2006-09-05
La pensée et l'intelligence
Qu'est-ce que l'intelligence?
Les racines latines, et donc indo-européennes, du mot semblent renvoyer à une capacité de discernement et de sélectivité. (Le mot latin « legere » signifie : choisir, cueillir, rassembler, lier... Il a aussi donné notre verbe lire, ce qui n'est pas innocent.) Il serait tentant d'interpréter ces racines dans le sens d'une capacité d'interconnexion, l'intelligence désignant l'aptitude à relier les faits et les notions de manière à en tirer un sens, voire quelque chose de neuf. Toutefois, les linguistes semblent privilégier une étymologie première qui décrit le geste du glaneur ou du cueilleur en train de choisir le meilleur épi dans le champ moissonné ou le plus beau fruit niché dans les branches, pour l'ajouter aux autres. Comme le latin a aussi les mots eligire (ex+legere : choisir d'entre tous), qui donne « élire » en français, et colligere (con+legere : choisir avec), qui donne « cueillir », cette interprétation ne me semble pas entièrement convaincante.
Toutefois, dans The Feeling of What Happens, Damasio suggère que la sélection est l'essence de la conscience. Des innombrables objets — objets appréhendés par les sens, objets qui existent sous forme de connaissances ou de souvenirs, idées — que le cerveau peut traiter, la conscience en retient quelques-uns qui sont amplifiés et déplacent alors les autres, les repoussant aux confins de notre spectacle intérieur. Nos ancêtres étaient-ils plus conscients de la sélection et de l'amplification d'objets dans un environnement qui changeait à un rythme plus lent? (Je ne dis pas que leur environnement comptait moins d'objets distincts; un chasseur-cueilleur est conscient de nombreux objets différents que le citadin moderne classera de manière indifférenciée comme des arbres, des buissons, de l'herbe, des insectes...) L'intelligence aurait alors été comprise non comme l'attention en soi mais comme la capacité de choisir l'objet sur lequel on fixe notre attention. Ses racines révéleraient donc cette activité centrale de l'esprit — la sélection d'un objet, la concentration de l'attention sur lui, l'examen de ses aspects, l'exploration des liens qu'il entretient avec d'autres objets, les possibilités d'en faire quelque chose : ramasser l'épi, cueillir la framboise mûre et pas trop abîmée...
Quoi qu'il en soit des origines du mot et de ce qu'elles peuvent nous dire sur ce qui était valorisé il y a des millénaires (l'habileté du cueilleur, l'habileté de la glaneuse?), l'intelligence désigne maintenant une faculté générale qui englobe le discernement, la combinaison, la perspicacité, l'habileté sociale, etc.
La meilleure façon de comprendre quelque chose, c'est souvent d'essayer de la reproduire. Le traducteur acquiert une connaissance du texte qu'il traduit qui est parfois supérieure à celle du critique et même de l'auteur, car il doit tout saisir, et de manière consciente, s'il veut recréer l'œuvre originale dans une autre langue. Ainsi, on serait porté à croire que ceux qui en savent le plus sur l'intelligence, ce sont sûrement ceux qui travaillent dans le domaine de l'intelligence artificielle.
En pratique, le terme d'intelligence artificielle (IA) recouvre un ensemble de recherches qui vont des investigations fondamentales proches des sciences cognitives jusqu'aux efforts d'amélioration des logiciels informatiques (certains proposant de faire de l'IA une simple forme d'informatique avancée). Sociologiquement, il est également patent que les applications qui réussissent (la traduction automatisée des langues naturelles, par exemple) tendent à quitter le nid de l'IA dès qu'elles volent de leurs propres ailes...
Néanmoins, les chercheurs en intelligence artificielle émettent parfois des idées remarquables et, ce qui est plus remarquable encore, leur donnent un début de réalité. Le concept de la pensée comme réalité sociale a mené les chercheurs à réaliser l'IA distribuée ou répartie sous la forme, par exemple, de systèmes multi-agents. L'intelligence est alors une propriété émergente.
Au fil des ans, cependant, l'intelligence artificielle nous en a sans doute plus appris sur notre incapacité à reconnaître l'intelligence. Turing a-t-il lancé tout le monde sur une fausse piste en mettant au point le test de Turing? Le célèbre programme ELIZA (faites-vous analyser par elle ou par une autre IA, ce sera moins cher qu'une cure psychanalytique) était troublant quand il est sorti, mais il fonctionne parce que nous fournissons l'illusion de cohérence qui insère un fantôme dans la machine... La reconnaissance des formes et l'identification des schémas semblent avoir entraîné le cerveau hominien à modéliser ses semblables sur la base d'indices fragmentaires, mais l'induction montre ses limites.
Actuellement, l'intelligence artificielle se débat avec une série de problèmes fondamentaux. La réalisation de telle ou telle visée de l'entreprise, comme dans le cas des systèmes experts dont la faisabilité démontrée dès 1973 avec SHRDLU a prouvé ipso facto qu'ils restaient loin de prétendre au rang d'IA, repousse toujours plus loin les bornes qu'il faut atteindre. Les efforts actuels restent un peu dans les mêmes voies. La constitution d'une base de données assimilables aux faits péniblement appris par chaque individu et relevant de ce que l'on appelle le sens commun est une entreprise (qui réinvente l'Encyclopédie de Diderot, dans un sens) conduite par Cycorp et son fondateur depuis plus de vingt ans. Des tentatives d'arriver au même but en faisant appel aux usagers de la Toile ont été lancées plus récemment (Mindpixel, Open Mind).
La théorie de la conscience de chercheurs comme Damasio pourrait-elle fournir de nouvelles pistes? L'enracinement du soi, de la conscience et des sentiments qui gouvernent notre raison dans un corps ouvert sur le monde extérieur permet de se demander si l'accumulation d'énoncés résumant le sens commun ne court-circuiterait pas ce qui donne justement naissance à l'intelligence... Peut-on être intelligent sans jamais avoir appris? La réponse est peut-être donnée par l'efficacité du langage comme moyen d'intégrer les savoirs appris par d'autres...
Ou faut-il croire, à l'instar des tenants de la Singularité, qu'il suffit d'attendre que la puissance de traitement des ordinateurs les hisse au niveau des capacités de notre cerveau?
Les autres billets de cette série incluent (1) « La pensée, souveraine dans l'abdication »; (2) « Penser la génétique »; (3) « La pensée a besoin de cartes »; (4) « Dans un cerveau bleu »; (5) « La main et le cerveau »; (6) « Le symbolique usurpateur » ; et (7) « Superman et le cerveau inaperçu ».
Les racines latines, et donc indo-européennes, du mot semblent renvoyer à une capacité de discernement et de sélectivité. (Le mot latin « legere » signifie : choisir, cueillir, rassembler, lier... Il a aussi donné notre verbe lire, ce qui n'est pas innocent.) Il serait tentant d'interpréter ces racines dans le sens d'une capacité d'interconnexion, l'intelligence désignant l'aptitude à relier les faits et les notions de manière à en tirer un sens, voire quelque chose de neuf. Toutefois, les linguistes semblent privilégier une étymologie première qui décrit le geste du glaneur ou du cueilleur en train de choisir le meilleur épi dans le champ moissonné ou le plus beau fruit niché dans les branches, pour l'ajouter aux autres. Comme le latin a aussi les mots eligire (ex+legere : choisir d'entre tous), qui donne « élire » en français, et colligere (con+legere : choisir avec), qui donne « cueillir », cette interprétation ne me semble pas entièrement convaincante.
Toutefois, dans The Feeling of What Happens, Damasio suggère que la sélection est l'essence de la conscience. Des innombrables objets — objets appréhendés par les sens, objets qui existent sous forme de connaissances ou de souvenirs, idées — que le cerveau peut traiter, la conscience en retient quelques-uns qui sont amplifiés et déplacent alors les autres, les repoussant aux confins de notre spectacle intérieur. Nos ancêtres étaient-ils plus conscients de la sélection et de l'amplification d'objets dans un environnement qui changeait à un rythme plus lent? (Je ne dis pas que leur environnement comptait moins d'objets distincts; un chasseur-cueilleur est conscient de nombreux objets différents que le citadin moderne classera de manière indifférenciée comme des arbres, des buissons, de l'herbe, des insectes...) L'intelligence aurait alors été comprise non comme l'attention en soi mais comme la capacité de choisir l'objet sur lequel on fixe notre attention. Ses racines révéleraient donc cette activité centrale de l'esprit — la sélection d'un objet, la concentration de l'attention sur lui, l'examen de ses aspects, l'exploration des liens qu'il entretient avec d'autres objets, les possibilités d'en faire quelque chose : ramasser l'épi, cueillir la framboise mûre et pas trop abîmée...
Quoi qu'il en soit des origines du mot et de ce qu'elles peuvent nous dire sur ce qui était valorisé il y a des millénaires (l'habileté du cueilleur, l'habileté de la glaneuse?), l'intelligence désigne maintenant une faculté générale qui englobe le discernement, la combinaison, la perspicacité, l'habileté sociale, etc.
La meilleure façon de comprendre quelque chose, c'est souvent d'essayer de la reproduire. Le traducteur acquiert une connaissance du texte qu'il traduit qui est parfois supérieure à celle du critique et même de l'auteur, car il doit tout saisir, et de manière consciente, s'il veut recréer l'œuvre originale dans une autre langue. Ainsi, on serait porté à croire que ceux qui en savent le plus sur l'intelligence, ce sont sûrement ceux qui travaillent dans le domaine de l'intelligence artificielle.
En pratique, le terme d'intelligence artificielle (IA) recouvre un ensemble de recherches qui vont des investigations fondamentales proches des sciences cognitives jusqu'aux efforts d'amélioration des logiciels informatiques (certains proposant de faire de l'IA une simple forme d'informatique avancée). Sociologiquement, il est également patent que les applications qui réussissent (la traduction automatisée des langues naturelles, par exemple) tendent à quitter le nid de l'IA dès qu'elles volent de leurs propres ailes...
Néanmoins, les chercheurs en intelligence artificielle émettent parfois des idées remarquables et, ce qui est plus remarquable encore, leur donnent un début de réalité. Le concept de la pensée comme réalité sociale a mené les chercheurs à réaliser l'IA distribuée ou répartie sous la forme, par exemple, de systèmes multi-agents. L'intelligence est alors une propriété émergente.
Au fil des ans, cependant, l'intelligence artificielle nous en a sans doute plus appris sur notre incapacité à reconnaître l'intelligence. Turing a-t-il lancé tout le monde sur une fausse piste en mettant au point le test de Turing? Le célèbre programme ELIZA (faites-vous analyser par elle ou par une autre IA, ce sera moins cher qu'une cure psychanalytique) était troublant quand il est sorti, mais il fonctionne parce que nous fournissons l'illusion de cohérence qui insère un fantôme dans la machine... La reconnaissance des formes et l'identification des schémas semblent avoir entraîné le cerveau hominien à modéliser ses semblables sur la base d'indices fragmentaires, mais l'induction montre ses limites.
Actuellement, l'intelligence artificielle se débat avec une série de problèmes fondamentaux. La réalisation de telle ou telle visée de l'entreprise, comme dans le cas des systèmes experts dont la faisabilité démontrée dès 1973 avec SHRDLU a prouvé ipso facto qu'ils restaient loin de prétendre au rang d'IA, repousse toujours plus loin les bornes qu'il faut atteindre. Les efforts actuels restent un peu dans les mêmes voies. La constitution d'une base de données assimilables aux faits péniblement appris par chaque individu et relevant de ce que l'on appelle le sens commun est une entreprise (qui réinvente l'Encyclopédie de Diderot, dans un sens) conduite par Cycorp et son fondateur depuis plus de vingt ans. Des tentatives d'arriver au même but en faisant appel aux usagers de la Toile ont été lancées plus récemment (Mindpixel, Open Mind).
La théorie de la conscience de chercheurs comme Damasio pourrait-elle fournir de nouvelles pistes? L'enracinement du soi, de la conscience et des sentiments qui gouvernent notre raison dans un corps ouvert sur le monde extérieur permet de se demander si l'accumulation d'énoncés résumant le sens commun ne court-circuiterait pas ce qui donne justement naissance à l'intelligence... Peut-on être intelligent sans jamais avoir appris? La réponse est peut-être donnée par l'efficacité du langage comme moyen d'intégrer les savoirs appris par d'autres...
Ou faut-il croire, à l'instar des tenants de la Singularité, qu'il suffit d'attendre que la puissance de traitement des ordinateurs les hisse au niveau des capacités de notre cerveau?
Les autres billets de cette série incluent (1) « La pensée, souveraine dans l'abdication »; (2) « Penser la génétique »; (3) « La pensée a besoin de cartes »; (4) « Dans un cerveau bleu »; (5) « La main et le cerveau »; (6) « Le symbolique usurpateur » ; et (7) « Superman et le cerveau inaperçu ».
Libellés : Cognition, Informatique, Livres, Psychologie