération Méduse révélait ensuite que les insurgés contre qui les soldats canadiens s'étaient battus regroupaient un certain nombre de fermiers et de ruraux qui avaient accepté la présence des Talibans pour ne plus avoir à subir les déprédations d'une gendarmerie corrompue. Sans aller jusqu'à dire comme Eric Margolis que les Canadiens se battent contre la nation pachtoune en armes, il semble clair que nos soldats sont de plus en plus appelés à intervenir dans des luttes intestines qui n'ont pas toujours grand-chose à voir avec le terrorisme international.

Puis c'était au tour du prix Nobel John Polanyi de soutenir que la légalisation de la culture du pavot en Afghanistan, à des fins de production d'opiacés médicaux (en particulier pour les pays moins riches), serait peut-être un moyen d'isoler les Talibans en permettant aux fermiers de se passer d'eux...

Je réitère périodiquement mes réserves sur l'adhésion aveugle des Canadiens aux objectifs et aux méthodes des États-Unis en Afghanistan. Maintenant que les forces canadiennes ont payé le prix du sang et que les forces de l'OTAN sont presque à parité avec les forces étatsuniennes, il ne serait que temps de ne plus laisser les États-Unis dicter de A à Z notre ligne de conduite en Afghanistan. Or, l'intervention de Polanyi nous met sur la piste d'une autre stratégie que celle des États-Unis, qui se résume au soutien de son gouvernement fantoche et à l'éradication de la culture du pavot. Sans doute faudrait-il accepter qu'une partie de la culture du pavot, même après la légalisation, basculerait dans les circuits illégaux, mais toute réduction des fournitures en opium se traduirait par une hausse des prix et peut-être une réduction de la consommation.

Certes, une hausse des prix relancerait l'intérêt de la chose pour les cultivateurs afghans. Il faudrait que les producteurs d'opiacés médicaux soient capables de payer un prix concurrentiel et de soutenir une forme de surenchère avec les seigneurs de l'opium... En tout cas, en donnant une base économique au régime de Karzai, le Canada tiendrait peut-être le prétexte voulu pour se retirer du pays.

Celui-ci, n'en doutons pas, a encore beaucoup de chemin à faire avant d'adopter les idéaux libéraux de l'Occident.

L'autre jour, j'ai évoqué dans une des classes que j'enseigne à l'université la renaissance culturelle et technique du Moyen-Âge européen. Du douzième au quatorzième siècle, beaucoup de choses changent en Europe, à la faveur de la sécurité retrouvée au terme des raids et invasions des siècles précédents. Des donjons et des châteaux construits en dur remplacent les palissades de bois des mottes féodales antérieures. Des cathédrales de plus en plus élaborées se dressent dans les villes. Les moulins à vent s'ajoutent aux moulins à eau pour fournir les paysans en énergie mécanique pour moudre leur grain, forger, brasser, fouler... C'est aussi à cette époque que les grands récits de l'Antiquité sont offerts à un autre auditoire que les clercs des monastères. Ils sont traduits en ancien français, c'est-à-dire en roman, comme on dit, de sorte qu'aux épopées de chevalerie viennent s'ajouter le Roman de Troie, etc. Le terme finira par désigner de manière générique tout ouvrage narratif d'une longueur suffisante, versifié ou non. La lecture individuelle ne s'étant pas encore imposée comme modèle unique, ces textes pouvaient fort bien être lus à voix haute. Mais la possibilité de les lire existait désormais pour un nombre grandissant de personnes.

Un motif récurrent de l'iconographie à cette époque est en fait l'image de la Vierge, ou d'un autre personnage féminin, en train de lire, ou avec un livre à portée de main, ou en train d'enseigner la lecture. (L'occasion la plus connue est celle de l'Annonciation, qui surprend souvent la Vierge en train de lire.) Dans la sculpture médiévale que je montre ici (photographiée à Carennac en 2000), Sainte Anne montre à lire à la Vierge. Ceci correspondrait à l'effervescence religieuse des XIIe et XIIIe siècles quand les femmes choisissent plus que jamais des vies religieuses plutôt que le mariage. Que la Vierge donne l'exemple de la lecture n'est pas anodin, car elle était érigée en modèle pour une élite.

Ce qui frappe le plus, c'est l'ancienneté de l'image de la femme lisant, en Occident. La participation des femmes à la vie des lettres et de l'écrit est quelque chose d'ancien dans nos pays, qui fut parfois raillé (dans le cas des Précieuses, par exemple) ou méprisé (dans le cas des lectrices de romans d'amour), mais qui nous semble représenter un acquis si fondamental que la cause de l'éducation des filles en Afghanistan continue à rassembler presque tout le spectre politique des pays occidentaux. Mais si cette cause nous touche, elle reste menacée en Afghanistan. Au point qu'on aimerait savoir qu'elle représente une priorité aussi pour le gouvernement de Karzai...

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2006-09-25

 

Pour les amateurs d'énigmes

La photo ci-dessous est 100% authentique. Elle date de 1994 et elle n'a pas été traitée par quelque Photoshop que ce soit. Cherchez l'erreur...

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2006-09-23

 

Souvenirs de Roberval

Je continue à tourner les pages de mes albums, en numérisant les photos les plus intéressantes... Cette fois, je suis tombé sur mes clichés du festival de science-fiction organisé par Hugues Morin dans la bonne ville de Roberval au Lac Saint-Jean les 26, 27 et 28 juin 1998, festival qui s'appelait tout naturellement « Roberval 1998 ». La toile a conservé peu de traces de l'événement, mais il avait été l'occasion pour le petit milieu de la SFCF de se rassembler — et de le faire pour une fois non pas dans la grisaille montréalaise, mais au grand air et sous le beau soleil d'un mois de juin. Nous avions donc été plusieurs à profiter de l'occasion pour louer un véhicule et mettre le cap sur les pays d'en haut... ou un peu au-delà, selon la définition qu'on adopte. Vers Chambord, après avoir remonté la Mauricie de Félix Leclerc, nous avions vu au loin la terre promise.Ou plutôt le lac promis... La région du Lac Saint-Jean nous apparaissait enfin à l'horizon, même s'il y avait des voyageurs pour préférer rester dans la mini-fourgonnette louée pour le trajet. (Dans la photo à droite, c'est David Simard qui tourne le dos à l'objectif. Au volant du Dauphin d'Argent, c'est Daniel Sernine qui est resté aux commandes, avec Yves Meynard comme copilote.) Mais qu'allions-nous faire exactement au festival de Roberval? Cela, seul le maître du jeu le savait très précisément. En fait, nous avons découvert durant cette fin de semaine qu'Hugues avait fait un travail remarquable pour monter l'événement et il nous avait mijoté un programme très ludique. En fin de compte, on s'était beaucoup amusé et on avait beaucoup ri. (Toutefois, comme il y a eu un autre festival l'année suivante, j'ai tendance à confondre dans ma mémoire les événements respectifs des deux. La lecture à plusieurs voix d'une adaptation théâtrale de Demain les chiens, je crois toutefois que c'était en 1998.) Même les écrivains et les fans de sf ont le droit de se marrer... La photo ci-dessus constitue d'ailleurs tout un portrait de famille. Le patriarche et la matriarche trônent bien entendu à gauche tandis que les générations subséquentes sont massées à droite. Pour la petite histoire, cela donne de la main sénestre à la dextre : Alain Bergeron, Francine Pelletier, Joël Champetier, Yves Meynard, Julie Martel, Marc-André Ferguson, Claude Janelle, Daniel Sernine, Richard Blanchette, Natasha Beaulieu, Claude Mercier, Valérie Bédard et Éric Bourguignon. Mais j'ignore ce qui retenait ainsi leur attention. Il y avait certes eu des activités plus sérieuses au programme. Je crois me souvenir que Laurent McAllister a lu un extrait de sa nouvelle « Le pierrot diffracté ». Et, le dimanche 28 juin, AlainBergeron a reçu le Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois pour son recueil Corps-machines et rêves d'anges, son roman L'Ennemie et sa nouvelle « Le vingt-huitième jour ». Dans la photo à gauche, il semble quelque peu médusé par l'annonce du prix et il cherche ses mots, le micro à la main, avant d'entamer les remerciements d'usage. (En arrière-plan, on remarquera les publicités stratégiquement disposées par les commanditaires locaux recrutés par Hugues Morin.)

L'heure des adieux avait presque sonné. Dans la photo ci-dessous, on voit quelques-uns des festivaliers sur le perron du clubhouse qui hébergeait l'événement. On remarquera le jeune Patrick Senécal sur le perron, tournant le dos à Yves Meynard qui se penche sur les problèmes des mortels au ras des pâquerettes. De fait, il me revient que Daniel Sernine avait enfermé les clés du Dauphin d'Argent à l'intérieur du véhicule, ce qui avait retardé le moment du départ pour la délégation montréalaise...

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2006-09-22

 

Quand la carte du moi glisse de la table

Un article paru dernièrement dans Nature illumine encore une fois les rapports entre le cerveau et des expériences qu'il serait tentant de tenir pour complètement subjectives. Comme l'explique un court résumé, la stimulation électrique d'une partie du cerveau fait naître chez la patiente la conviction qu'une autre personne se tient derrière elle, et imite ses mouvements. Il paraît que cette illusion afflige certains schizophrènes et il est fascinant de découvrir qu'elle peut être provoquée aussi facilement que Penfield autrefois déclenchait l'évocation de souvenirs dans des circonstances similaires.

Cette hallucination bien précise joue d'ailleurs un rôle dans la meilleure histoire de fantôme que je connaisse au grand écran, soit le film coréen Locataires (3 Iron au Canada ou Bin-Jip en Corée, ce qui signifierait « maison déserte » en coréen) de Kim Ki-Duk en 2004. La réalité est des plus floues dans ce film et le personnage principal finit par hanter un homme qui a toujours le sentiment qu'il y a quelqu'un derrière lui — parce qu'il y a bel et bien quelqu'un derrière lui qui a si bien appris à mimer ses gestes qu'il est impossible à voir... Quand j'ai vu le film, j'ignorais qu'il s'agissait d'un syndrome réel, mais le frisson est garanti.

Que se passe-t-il quand notre cerveau attribue à un autre illusoire notre propre comportement? Est-ce la carte des états de notre corps qui se détache du mur, comme une affiche mal collée, et qui est fixée un peu à côté de l'endroit voulu? Comme profane, j'ai l'impression que le cerveau localise dans l'espace notre corps et attribue à cette localisation toutes les impressions reçues de ce même corps. Mais si cette coquille de référence est légèrement déplacée dans l'espace, la cartographie de notre corps et de ses états remplit alors un creux situé en-dehors de nous.

Encore une fois, on ne peut que s'émerveiller de la coordination de toutes ces opérations que notre cerveau accomplit à notre insu, engendrant l'illusion d'une expérience parfaitement intégrée de la réalité, sans une faille, sans une couture apparente, sans la moindre solution de continuité. Pourtant, il suffit d'un petit courant électrique au mauvais endroit, en provenance de l'intérieur ou de l'extérieur, pour que l'accord se défasse et que l'on constate les composantes distinctes de notre perception du monde.

Décidément, il suffit de s'intéresser à un domaine comme la neurologie pour voir les observations intéressantes se succéder. Il y a de quoi faire mentir John Horgan qui revient dans le dernier Discover sur sa thèse de la fin de la science.

Dans le domaine pas si étranger des recherches sur la bonté et l'altruisme, une nouveauté vient d'ailleurs de sortir, The Altruism Equation de Lee Dugatkin. L'entraide est une fonction des liens de parenté, pour les darwiniens. Mais plus la bonté est inscrite dans nos gènes, plus on fera des pieds et des mains pour l'ignorer, comme je le disais il y a un moment, au besoin en optant pour la foi en Dieu... Si des recherches récentes n'ont pas trouvé un endroit du cerveau plus propice qu'un autre aux expériences mystiques ou religieuses (pas de « God spot » ou module divin), cette nouvelle expérience permettrait de renforcer à volonté la croyance à un ami imaginaire, voire à un ange gardien... ou démon tentateur?

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2006-09-21

 

Souvenirs de Nigelle, bis

Encore des photos de Nigelle? Mais oui, les livraisons précédentes sont loin d'épuiser mes réserves... encore que je sois sans doute poussé à inventorier les photos que j'ai de Nigelle parce qu'elles ne sont pas si nombreuses, tout compte fait. Il y a un temps de la vie quand la jeunesse confond la fréquence et la permanence. Nous revenions à Nogent pour les vacances tous les deux ans, puis j'ai eu l'âge de revenir tout seul, presque chaque année. J'ai sans doute cru que cela durerait toujours parce que j'avais du mal à me souvenir d'un temps avant ces voyages. Il m'a fallu des années pour me résoudre à photographier des lieux que je croyais pérennes, aussi indestructibles que les vieilles pierres du château presque millénaire qui veillait sur le bourg. Nigelle faisait partie du paysage, des meubles qui seraient toujours là dans ma vie, et qui s'attarde à s'inquiéter de la durabilité des meubles? Mais je me trompais, bien sûr. Si le château féodal sur sa butte a résisté à de nombreux sièges et aux intempéries, il n'a pas survécu indemme. Lors du dernier assaut, durant la guerre de Cent Ans, un incendie détruisit le donjon et les planchers s'effondrèrent les uns sur les autres, constituant une couche de débris qui ne seraient pas excavés avant le dix-neuvième siècle quand un nouveau propriétaire décida de s'intéresser aux ruines qu'il avait acquises.

Autrefois, des hommes d'armes avaient monté la garde dans les tours du château, au service des vassaux du seigneur. Les meurtrières sont encore visibles et il est parfaitement véridique que des inscriptions ont été retrouvées à l'intérieur de certaines tours qui ont clairement servi comme prison en plus de servir de postes de garde. (Mais si le fait m'a inspiré quelques passages dans un des romans jeunesse de la série de Nigelle, je ne jure pas d'avoir été fidèle mot pour mot au libellé des inscriptions que je cite... Il faudrait aller voir, quoi!) Néanmoins, la destruction du donjon comme réduit défensif a laissé subsister une coquille de pierre si massive qu'elle ne s'est pas abattue sur le coup. Des brèches et des lézardes sont visibles dans les murailles du donjon, et les fenêtres ogivales qui n'avaient pas été murées donnent sur un grand vide intérieur, mais la structure est encore debout.

Je suis tenté de chercher un parallèle à faire avec les souvenirs qui nous conservent l'armature de nos expériences, la façade apparemment inébranlable des jours passés, mais qui cachent le creux du temps qui s'est enfui, écoulé au fil de l'eau...

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2006-09-19

 

Avant Sarajevo, l'Europe de Vienne

J'évoquais l'autre jour le crime du vingtième siècle, c'est-à-dire l'assassinat de Sarajevo qui allait entraîner deux guerres mondiales, la montée d'un communisme totalitaire en Russie, le triomphe du fascisme italien, etc. Et la ruine du monde ancien. Mais ce monde ancien avait eu un commencement : en Europe, il convient de le faire remonter au congrès de Vienne en 1814-1815, alors que les têtes couronnées, les diplomates de carrière et les émissaires des plus obscures principautés ont afflué pour participer au grand marchandage qui doit mettre fin au cauchemar du républicanisme et du bonapartisme. Au cœur de Vienne, le palais royal (Hofburg) accueillait des rois et des reines dans un décor digne d'eux, doré, éclairé, lambrissé, tapissé, velouté, miroitant... (On peut juger du mobilier de ces appartements en jetant un coup d'œil à la photo ci-contre, à gauche, que j'ai prise en août 1990.) Il faut attribuer une certaine dose d'innocence, en fait, à ces aristocrates fardés, poudrés, élevés dans la soie. Ils voulaient retrouver un monde plus tranquille et mieux balisé, un monde qui leur permettrait de nouveau de se retrouver entre eux, en famille, comme si la France mi-républicaine mi-bonapartiste n'avait pas permis à des garçons d'écurie de devenir des généraux, voire des rois. (Le destin de Joachim Murat, dont j'ai vu la demeure natale dans un petit village des causses du Quercy, est exemplaire à ce point de vue.) Le nationalisme permettait aux plus humbles de sentir qu'ils faisaient partie du corps de la nation et qu'ils pouvaient retirer une importance infiniment supérieure à leur rang social de la part qu'ils prenaient aux luttes de leur nation. Le nationalisme allait balayer tout l'édifice rabiboché avec tant de candeur par les délégués du congrès de Vienne.
Le palais et les jardins de Schönbrunn forment maintenant un site classé de l'UNESCO. La photo ci-dessus, sans doute prise d'un point devant la Glorietta, est prise d'un peu trop loin pour rendre justice au château où aurait été tenu un grand bal pour les délégués du congrès de Vienne... Dans l'analyse de la chaîne infinie des responsabilités de la Première Guerre mondiale, on se demande bien sûr s'il n'aurait pas été préférable pour ces aristocrates d'accepter avec un peu d'avance de partager le pouvoir. L'intensité du nationalisme de la fin du siècle en aurait-elle été amoindrie?

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2006-09-17

 

La moitié de l'obole

Le quart d'un penny anglais est une unité monétaire qui existait encore récemment, sous la forme du farthing. En France, le penny correspond à l'ancien denier. Les subdivisions du denier sont quelque peu oubliées, mais un denier valait deux oboles et, il y a fort longtemps, l'obole valait deux pites. Ainsi, le halfpenny anglais correspondait à l'ancienne obole et le farthing au pite...

Mais Farthing est aussi le nom d'un nouveau roman uchronique de Jo Walton, qui avait organisé à Montréal un petit lancement sous la forme d'un mini-congrès de deux jours tenu à l'Hôtel Doubletree Plaza.

Ce fut l'occasion d'entendre parler de littérature et de fantasy, de croiser des connaissances et des amis (Laurent McAllister, Grimmwire, le Petit Alexandre, le Grand Chloré, PNH et la Kifophile en personne, bien sûr), mais aussi de faire la connaissance de gens intéressants (Cenk Gokce que j'avais précédemment croisé à la Worldcon de Baltimore, je crois; Louise Mallory; Co Hoedman et sa femme, etc.).

Quelques idées intéressantes sont sorties des discussions auxquelles j'ai pu assister. (Et si un voyageur temporel retournait à Our en Chaldée pour éliminer Abraham, étouffant ainsi dans l'œuf les trois religions monothéistes d'un seul coup?)

On a aussi fait remarquer à la même occasion que les points de divergence des uchronies tendent à libérer presque immanquablement des dirigeables ou des zeppelins qui emplissent soudain le ciel de ces univers...

Quant au roman de Walton, que je n'ai pas encore eu l'occasion de lire (il n'était pas en vente durant l'événement), il m'a l'air fort intéressant. Il combine le roman policier anglais classique (genre Christie, Dorothy Sayers, etc.) et une uchronie politique particulièrement acérée puisque les élites britanniques ont choisi de pactiser avec Hitler et de faire la paix. D'habitude, j'ai tendance à objecter au filon apparemment inépuisable des uchronies qui permettent la victoire du Sud (lors de la Guerre de Sécession) ou des Nazis (dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale), et qui ont pour résultat de confirmer subliminalement que nous vivons dans le meilleur des mondes.

Quand on se rappelle que ce meilleur des mondes possibles est aussi celui de la Shoah, on peut trouver ça un peu fort. Un peu Candide, quoi... Peu d'uchronistes ont eu l'audace de dépeindre une uchronie qui serait plus désirable que notre monde. Même Renouvier finit par évoquer des persécutions catholiques, il me semble.

Toutefois, le roman de Walton pourrait échapper à cette objection, car il semblerait qu'elle ramène le lecteur à notre présent et à notre actualité de manière à demander si cette uchronie, au lieu d'être moins désirable que notre monde, ne lui est pas exactement équivalente?

Bref, je suis curieux.

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Les tensions de l'inattention

Dans le Globe and Mail d'aujourd'hui, Jan Wong — elle-même une ancienne Montréalaise sensible au vécu des minorités visibles — soulève ce qui est devenu évident : après Marc Lépine, né Gamil Gharbi d'un père algérien et d'une mère canadienne, et Valery Fabrikant, d'origine biélorusse, le tueur du collège Dawson était aussi un immigrant, d'origine Sikh.

Il ne s'agit pas de condamner tous les immigrants comme représentant autant de criminels en puissance. Avant eux, il y eut le Québécois de naissance Denis Lortie, qui s'en était pris à l'Assemblée nationale du Québec en 1984 (3 morts, 9 blessés), et les crimes ordinaires sont bien partagés entre toutes les communautés. Plutôt, il me semble que cela vaut la peine de se demander si et comment l'origine des trois tueurs a pu jouer un rôle dans leur passage à l'acte.

Écartons tout de suite l'hypothèse selon laquelle les immigrants installés au Québec souffriraient d'une maladaptation plus grave qu'ailleurs. D'autres pays ne gèrent pas mieux leur immigration, dans la mesure où cela signifierait qu'ils se montreraient plus aptes à prévenir l'aliénation des nouveaux venus. En France, même si les violences urbaines sont parfois instrumentalisées par des gangs, les meneurs doivent quand même recruter des casseurs qui ont décroché de tout — et ils y parviennent. Au Canada anglophone, tout comme en Grande-Bretagne ou en Espagne, des musulmans issus de l'immigration étaient suffisamment désaffectés pour planifier ou exécuter des actes terroristes meurtriers ciblant leurs compatriotes.

D'ailleurs, comme je l'indiquais l'autre jour, les trois tueurs qui ont assailli des institutions postsecondaires partageaient au moins une chose avec la culture dominante du Québec, des francophones dits de souche aux Juifs montréalais, en passant par les anglophones minoritaires en général : un culte de la victime et une culture du grief, souvent indissociables de la désignation à l'exécration collective de coupables, voire d'ennemis.

Ce qui n'a rien pour faciliter l'accueil et l'intégration des immigrants au Québec. La question de la différence demeure. La réaction de la majorité québécoise me semble particulièrement tranchée sur ce point. L'immigrant qui s'assimile, qui parle français, voire qui adopte l'option nationaliste sur la place publique, est au moins aussi bien accueilli qu'aux États-Unis. Mais celui qui insiste pour conserver une différence quelconque — linguistique dans le cas des anglophones; religieuse ou rituelle dans les cas des Sikhs, Juifs ou musulmans; vestimentaire; intellectuelle selon les cas, etc. — suscite un rejet marqué. Il n'y a pas de milieu, ou presque.

Que le tueur de Dawson ait été Sikh rappelle d'emblée le débat prolongé sur le port du kirpan. Ce qui m'a frappé dans cette affaire, c'était la réaction presque viscérale et fondamentalement irrationnelle des Québécois, des plus hautes sphères intellectuelles jusqu'à l'homme ou femme dans la rue. Le jeune Sikh en question n'avait jamais fourni de raison de croire que son kirpan risquait de se muer en arme entre ses mains. (À quel point un kirpan serait-il plus dangereux qu'une pointe du compas utilisé en classe de géométrie?) Des centaines de milliers de Sikhs portent des kirpans sans s'entre-tuer ou massacrer leurs voisins... Or, la véhémence des réactions au Québec ne permettait à personne d'ignorer leur hostilité. Si le tueur de Dawson n'a pas lui-même subi l'exclusion comme Sikh, ou encore des brimades ou bien une forme de discrimination, a-t-il été sensible à l'opprobre réservé aux valeurs de sa famille et de sa communauté? En fin de compte, le Sikh qui aura matérialisé ces angoisses ne se sera pas servi d'un kirpan, mais d'armes à feu bien plus typiques de l'Amérique du Nord.

Est-ce sans lien avec le pacifisme exacerbé, le rejet absolu de la violence et le féminisme militant de l'intelligentsia québécoise? Les trois tueurs étaient des hommes. Encore une fois, cela ne doit pas nous conduire à conclure que tous les hommes ou tous les immigrants sont des tueurs qui n'attendent que l'occasion d'éclater, mais à demander quel rôle la masculinité a joué dans le passage à l'acte. Est-ce le signe d'une autre spécificité québécoise, le mal de vivre des jeunes hommes, qui se suicident en grand nombre et qui rejettent parfois de manière exagérée tout ce qui est associé à la culture et à la vie sociale, et aux valeurs dominantes du Québec actuel, y compris le pacifisme exacerbé, la non-violence et le féminisme?

En développant un goût pour les armes, Marc Lépine et Kimveer Gill n'étaient-ils pas en train de signaler qu'ils rejetaient ces valeurs? (Il est assez ironique qu'on entende déjà que le registre des armes à feu est inutile alors qu'on a fait toute une histoire pour un kirpan...) Le culte de la virilité de la culture arabe traditionnelle et le modèle du guerrier dans la culture sikh sont particulièrement étrangers au modèle québécois dominant. La tension qui résulte de la distance entre ces deux ensembles de valeurs incompatibles aurait de quoi mettre à vif les nerfs des personnes les plus placides....

Soyons clairs : les médias préfèrent bien sûr parler de sujets — disponibilité des armes à feu, culture goth, violence de la musique heavy metal, violence des jeux vidéo, violence des films populaires — qui n'ont absolument rien de particulier au Québec. Or, il faut revenir au fait de la singularité de ces trois fusillades à Montréal et se demander pourquoi aucune autre ville (exception faite des villes dans des pays en guerre, civile ou non) n'a connu une telle succession d'incidents.

Posons-nous des questions. On met parfois un tel acharnement à invoquer certaines valeurs québécoises qu'on sent un désir d'imposer le silence à toutes les voix contradictoires. Ceux qui ont des pensées pas comme il faut se contentent d'habitude de grommeler et de s'exprimer entre proches ou entre amis. Mais se pourrait-il que cette insistance même suggère une cible au ressentiment de jeunes hommes en colère?

Trois fusillades, trois institutions postsecondaires. Un hasard? Il y a quarante ans, ces mêmes institutions ont été des hauts lieux de la contestation par les francophones du Québec. De la francisation de McGill à l'édification de l'UQÀM comme une université populaire à la sauce soixante-huitarde, en passant par la création du réseau des CEGEP durant la Révolution tranquille, l'évolution de ces établissement a reflété la prise du pouvoir par les francophones, et plus particulièrement par une certaine génération. Maintenant, les universités et collèges incarnent le nec plus ultra de la sélection — et peut-être les derniers endroits au Québec qui sélectionnent sans se laisser fléchir. Le choix de Dawson comme cible constituait peut-être un ultime message de la part de Gill, qui, s'il voulait se venger d'anciens tourmenteurs, aurait dû s'en prendre à sa propre école secondaire. Le choix de Dawson apparaît comme nettement plus symbolique.

Ceci lancé, il faut avouer que tout cela est une tentative d'interprétation qui, même si elle est juste, n'a pas grande importance, car ces fusillades sont bel et bien exceptionnelles. Les mêmes causes donnant les mêmes effets, il faudrait attendre des années avant la prochaine. L'anniversaire récent du 11 septembre 2001 est là pour nous rappeler que la sauvagerie planifiée peut faire beaucoup plus de victimes que le désespoir.

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2006-09-16

 

De la science-fiction à Ottawa

Le 16 novembre prochain, l'Alliance française d'Ottawa accueillera plusieurs créateurs et connaisseurs de la science-fiction pour une soirée consacrée à la science-fiction. Au programme : une mini-conférence de votre serviteur sur la popularité de Jules Verne au Canada au dix-neuvième siècle, et une table ronde sur la science-fiction, pour répondre à toutes les questions du public, même celles qui ne sont jamais posées — qu'est-ce que la science-fiction? où peut-on en trouver? qu'est-ce qui est et n'est pas de la science-fiction à l'écran? crée-t-on de la science-fiction d'expression française au Canada? en Ontario?

Seront présents :

— Jean-Louis Trudel, auteur et critique, conférencier invité pour l'occasion mais aussi panéliste

Christian Sauvé, critique et webmestre de la revue Solaris

Michèle Laframboise, autrice et dessinatrice

Caroline-Isabelle Caron, professeure à l'Université Queen's et critique

Cela se passera au 352 de la rue MacLaren, à compter de 18h. Le programme sera suivi d'un vin et fromage.

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2006-09-14

 

La puissance des idées

Pourquoi?

Les questions suscitées par la fusillade au collège Dawson ont commencé par concerner la motivation du tueur. De ce côté, la lumière a été faite. La page personnelle du jeune homme est encore visible. Il se présente en disant : « I'm not a people person. I have met a handfull [sic] of people in my life who are decent. But the vast majority are worthless ». Et son journal s'achève à 10h41 hier matin en notant sa musique du moment : « Megadeth - A Tout le Monde », les paroles de cette dernière chanson constituant sans doute son message d'adieu. D'ici peu, tout le monde aura vu les photos qu'il avait placées sur sa page d'accueil. Bref, un jeune homme perturbé, solitaire, déprimé (ou qui aimait se la jouer ainsi), qui a succombé à l'attrait soi-disant romantique d'une des formes modernes du nihilisme. Non, je n'ai pas envie de le nommer.

Mais on se pose aussi une autre question. On a certes raison de dire que trois événements de ce genre dans les établissements postsecondaires de Montréal en dix-sept ans ne représentent pas exactement une habitude. Mais existe-t-il une seule autre ville au monde qui en compte autant? (A priori, non.)

Alors, il faut bien se demander pourquoi ces choses arrivent à Montréal?

Depuis 1989, la violence s'extériorise au Québec sous la forme d'actes individuels trahissant une vindicte plus ou moins précise. À l'École polytechnique, le tueur en avait contre les féministes. À Concordia, le tueur se croyait persécuté. Hier, le tueur avait étendu sa haine à presque toute l'humanité — mais il a quand même choisi un établissement à mi-chemin entre l'école et l'université. (Et n'oublions pas les deux tentatives en deux ans de brûler des écoles juives de Montréal, la dernière remontant au début du mois.)

J'ai tendance à y voir la puissance d'un modèle. Nous savons que le tueur d'hier s'intéressait spécifiquement à la tuerie de Columbine et quelques indices laissent supposer qu'il a tenté d'en reproduire les grands traits. Mais le massacre scolaire est devenu un fantasme de la culture populaire (il n'y a qu'à considérer le grand nombre de films, de livres et de chansons qui sont consacrés à ces incidents), et donc un recours possible pour les jeunes perturbés dont la colère déborde parce qu'ils se voient comme des victimes et qu'ils sont convaincus d'avoir des ennemis.

Il fut un temps, les jeunes gens en colère, dont le ressentiment se cherchait une cible ou un débouché, militaient au sein de mouvements politiques qui leur assignaient des buts — et des cibles. Mais le Québec moderne a troqué les morts « politiques » du FLQ pour les victimes des vengeurs fous. Avons-nous gagné au change?

Des voix s'élèvent pour expliquer, justifier, voire excuser, le terrorisme d'Al-Qaida en raison de l'existence de telle ou telle oppression ou infortune. Il faudrait alors justifier la violence du tueur d'hier, qui se sentait sûrement opprimé, malheureux, désespéré... Le point commun de ces actes de violence tournés contre la collectivité (et non contre des proches, ou contre des victimes de rencontre), c'est le ressentiment. Et celui-ci n'est-il pas particulièrement cultivé au Québec, entre l'incitation subliminale à la rancœur et le blanc-seing accordé d'avance à quiconque se réclame d'une bonne cause...

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2006-09-13

 

Échos du 6 décembre

Il y en a, je suppose, pour qui les événements d'aujourd'hui au collège Dawson sont tristes mais bien éloignés de leur réalité.

Ce n'est pas mon cas.

Quand on a été étudiant en sciences à l'Université d'Ottawa en 1989, côtoyant tous les jours des amis et des amies en génie, on ne peut pas oublier la journée du 6 décembre, même quand on a suivi ça de loin, même si on n'a perdu personne dans la tuerie. Ce n'est pas Columbine qui est resté dans mes souvenirs, mais le massacre de Polytechnique.

Alors, aujourd'hui, quand j'ai passé presque toute ma journée dans des universités (visitant la bibliothèque de Concordia, donnant un cours à l'UQÀM, puis prenant l'autobus pour donner un cours à Ottawa), je me sens particulièrement touché par ce qui s'est passé.

De plus, c'est arrivé dans un des quartiers que je connais le mieux à Montréal. J'ai habité à proximité, je fréquente toujours le cinéma du Forum ainsi que les commerces voisins et la fille de ma cousine étudiait encore à Dawson l'an dernier. Je n'ai pas besoin d'imaginer les lieux ou de me fier aux images de la télé, je les connais déjà. Je suis tenté de dire que je n'aurais aucun mal non plus à imaginer des événements semblables dans une des universités que je connais, mais, en fait, c'est plus fort que moi, mon imagination transposait automatiquement les événements de 1989 dans les salles de cours de l'Université Ottawa et, aujourd'hui, elle les transpose automatiquement... eh bien, dans les salles de cours de l'Université d'Ottawa. (Curieusement, je n'ai pas songé tout de suite au cours que je donne à Montréal...)

Sauf que mon point de vue n'est plus aujourd'hui celui d'un étudiant, mais d'un prof. Je serais responsable de mes étudiants si un événement de ce genre se produisait...

À la télévision, il a été question d'établissements qui ont mis au point des exercices d'évacuation, voire des simulations de pareilles urgences, et qui les répètent régulièrement pour former leur personnel. En tant que chargé de cours, je n'ai jamais été invité à participer à un tel exercice, que ce soit à l'Université d'Ottawa ou à l'UQÀM.

J'espère que je suis une exception : dans les faits, ce sont des chargés de cours qui se retrouveraient en première ligne dans de nombreux cas (ils enseignent souvent près de la moitié des cours dans les universités). S'ils sont parachutés à la dernière minute, il se peut qu'ils ne connaissent même pas les sorties du pavillon ou les détours du campus... Bref, si la plupart n'ont pas eu plus de formation que moi, ce serait sans doute le chaos dans le cas d'une urgence, avec des conséquences imprévisibles...

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2006-09-12

 

Les coûts de la longue guerre...

Il y a deux semaines environ, un article de Stewart M. Powell dans The Detroit Free Press affirmait que le nombre de victimes étatsuniennes des combats en Afghanistan et en Irak dépasserait bientôt le nombre de victimes des attentats du 11 septembre. C'est maintenant fait. Le total enregistré aujourd'hui est de 2671 en Irak et de 336 en Afghanistan (cette page montre que les Canadiens ont perdu presque autant de soldats en Afghanistan que les Britanniques), soit 3007 en tout, alors que les terroristes du 11 septembre ont tué moins de 3000 personnes.

Mais, du point de vue des seules victimes des États-Unis, c'était déjà le cas en août. Car, ce serait tout au plus 2902 citoyens des États-Unis qui seraient morts le 11 septembre — j'emploie le conditionnel puisque cette page remonte à 2002 et ne fait état que de cinq Canadiens alors que le gouvernement canadien cite le chiffre de 24 victimes canadiennes des attentats. Or, Powell ne compte évidemment pas les pertes militaires des autres pays représentés en Irak ou en Afghanistan — 233 en Irak et 139 en Afghanistan. Dès lors, il faudrait comparer avec les seules victimes étatsuniennes du 11 septembre.

Ceci fait aussi abstraction des morts de civils étrangers dans ces deux pays — dont les employés des Nations Unies, en commençant par Sergio Vieira de Mello — et, bien entendu, de tous les habitants de l'Irak et de l'Afghanistan. Il est parfaitement possible que le nombre de victimes des attentats du 11 septembre ait été dépassé en Afghanistan dès 2001. J'y reviendrai un de ces jours, comme je me le promets depuis déjà longtemps.

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2006-09-11

 

Les statistiques du prof

Un professeur...

Deux universités, chacune dans une ville différente...

Trois cours...

Quatre rencontres de trois heures par semaine...

Sept assistants, dont trois qui n'ont pas encore donné signe de vie...

Presque quatre cents étudiants...

Environ huit cents kilomètres de route par semaine...

Et un salaire à se rouler par terre!

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2006-09-10

 

Les coûts du 11 septembre

Le Canada est en Afghanistan.

La rumeur dit que le premier ministre Stephen Harper prononcera un discours pour l'anniversaire du 11 septembre qui établira un lien entre les attentats du 11 septembre et la présence canadienne en Afghanistan. Du point de vue de la chronologie, cela ne fait aucun doute. Si ces attentats n'avaient pas eu lieu, il est douteux que des soldats canadiens se feraient tuer en ce moment en Afghanistan.

Mais est-ce bien nécessaire? Il paraît que Stephen Harper souhaiterait établir un lien supplémentaire entre la vingtaine de Canadiens qui sont morts le 11 septembre et les combats de l'armée canadienne en Afghanistan. Ce lien repose sur des bases beaucoup plus fragiles. D'une part, les soldats canadiens font la guerre aux Talibans, qui hébergeaient et soutenaient Al-Qaida mais qu'il ne faut pas confondre avec les militants d'Al-Qaida. D'autre part, rien ne permet de croire que ces Canadiens étaient visés spécifiquement en tant que Canadiens. Ils travaillaient à l'étranger et ils ont eu le malheur de faire partie des dégâts collatéraux d'une attaque visant les États-Unis. Une dizaine de Canadiens, dont un représentant officiel de notre pays, sont morts au Liban cet été sous les bombes israéliennes ; le Canada n'a pas pour autant déclaré la guerre à Israël. Et quand des dizaines de Canadiens sont morts en plein ciel au-dessus de l'Angleterre dans l'attentat du vol 182 d'Air India en 1985, le Canada n'a pas envoyé de soldats en Inde.

Serait-il d'ailleurs raisonnable d'engager des dépenses aussi importantes (il est maintenant question d'envoyer quelques-uns de nos blindés les moins rouillés) si c'était uniquement pour riposter aux attentats du 11 septembre? Les coûts encourus par le Canada en raison de ces attentats (la mort des Canadiens à New York comptant pour beaucoup moins que les retombées économiques de l'arrêt des vols ou le blocage des frontières) sont sûrement sur le point d'être dépassés par les coûts de nos déploiements militaires en Irak, si ce n'est déjà fait.

Si l'armée canadienne est en Afghanistan, c'est parce que le Canada est un allié des États-Unis, cette alliance ayant été formalisée par la fondation de l'OTAN en 1949. Accessoirement, le Canada se trouve en Afghanistan parce qu'il ne se trouve pas en Irak, mais il y serait venu tôt ou tard dans le cadre de l'OTAN. Tout discours contraire relèverait de la démagogie (de droite) et c'est malheureusement la marque de fabrique du nouveau parti Conservateur, dont les habits neufs cachent mal la carrure des rednecks de l'ancienne Alliance canadienne qui avait remplacé le parti de la Réforme de Preston Manning...

Sur son blogue, Tom Engelhardt propose une uchronie : que se serait-il passé si les tours du World Trade Center, après avoir été frappées par les avions détournés, ne s'étaient pas écroulées? Les aspects cataclysmiques de cet événement capté sur le vif par les caméras n'ont-ils pas permis au public étatsunien — et à l'administration Bush — d'assimiler ces attentats à une frappe nucléaire autorisant toutes les représailles? Sans ce double écroulement, les attentats n'auraient-ils pas été traités comme un simple avatar des attentats antérieurs organisés par Al-Qaida?

Je n'en suis pas entièrement convaincu. Certes, il faut admettre que, sur le coup, l'horreur a atteint son paroxysme quand les tours se sont effondrées et qu'il était loin d'être clair combien de victimes se retrouvaient alors enterrées dans les décombres. Les médias parlaient de cinquante mille employés potentiellement au travail dans ces tours et ils ont longtemps refusé de se prononcer sur le nombre envisageable de victimes. Pourtant, le soir même, il m'avait semblé évident que si des personnes avaient pu fuir des étages immédiatement inférieurs aux étages en flammes, la plupart des occupants au travail à des niveaux plus proches du sol (qui représentaient environ 90% de la hauteur de chaque tour) avaient sans doute pu s'enfuir. (On ne double pas dans les escaliers...) Il fallait donc diviser par dix. Quelques jours plus tard, on a appris que tous les étages n'étaient pas occupés, de sorte que le nombre de victimes n'a pas dépassé trois mille, même compte tenu des passagers dans les avions et des pompiers ou ambulanciers qui arrivaient à la rescousse.

Sur le coup, toutefois, les spectateurs impuissants pouvaient croire qu'ils venaient d'assister à la pulvérisation au ralenti de l'équivalent d'une petite ville. Les autres aspects visuels de l'événement ont pu contribuer à en faire une catastrophe apparemment apocalyptique, mais je crois que l'horreur viscérale du moment était en partie inspirée par la pensée de ces dizaines de milliers de personnes en train d'être écrasées comme par un marteau-pilon gigantesque, n'ayant que le temps de lever les yeux vers le plafond en entendant un grondement lointain qui se rapprochait comme une avalanche... Même lorsqu'il aurait fallu corriger plus tard notre conception du massacre, il était sans doute trop tard pour atténuer l'impact initial.

L'horreur de ce jour est aussi venue, à mon avis, d'un autre élément du spectacle monté par Al-Qaida, et qui a entièrement précédé l'effondrement des tours.

À la télévision, tous ont pu voir un avion de ligne qui s'encastrait dans une tour. Quelque part, sur le verso d'une page maintenant aux archives du CRCCF, j'ai écrit un poème qui commençait par cette ligne, je crois : « We rarely see the knife go in ». Nous ne voyons pas souvent le couteau entrer dans la chair, mais, ce jour-là, le couteau était un avion apparemment rempli de gens qui s'enfonçait dans une tour également remplie, en principe, de personnes. L'agression était un acte dont l'effroi était multiplié par toutes ces victimes dont la mort même perdait son sens parce qu'elle avait été assujettie au projet des terroristes. Il y avait dans ce choix d'Al-Qaida quelque chose de plus atroce que le massacre systématique de la Shoah, qui, lui, trahissait quelque part une forme de crainte ou de haine, et donc de reconnaissance, de ceux-là mêmes qui étaient tués. Mais précipiter tous ces passagers dans les tours afin de les détruire comptait leurs vies pour rien. Ce n'étaient même plus des meurtres. Les victimes des tours ont été assassinées; les victimes des avions ont été fondamentalement niées et nous nous refusons encore aujourd'hui à plonger notre regard dans l'abîme de cette négation.

(Le refus est patent dans le cas des conspirationnistes qui ont commencé par proposer, dans plusieurs cas, que les avions étaient vides.)

Les attentats du 11 septembre ne se réduisent pas à l'effondrement des tours. Les réactions auraient sans doute été plus mesurées sans ces effondrements, mais l'envergure et l'horreur du projet d'Al-Qaida n'auraient pas été tellement amoindris. Et la conviction serait demeurée que les terroristes d'Al-Qaida s'étaient eux-mêmes mis au ban de l'humanité.

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2006-09-09

 

Un tropisme québécois

Tandis que j'entends Michel Vastel déblatérer à la radio contre les Juifs, trop prompts à se plaindre quand une école juive se fait redécorer par un cocktail Molotov puisqu'il pourrait s'agir du geste d'un élève insatisfait, je m'interroge une fois de plus sur l'histoire québécoise du vingtième siècle. Comme Vastel l'a dit lui-même, c'est le nom de Lionel Groulx qui surgit forcément, non pas tant pour ce qu'il a dit ou fait, mais pour ce qu'il symbolise.

Il ne s'agit pas de faire de Groulx un thuriféraire du nazisme, ou des francophones du Québec des sympathisants de Hitler. Il y a eu des hitléristes francophones au Québec, mais en très petit nombre (Adrien Arcand, Joseph Ménard, Dostaler O'Leary). C'est en faisant l'amalgame entre fascisme et hitlérisme, puis en démontrant que presque personne n'était hitlériste, qu'on disculpe un peu trop vite le nationalisme canadien-français d'avoir eu des élans fascisants. En fait, le fascisme européen des Mussolini, Franco et Salazar a rencontré un accueil beaucoup moins réticent au Québec en raison de son anticommunisme et de son conservatisme d'allégeance catholique. Le culte fasciste de l'homme fort à la tête de l'État rejoignait la critique de la classe politique par les intellectuels qui, comme partout ailleurs, affectaient volontiers de mépriser la politique en démocratie. Même sa doctrine économique corporatiste correspondait à des réflexions entamées au Québec par le mouvement de l'École sociale populaire.

Ce qui brouille cette distinction qu'il est possible de faire entre adhésion aux idées du fascisme et adhésion à celles du national-socialisme, c'est l'antisémitisme véhiculé par certains au Canada à cette époque, qui trouvait un écho dans quelques milieux de la classe moyenne dans le contexte de la Crise qui exacerbait les ressentiments à l'encontre de concurrents qui opéraient des commerces achalandés dans les quartiers populaires et qui prenaient aussi des places dans les institutions d'enseignement francophones — si ce n'est que parce que les institutions universitaires anglophones excluaient parfois d'emblée les Juifs. En Europe, cet antisémitisme était nettement identifié au nazisme, mais pas entièrement — le vieux fonds français antidreyfusard rejetant le métèque, le Juif apatride, le banquier sans cœur, alimente aussi les opinions d'une certaine élite au Canada. L'existence de cet antisémitisme est confirmée par le revirement même d'André Laurendeau en 1937, de retour d'Europe, quand il encourage ses anciens amis à y renoncer. Ou par la condamnation du bout des lèvres qu'en signe Lionel Groulx.

Il ne s'agit pas non plus d'affirmer une influence de ce mouvement fascisant sur la politique contemporaine. Comme à toutes les époques, sans doute, la majorité de la population avait d'autres soucis que les options politiques de la classe qui bavarde. La recherche a montré que les principaux organes d'opinion au Québec sont essentiellement libéraux, au sens classique du terme, et partisans d'une politique de bonne entente, ce qui semble refléter l'humeur de la majorité. Seule l'imposition de la conscription durant la Seconde Guerre mondiale a pu ouvrir un boulevard pour les tenants des idéologies du ressentiment. Dans un autre contexte, le combat contre la conscription aurait pu être porté par des libéraux. Le refus de se faire ordonner d'aller risquer sa vie est suffisamment viscéral pour être défendu au nom de plus d'une idéologie...

L'enjeu de ce débat récurrent m'a toujours semblé concerner le jugement du nationalisme de cette époque qui, encore aujourd'hui, est fièrement revendiqué comme précurseur de l'affirmation francophone au Québec et de l'indépendantisme. Or, Dostaler O'Leary a signé des passages inquiétants dans son livre intitulé Le Séparatisme, doctrine constructive, encore cité à l'occasion comme fondateur. Et des institutions comme Le Devoir demeure centrales pour le nationalisme québécois. Néanmoins, le Québec se trouve si loin de l'Europe et des conséquences concrètes des idées fascistes qu'on a vite passé l'éponge. La question est la suivante, en ce qui me concerne : un mouvement idéologique qui a fait de son fonds de commerce l'oppression plus ou moins réelle d'une nationalité (on disait « race » avant la Seconde Guerre mondiale...) n'a-t-il pas l'obligation de faire son aggiornamento, ou au moins son autocritique, s'il ne veut pas être taxé d'hypocrisie pour avoir cautionné autrefois une oppression autrement plus réelle? C'est la construction de l'identité des nationalistes québécois qui est froissée par ce genre de question. Le débat n'a une portée plus grande que si on fait l'amalgame entre cette option idéologique et l'ensemble du Québec, population et État compris...

Mais la compréhension de la culture québécoise qu'on retire de cette histoire peut éclairer le Québec actuel. Antisémite? Vastel était sans doute si remonté parce qu'il s'était confortablement indigné des propos de Barbara Kay dans le National Post au sujet de l'antisémitisme québécois. Et voilà qu'un vandale quelconque avait le culot de le faire passer pour un fumiste en incendiant une école juive — la deuxième en deux ans. (Cela fait du Québec une annexe de la France, où cela se pratique depuis six ans ou plus, et peut-être pour les mêmes raisons.)

De fait, devant le Collège Notre-Dame, je trouvais l'autre jour un graffiti sur le trottoir qui donnait en grandes lettres noires l'adresse de ce lien, qui est celui d'un site négationniste faisant des attentats du 11 septembre une conspiration — et pas par Oussama Ben Laden. Le succès de la thèse (du délire) de Thierry Meyssan est d'autant plus ironique qu'Al-Quaida est loin de nier sa participation aux attentats du 11 septembre.

La vogue de la thèse conspirationniste chez certains Québécois nous en dit sans doute plus long sur leur anti-américanisme primaire que sur leur capacité d'analyse. Ce qui m'embête, c'est ce curieux tropisme qui porte une partie de la société québécoise à toujours se retrouver du même côté que les ennemis déclarés de la démocratie et des libertés fondamentales. (Certes, quand c'est systématique, on aura parfois raison — guerre des Boers, Irak — tout comme une horloge en panne donne la bonne heure deux fois par jour...) Il y avait moyen de s'opposer à la guerre menée par Israël au Liban sans pour autant endosser le Hezbollah, qui est, dans le meilleur des cas, une faction politique factieuse, dotée de sa propre milice armée et dont le chef (non-élu?)pousse le refus du jeu politique jusqu'au refus de siéger dans le parlement libanais. Sans parler de ses options politiques domestiques (l'islamisme) et internationales (la fin d'Israël). Et il y a moyen de critiquer la conduite des États-Unis de Bush sans faire l'impasse sur la nature profondément illibérale de l'adversaire.

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2006-09-08

 

Un cas de conscience?

L'actualité me replonge dans un sujet que je croyais avoir bouclé...

Dans le Guardian d'aujourd'hui, un article décrit les tentatives de communiquer d'une équipe de médecins et d'une patiente réduite à un état végétatif par un accident de la circulation. Incapable de tirer de son corps le moindre mouvement volontaire, la patiente reçut des médecins l'ordre d'imaginer deux situations différentes qui entraîneraient une activité décelable par IRM dans deux parties différentes de son cerveau. Elle s'exécuta et les médecins conclurent qu'ils avaient réussi. Ils communiquaient avec un cerveau complètement isolé!

Passons sur le fait que le docteur allemand Niels Birbaumer est bien connu pour avoir réussi quelque chose de fort semblable, mais avec un équipement différent, y compris dans un cas d'isolement total. Passons aussi sur le fait que la science moderne se rapproche de plus en plus de la télépathie imaginée par la science-fiction.

Dans l'article du Guardian, le professeur Colin Blakemore salue la démonstration impressionnante d'un reste de fonctionnement cérébral, mais il avertit que ceci n'est pas nécessairement synonyme de la conscience ou de la volition. Nous savons aujourd'hui que le cerveau est capable de réaliser certaines performances cognitives inconsciemment. Blakemore semble suggérer, par conséquent, que le cerveau de cette patiente réagissait peut-être aux instructions de manière machinale. S'agit-il donc d'une forme de pensée en l'absence de conscience?

Ceci rappelle bien entendu le problème de la chambre chinoise soulevé par Searle. En l'absence d'un témoignage plus direct de la patiente, la simple exécution d'instructions est-elle plus concluante que la traduction du chinois par l'ouvrier enfermé dans l'atelier de Searle? Searle croyait démontrer l'impossibilité de l'intelligence artificielle obtenue par de simples manipulations d'objets formellement définis. Mais quand un cerveau humain réalise une performance du même ordre, il a droit au bénéfice du doute...

En tout cas, la nouvelle a fait la une de plusieurs quotidiens. Cette fascination pour le sort des victimes emprisonnées dans leur propre crâne révèle sûrement la peur sourde qu'inspire l'isolement total du syndrome « locked-in ». C'est l'équivalent moderne de la terreur associée à l'idée de l'enterrement prématuré au dix-neuvième siècle. Dans le temps, Edgar Allan Poe avait su jouer intelligemment sur la peur d'être enterré vivant dans sa nouvelle « The Premature Burial ». Plus récemment, le film Spoorloos, ou L'homme qui voulait savoir (1988) a montré que cette frayeur reste efficace.

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2006-09-06

 

La rentrée du prof

Depuis ma première charge de cours à la faculté des sciences de l'UQÀM, le campus des sciences a beaucoup changé. De nouveaux pavillons se sont ajoutés, réservant à l'UQÀM presque tout le quadrilatère contenu par les rues Sherbrooke, Jeanne-Mance, Président-Kennedy et Saint-Urbain. La seule exception demeure l'église St. John the Evangelist au coin de Saint-Urbain et Président-Kennedy, vaguement séparée du pavillon Président-Kennedy par ce qui reste de la rue Kimberly.

Ce pavillon Président-Kennedy (abrégé PK, ce qui a sans doute suggéré — en sus de son apparence — le sobriquet de « paquebot ») reste l'ancre de ce campus. Quand on prend le métro, on débouche dans le foyer du pavillon. Par une voie souterraine, on peut rejoindre le pavillon des Sciences biologiques, où j'enseignais ce matin. Et par une passerelle au troisième étage, on peut rejoindre le pavillon CB (Chimie et Biochimie) qui communique avec le pavillon Sherbrooke, qui occupe l'ancien édifice de l'École technique de Montréal. Je n'ai pas encore exploré le reste du campus, au centre duquel on trouve le Cœur des sciences, qui loge dans quelque chose comme une ancienne chaufferie.

Sa mission de vulgarisation des sciences pourrait en faire un rendez-vous précieux pour ceux qui croient à la possibilité de réunir les deux cultures. En attendant d'explorer de nouvelles voies, l'amphithéâtre commencera par accueillir l'incontournable Hubert Reeves.

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2006-09-05

 

La pensée et l'intelligence

Qu'est-ce que l'intelligence?

Les racines latines, et donc indo-européennes, du mot semblent renvoyer à une capacité de discernement et de sélectivité. (Le mot latin « legere » signifie : choisir, cueillir, rassembler, lier... Il a aussi donné notre verbe lire, ce qui n'est pas innocent.) Il serait tentant d'interpréter ces racines dans le sens d'une capacité d'interconnexion, l'intelligence désignant l'aptitude à relier les faits et les notions de manière à en tirer un sens, voire quelque chose de neuf. Toutefois, les linguistes semblent privilégier une étymologie première qui décrit le geste du glaneur ou du cueilleur en train de choisir le meilleur épi dans le champ moissonné ou le plus beau fruit niché dans les branches, pour l'ajouter aux autres. Comme le latin a aussi les mots eligire (ex+legere : choisir d'entre tous), qui donne « élire » en français, et colligere (con+legere : choisir avec), qui donne « cueillir », cette interprétation ne me semble pas entièrement convaincante.

Toutefois, dans The Feeling of What Happens, Damasio suggère que la sélection est l'essence de la conscience. Des innombrables objets — objets appréhendés par les sens, objets qui existent sous forme de connaissances ou de souvenirs, idées — que le cerveau peut traiter, la conscience en retient quelques-uns qui sont amplifiés et déplacent alors les autres, les repoussant aux confins de notre spectacle intérieur. Nos ancêtres étaient-ils plus conscients de la sélection et de l'amplification d'objets dans un environnement qui changeait à un rythme plus lent? (Je ne dis pas que leur environnement comptait moins d'objets distincts; un chasseur-cueilleur est conscient de nombreux objets différents que le citadin moderne classera de manière indifférenciée comme des arbres, des buissons, de l'herbe, des insectes...) L'intelligence aurait alors été comprise non comme l'attention en soi mais comme la capacité de choisir l'objet sur lequel on fixe notre attention. Ses racines révéleraient donc cette activité centrale de l'esprit — la sélection d'un objet, la concentration de l'attention sur lui, l'examen de ses aspects, l'exploration des liens qu'il entretient avec d'autres objets, les possibilités d'en faire quelque chose : ramasser l'épi, cueillir la framboise mûre et pas trop abîmée...

Quoi qu'il en soit des origines du mot et de ce qu'elles peuvent nous dire sur ce qui était valorisé il y a des millénaires (l'habileté du cueilleur, l'habileté de la glaneuse?), l'intelligence désigne maintenant une faculté générale qui englobe le discernement, la combinaison, la perspicacité, l'habileté sociale, etc.

La meilleure façon de comprendre quelque chose, c'est souvent d'essayer de la reproduire. Le traducteur acquiert une connaissance du texte qu'il traduit qui est parfois supérieure à celle du critique et même de l'auteur, car il doit tout saisir, et de manière consciente, s'il veut recréer l'œuvre originale dans une autre langue. Ainsi, on serait porté à croire que ceux qui en savent le plus sur l'intelligence, ce sont sûrement ceux qui travaillent dans le domaine de l'intelligence artificielle.

En pratique, le terme d'intelligence artificielle (IA) recouvre un ensemble de recherches qui vont des investigations fondamentales proches des sciences cognitives jusqu'aux efforts d'amélioration des logiciels informatiques (certains proposant de faire de l'IA une simple forme d'informatique avancée). Sociologiquement, il est également patent que les applications qui réussissent (la traduction automatisée des langues naturelles, par exemple) tendent à quitter le nid de l'IA dès qu'elles volent de leurs propres ailes...

Néanmoins, les chercheurs en intelligence artificielle émettent parfois des idées remarquables et, ce qui est plus remarquable encore, leur donnent un début de réalité. Le concept de la pensée comme réalité sociale a mené les chercheurs à réaliser l'IA distribuée ou répartie sous la forme, par exemple, de systèmes multi-agents. L'intelligence est alors une propriété émergente.

Au fil des ans, cependant, l'intelligence artificielle nous en a sans doute plus appris sur notre incapacité à reconnaître l'intelligence. Turing a-t-il lancé tout le monde sur une fausse piste en mettant au point le test de Turing? Le célèbre programme ELIZA (faites-vous analyser par elle ou par une autre IA, ce sera moins cher qu'une cure psychanalytique) était troublant quand il est sorti, mais il fonctionne parce que nous fournissons l'illusion de cohérence qui insère un fantôme dans la machine... La reconnaissance des formes et l'identification des schémas semblent avoir entraîné le cerveau hominien à modéliser ses semblables sur la base d'indices fragmentaires, mais l'induction montre ses limites.

Actuellement, l'intelligence artificielle se débat avec une série de problèmes fondamentaux. La réalisation de telle ou telle visée de l'entreprise, comme dans le cas des systèmes experts dont la faisabilité démontrée dès 1973 avec SHRDLU a prouvé ipso facto qu'ils restaient loin de prétendre au rang d'IA, repousse toujours plus loin les bornes qu'il faut atteindre. Les efforts actuels restent un peu dans les mêmes voies. La constitution d'une base de données assimilables aux faits péniblement appris par chaque individu et relevant de ce que l'on appelle le sens commun est une entreprise (qui réinvente l'Encyclopédie de Diderot, dans un sens) conduite par Cycorp et son fondateur depuis plus de vingt ans. Des tentatives d'arriver au même but en faisant appel aux usagers de la Toile ont été lancées plus récemment (Mindpixel, Open Mind).

La théorie de la conscience de chercheurs comme Damasio pourrait-elle fournir de nouvelles pistes? L'enracinement du soi, de la conscience et des sentiments qui gouvernent notre raison dans un corps ouvert sur le monde extérieur permet de se demander si l'accumulation d'énoncés résumant le sens commun ne court-circuiterait pas ce qui donne justement naissance à l'intelligence... Peut-on être intelligent sans jamais avoir appris? La réponse est peut-être donnée par l'efficacité du langage comme moyen d'intégrer les savoirs appris par d'autres...

Ou faut-il croire, à l'instar des tenants de la Singularité, qu'il suffit d'attendre que la puissance de traitement des ordinateurs les hisse au niveau des capacités de notre cerveau?

Les autres billets de cette série incluent (1) « La pensée, souveraine dans l'abdication »; (2) « Penser la génétique »; (3) « La pensée a besoin de cartes »; (4) « Dans un cerveau bleu »; (5) « La main et le cerveau »; (6) « Le symbolique usurpateur » ; et (7) « Superman et le cerveau inaperçu ».

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2006-09-04

 

Souvenirs de Nigelle

J'ai déjà livré des photos de Nigelle sur ce blogue, mais il me restait à illustrer les escaliers étagés des jardins de la maison de Stavisky. Ceux-ci figurent au passage dans mes romans pour jeunes de la série des « Saisons de Nigelle », mais il n'est sans doute pas si facile de les imaginer. Pourtant, des années plus tard, il est très aisé pour moi de m'en souvenir. Les marches étaient faites de briques posées sur la tranche ; quand l'été tirait à sa fin et que le temps des cerises était depuis longtemps fini, des queues et des noyaux jonchaient les degrés des escaliers. Les murs de soutènement, de part et d'autre, étaient moussus et les pierres étaient creusées d'anfractuosités irrégulières qui attiraient l'attention. Le premier palier abritait une remise à outils, et pas grand-chose d'autre. Des fraises poussaient dans l'herbe folle — et la dépouille du lapin apprivoisé (odieusement occis par un chat) d'une cousine y avait été enterrée. Le dernier palier était le plus étroit, surplombant de peu le cours de la rivière qui coulait au pied de la dénivellation. Entre ces deux paliers, mon grand-père cultivait ses jardins. L'été, il se promenait en chapeau de paille, et je le voyais souvent avec un arrosoir ou une bêche à la main. L'hiver ou les autres saisons... je n'ai guère eu l'occasion de lui rendre visite l'hiver.

Comme beaucoup de petites villes françaises, Nigelle avait sa gare. Édifice tout simple, surtout à l'intérieur. À l'époque, on y trouvait quand même un petit kiosque à journaux qui ouvrait un peu avant l'arrêt des trains et qui fermait un peu après. Je n'avais pas tardé à repérer des romans de science-fiction à bon prix — des éditions de poche, sans doute du Fleuve Noir. Bref, de la littérature de gare, du genre dont on ne parle pas dans les journaux ou les périodiques... Pour moi, ce n'était pas un critère. Je voulais lire de la science-fiction, un point c'est tout. En allant à la gare chercher quelqu'un qui arrivait de Paris, on croisait des appelés qui débarquaient, en uniforme, avec leurs effets dans un grand sac. Ce n'était sans doute pas un hasard si une salle de cinéma (la seule du patelin?) et un estaminet ou deux se trouvaient à deux pas...

Quelques années plus tard, je crois que le kiosque a cessé d'ouvrir. Soit parce que moins de gens prenaient le train, soit parce que les charges ou les marges de profit rendaient inintéressant le boulot de kiosquier. Comme beaucoup de gares en France, celle-ci se trouvait plus ou moins en lisière de l'agglomération, dans une zone qui devenait industrielle et commerciale. Quand on arrivait du centre du bourg, la gare était un dernier point de repère avant le carrefour de la rocade de la route nationale, après quoi débutait la campagne. En quelques minutes, un bon marcheur pouvait se retrouver au milieu des champs...Dans la photo ci-dessus, un Christ en croix prolonge une clôture au milieu des champs labourés. En arrière-plan, on aperçoit le quartier des Gauchetières de Nogent-le-Rotrou. Comme beaucoup de nouveaux quartiers érigés après la guerre et composés de petits immeubles, il n'avait pas nécessairement bonne réputation. On pouvait aussi s'aventurer plus loin et perdre de vue tout à fait les maisons de Nigelle. Un chemin creux en plein bois, fin décembre, devenait une piste mystérieuse à souhait... Mais celle que j'ai photographiée à droite s'allongerait près de la ferme de l'Aunay — je crois me souvenir que celle-ci se trouvait suffisamment près de l'agglomération pour qu'il ne soit pas entièrement certain qu'elle existe encore... Quant à ce chemin jonché de feuilles mortes, je crois bien qu'il permettait de traverser un petit bois et d'aboutir dans le bocage normand. Dans un calme absolu, le marcheur s'éloignait aussitôt des bruits de la ville ou de la circulation sur la route nationale. Sinon, fin décembre, ce qui impressionnait le plus un Canadien visitant la France, c'était bien entendu l'absence de neige et le fond de l'air encore doux, rappelant plutôt une journée de novembre à Ottawa ou Toronto. Le temps est relatif, l'hiver aussi...

Plus qu'une bourgade mais loin d'être une ville, Nigelle était une petite ville avec un beau square, un jardin public du côté des Gauchetières, deux places publiques (l'une servant au marché le samedi et l'autre au stationnement des voitures des clients), plusieurs églises et un château. On en faisait assez vite le tour, même si j'ai parfois été surpris de faire encore des découvertes à l'occasion, en allant me promener dans des recoins ignorés de l'agglomération. C'est ainsi que j'étais tombé sur cette maison en ruines visible ci-contre. Debout dans l'herbe folle, la demeure ruinée m'avait irrésistiblement attiré vers elle. Il n'y avait pas une seule clôture pour m'empêcher de succomber... Je n'avais même pas eu à pousser la porte. Il n'y en avait plus. Une fois à l'intérieur, je n'étais pas allé loin, car je me méfiais du plancher, mais je regrette surtout de n'avoir pas noté quelque part mes impressions détaillées en revenant à la maison.

Au fil des ans, j'ai pris goût aux promenades sur les petits chemins de campagne des environs. En vélo à l'occasion, mais le plus souvent à pied. C'était plus facile de s'arrêter et de prendre une photo. Du lieu-dit le Val sur la route de Dancé, ci-contre, non loin du lieu-dit La Botagne, par exemple. Et on s'arrête aussi un instant pour rêver... Ces maisons blotties sous un ciel menaçant ont l'air capables de résister à tout. Combien de saisons, de siècles ont-elles duré? Leurs formes simples, leurs fenêtres chichement comptées, les pièces de renfort qui consolident leurs murs, leurs toitures minérales, leurs cheminées trapues, tout concourt à leur donner un caractère d'évidence aussi marqué que celui d'un élément du relief naturel.

Un peu plus loin, c'était peut-être une rangée d'arbres au garde-à-vous, les branches encombrées de boules de gui, qui m'interpellait. Quoi? Le gui n'avait pas été inventé par Goscinny pour les besoins de Panoramix, le druide du village d'Astérix? Eh bien, non : si ce parasite se faisait discret l'été, caché par toute l'épaisseur du feuillage, il devenait parfaitement visible quand l'automne dégarnissait les branches. La photo n'avait pas tardé... Mes voyages en France, dès l'enfance, m'avaient rassuré que ces livres de la Bibliothèque Rose ou Verte que nous lisions quand nous étions petits n'étaient pas de simples inventions. Ils décrivaient un monde bien réel, quoiqu'un peu décalé. De quoi donner foi en la science-fiction, donc...

« The Road goes ever on », a écrit Tolkien. Cette photo prise à la sortie d'un petit hameau du Perche qui porte le joli nom de Saint-Pierre-la-Bruyère peut en donner le sentiment...

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2006-09-03

 

Superman et le cerveau inaperçu

Dans un article (.PDF) paru en avril 2004 dans le Scientific American, le rôle des cellules gliales prenait une importance nouvelle, reflétée depuis par d'autres comptes rendus ou exposés. Au-delà des détails techniques, il est certainement frappant d'observer que la proportion des cellules gliales dans le cerveau s'élève au fur et à mesure que l'on examine des cerveaux appartenant à des espèces de plus en plus intellectuelles (pour ne pas dire évoluées, ce qui serait blasphématoire). L'activité de ces cellules, qui libèrent de l'ATP ou du glutamate pour communiquer entre elles ou avec les neurones avoisinants, pourrait influer sur la formation des synapses, l'activation des neurones sur des distances relativement grandes et donc sur la mémorisation et l'apprentissage.

Selon certains, le fait que ces cellules soient environ neuf fois plus nombreuses que les neurones serait responsable de la légende urbaine selon laquelle nous n'utilisons qu'un dixième de notre cerveau. À l'époque, l'utilité de ces cellules était passée inaperçue... Que ce soit l'origine ou non de cette légende, celle-ci n'a jamais été aussi fausse, car les cellules gliales semblent bel et bien jouer un rôle capital dans l'acquisition de nouveaux souvenirs ou de nouvelles habiletés. S'il est possible de dissocier la pensée de l'apprentissage, toutefois, les neurones conserveraient leur importance ancienne pour tout ce qui concerne la pensée tandis que l'apprentissage ferait intervenir les cellules gliales pour que de nouveaux synapses se forment...

Coïncidence curieuse, les cellules gliales du système nerveux périphérique sont appelées des cellules de Schwann quand elles forment la gaine de myéline qui protège les axones. Celles-ci sont donc essentielles pour la transmission des influx nerveux. Certaines maladies (la sclérose en plaques) et paralysies sont associées à un défaut de la myélinisation des axones, ou à une lésion de la gaine de myéline. Or, Christopher Reeves, qui avait incarné Superman au grand écran avant d'être immobilisé dans un fauteuil roulant par une chute de cheval, porte le nom de Virgil Swann dans la série Smallville. Simple hasard?

En revanche, le choix du projet Blue Brain de se concentrer sur la simulation de neurones reste justifié. Il ne s'agit pas encore la pensée, mais le fonctionnement d'une partie du cerveau. Cela, les neurones demeurent capables de l'éclairer. Faut-il supposer toutefois qu'en l'absence de cellules gliales, de telles simulations du cerveau n'arriveraient qu'à engendrer des formes de conscience condamnées à vivre dans l'instant, incapable d'apprendre ou de se souvenir? Il y aurait là matière à une nouvelle de science-fiction...

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2006-09-02

 

Le symbolique usurpateur

S'il existe un point commun entre la théorie des sentiments d'Antonio Damasio dans Looking for Spinoza et de nombreuses autres théories actuelles dans le domaine des sciences cognitives, c'est celui de l'usurpation du territoire par la carte. Une carte n'est peut-être pas le territoire (pace Korzybski), mais elle est souvent plus efficace pour un usager.

Le problème de la fidélité de la représentation est un problème d'exactitude scientifique, mais il n'est pas prioritaire pour l'usager. Une carte en relief, minutieusement sculptée, est sans doute plus proche du territoire original, mais s'il est impossible de la plier et de la transporter facilement, on lui préférera une carte en deux dimensions qui se contente d'indiquer les élévations au moyen de lignes ou de contours ou de couleurs. Il semble bien qu'il en aille de même pour les êtres vivants.

La preuve en est dans la carte du corps conservée par le cerveau selon Penfield et les siens. Une cartographie fidèle du corps donnerait autant d'importance au bas du dos qu'aux mains que l'on peut plaquer dessus, ou à l'appareil génital qui représente une surface équivalente de peau et une masse bien inférieure. Mais ce serait gaspiller des ressources cognitives qu'il est bien plus utile d'attribuer à la dextérité de nos meilleurs organes préhensiles.

Un chercheur associé à l'UQÀM, Stevan Harnad, décrit le triomphe des cartes, qui supplantent l'inventaire brut des phénomènes par les sens et par le tâtonnement, comme un vol (symbolic theft) et il parle dans cet article sorti en 2000 du degré d'abstraction permis par le langage comme d'un raccourci qui usurpe en quelques symboles tout le travail cognitif réalisé par les sens et par la raison pour distinguer et définir des entités et des situations. De plus, l'individu capable de parler peut partager les fruits de son vol, multipliant ainsi l'efficacité de l'abstraction initiale. (De la même façon que la carte dressée par un explorateur peut être partagée avec des personnes qui n'auront jamais pris la mer ou arpenté de terres lointaines.)

Le succès de l'apprentissage par le langage est si grand que les philosophes et sociologues ont cru découvrir quelque chose de neuf en observant qu'une part des connaissances d'un scientifique capable de construire un appareil d'une certaine complexité n'était pas transmissible parce qu'elle était difficilement verbalisée. Les connaissances tacites naissent de l'expérience ou sont des compétences innées; elles relèvent souvent des savoir-faire acquis, en particulier de ce qui est désigné comme un tour de main. Mais les représentations symboliques — verbales, picturales, et maintenant au moyen d'animations Flash — peuvent transmettre une base plus ou moins grande, plus ou moins facilement. Les connaissances tacites représentent une portion de plus en plus congrue des savoirs.

Damasio fait appel, lui, à la cartographie par le cerveau des états somatiques et sensoriels du corps — ce que Vittorio Gallese appelle la simulation intégrée — pour expliquer comment l'esprit devient capable de jouer avec les sentiments. Les neurones activés par tel ou tel geste de notre corps, ou par telle ou telle impression reçue de nos sens, sont également activés lorsque nous observons l'équivalent chez autrui, ce qui nous permet de voir les autres comme des personnes à notre image. Du moment que ces répertoires de gestes et d'impressions existent au niveau du cerveau, il devient possible de les manipuler. Pour Damasio, les émotions sont, à l'origine, des états du corps que nous apprenons à résumer sous une forme symbolique qui n'exige plus une contrepartie physique dans tous les cas, celle des sentiments. Il le faut bien, sinon nous ne pourrions pas attribuer de sentiments à d'autres que nous. C'est du moins ainsi que je le comprends...

Si la main rend service au cerveau, ce service est en partie effacé et voilé par l'usage que fait le cerveau de cartes intermédiaires construites avec l'aide de la main, mais sans la laisser faire autorité...

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