2006-06-05
La bonté qui rend Dieu nécessaire
Le problème du mal interpelle les croyants depuis fort longtemps. Si Dieu permet sciemment la victoire du mal, se peut-il donc qu'il soit infiniment bon? Et si Dieu permet la victoire du mal parce qu'il est incapable de l'empêcher, se peut-il donc qu'il soit tout-puissant? L'alternative avait de quoi embêter les plus dogmatiques. Le problème fait partie de ceux dont Leibniz traite dans sa Théodicée, une entreprise de justification de l'existence de Dieu. Il en fait le prix à payer pour la liberté de l'humanité de s'élever vers Dieu, si je peux le résumer ainsi.
Mais le phénomène de la bonté est plus traître encore pour le croyant.
J'ai toujours été frappé par la surestimation du mal qu'il y a dans le monde. Objectivement, les atteintes à la dignité humaine sont nombreuses, mais elles sont loin d'être la règle. Nous sommes des êtres fragiles, qu'il est facile de contraindre, de faire souffrir, de tuer. Rien de réel n'empêche l'homme d'être un loup pour l'homme, rien n'empêche les pires psychopathes, les tueurs en série sans conscience, de régner en maîtres — si ce n'est leur extrême rareté. Au jour le jour, nos vies reposent sur une multitude d'actes quotidiens de bonté, de collaborations tacites, de preuves répétées de confiance et de services rendus sans poser de questions, bref, de réciprocité si habituelle qu'on ne la remarque pas.
Dans le cas de figure minimum, nous sommes trop conscients de nos fragilités propres pour embêter les autres, et vice-versa. Il y a une part d'égoïsme dans cette forme de vie en société, mais aussi une forme de paresse. Sans doute est-ce inscrit dans nos gènes. Nous sommes des animaux grégaires et sociaux; nous n'avons jamais eu pour habitude de faire de nos semblables des proies. La coopération serait donc instinctive — ou consciente. Les prédateurs animaux découvrent parfois trop tard qu'ils dépendent de leurs proies. Tout comme un microbe trop virulent finit par s'éteindre parce qu'il a fauché trop complètement toutes les victimes potentielles en un trop court laps de temps, les prédateurs apprennent à se limiter s'ils ont quelque conception de leur intérêt bien compris.
Dans les autres cas de figure, une certaine compréhension instinctive de la théorie des jeux à plusieurs joueurs nous incite sans doute à coopérer tant et aussi longtemps que nous sommes payés de retour.
Il est bien entendu possible d'adopter également la réponse de Leibniz dans le cas du bien comme dans le cas du mal : la bonté est répandue parce que Dieu a voulu que le monde soit ainsi. Toutefois, la situation n'est pas symétrique. Rappelons que c'est la simple existence du mal qui embête. Mais la prépondérance du bien (ou, du moins, de l'absence du mal agissant) est à ce point écrasante qu'il est malaisé de supposer que chaque acte de bonté est le résultat d'un choix aussi conscient et délibéré que le choix du mal. Le libre-arbitre absolu en la matière n'est pas une explication suffisante, en ce qui me concerne.
Mais si la bonté est si fréquente parce qu'elle serait une sorte d'automatisme biologique ou un trait intrinsèque du monde, personne n'aurait de raison de se glorifier de sa propre vertu. Or, il est humain de se faire plaisir en faisant le bien. L'altruisme, en particulier sous la forme de la rétribution justifiée, stimulerait un sentiment de récompense assez intense au niveau du cerveau, selon Ernst Fehr et d'autres.
Mais qui choisirait de croire que la bonté est une drogue comme les autres? Ou une loi de la nature aussi inexorable que la force de la gravité?
Il est sûrement plus agréable de se dire que chaque acte de bonté de notre part est un acte volontaire qui reflète notre nature profonde et qui s'inscrit dans le cadre d'un conflit universel entre le bien et le mal, arbitré par une puissance supérieure qui n'attend que le moment propice de regrouper autour d'elle les êtres à son image bienveillante... Et comme la bonté est la règle, la majorité de toute communauté humaine peut se convaincre qu'elle accèdera au jardin de délices réservé aux bons. Mais il lui faut pour cela se convaincre aussi que la bonté est l'exception, sinon elle ne serait pas méritoire!
P.S.: Dans l'optique de l'expérience d'Özgür Gürerk et Bettina Rockenbach, aussi décrite dans un des liens ci-dessus, on peut aussi attribuer une autre raison à l'invention de Dieu par l'humanité. Cette expérience étudiait la rivalité entre deux types d'institutions, l'une punissant les tricheurs au sein d'un groupe et l'autre non. Si de nombreux sujets de l'expérience avaient d'abord opté pour l'institution n'appliquant aucune pénalité aux tricheurs, la plupart avaient fini par opter pour l'institution châtiant les tricheurs. Or, même si tous les membres d'un groupe se retrouvent dans une telle institution, il restera toujours des tricheurs, que le groupe ne pourra pas toujours éliminer. De ce point de vue, Dieu aurait été inventé pour créer un niveau institutionnel supplémentaire (et supérieur), appliquant une sanction additionnelle pour rassurer les membres du groupe que les tricheurs sont toujours punis.
Mais le phénomène de la bonté est plus traître encore pour le croyant.
J'ai toujours été frappé par la surestimation du mal qu'il y a dans le monde. Objectivement, les atteintes à la dignité humaine sont nombreuses, mais elles sont loin d'être la règle. Nous sommes des êtres fragiles, qu'il est facile de contraindre, de faire souffrir, de tuer. Rien de réel n'empêche l'homme d'être un loup pour l'homme, rien n'empêche les pires psychopathes, les tueurs en série sans conscience, de régner en maîtres — si ce n'est leur extrême rareté. Au jour le jour, nos vies reposent sur une multitude d'actes quotidiens de bonté, de collaborations tacites, de preuves répétées de confiance et de services rendus sans poser de questions, bref, de réciprocité si habituelle qu'on ne la remarque pas.
Dans le cas de figure minimum, nous sommes trop conscients de nos fragilités propres pour embêter les autres, et vice-versa. Il y a une part d'égoïsme dans cette forme de vie en société, mais aussi une forme de paresse. Sans doute est-ce inscrit dans nos gènes. Nous sommes des animaux grégaires et sociaux; nous n'avons jamais eu pour habitude de faire de nos semblables des proies. La coopération serait donc instinctive — ou consciente. Les prédateurs animaux découvrent parfois trop tard qu'ils dépendent de leurs proies. Tout comme un microbe trop virulent finit par s'éteindre parce qu'il a fauché trop complètement toutes les victimes potentielles en un trop court laps de temps, les prédateurs apprennent à se limiter s'ils ont quelque conception de leur intérêt bien compris.
Dans les autres cas de figure, une certaine compréhension instinctive de la théorie des jeux à plusieurs joueurs nous incite sans doute à coopérer tant et aussi longtemps que nous sommes payés de retour.
Il est bien entendu possible d'adopter également la réponse de Leibniz dans le cas du bien comme dans le cas du mal : la bonté est répandue parce que Dieu a voulu que le monde soit ainsi. Toutefois, la situation n'est pas symétrique. Rappelons que c'est la simple existence du mal qui embête. Mais la prépondérance du bien (ou, du moins, de l'absence du mal agissant) est à ce point écrasante qu'il est malaisé de supposer que chaque acte de bonté est le résultat d'un choix aussi conscient et délibéré que le choix du mal. Le libre-arbitre absolu en la matière n'est pas une explication suffisante, en ce qui me concerne.
Mais si la bonté est si fréquente parce qu'elle serait une sorte d'automatisme biologique ou un trait intrinsèque du monde, personne n'aurait de raison de se glorifier de sa propre vertu. Or, il est humain de se faire plaisir en faisant le bien. L'altruisme, en particulier sous la forme de la rétribution justifiée, stimulerait un sentiment de récompense assez intense au niveau du cerveau, selon Ernst Fehr et d'autres.
Mais qui choisirait de croire que la bonté est une drogue comme les autres? Ou une loi de la nature aussi inexorable que la force de la gravité?
Il est sûrement plus agréable de se dire que chaque acte de bonté de notre part est un acte volontaire qui reflète notre nature profonde et qui s'inscrit dans le cadre d'un conflit universel entre le bien et le mal, arbitré par une puissance supérieure qui n'attend que le moment propice de regrouper autour d'elle les êtres à son image bienveillante... Et comme la bonté est la règle, la majorité de toute communauté humaine peut se convaincre qu'elle accèdera au jardin de délices réservé aux bons. Mais il lui faut pour cela se convaincre aussi que la bonté est l'exception, sinon elle ne serait pas méritoire!
P.S.: Dans l'optique de l'expérience d'Özgür Gürerk et Bettina Rockenbach, aussi décrite dans un des liens ci-dessus, on peut aussi attribuer une autre raison à l'invention de Dieu par l'humanité. Cette expérience étudiait la rivalité entre deux types d'institutions, l'une punissant les tricheurs au sein d'un groupe et l'autre non. Si de nombreux sujets de l'expérience avaient d'abord opté pour l'institution n'appliquant aucune pénalité aux tricheurs, la plupart avaient fini par opter pour l'institution châtiant les tricheurs. Or, même si tous les membres d'un groupe se retrouvent dans une telle institution, il restera toujours des tricheurs, que le groupe ne pourra pas toujours éliminer. De ce point de vue, Dieu aurait été inventé pour créer un niveau institutionnel supplémentaire (et supérieur), appliquant une sanction additionnelle pour rassurer les membres du groupe que les tricheurs sont toujours punis.
Libellés : Psychologie, Réflexion, Religion