2006-05-24

 

La part des riches

J'avais été choqué le mois dernier lorsqu'un fils du ministre Audet, si j'ai bien compris, m'avait sorti cette statistique que des commentateurs liés au milieu des affaires répètent à qui mieux mieux depuis plusieurs années — que le Québec compte trop peu de riches puisque la province compte moins de 105 000 contribuables dont le revenu total dépasse 100 000 $ par an. Ce chiffre propagé par le fiscaliste Yvon Chartrand dans un article (.PDF) d'avril 2003 est souvent cité depuis, et pas seulement par le fils Audet.

L'analyse d'Yvon Chartrand n'est pas neuve, pourtant, et son argument le plus trompeur (et donc le plus répréhensible) alimente le tout-venant des analyses fiscales publiées dans les journaux depuis au moins une décennie. Je me souviens d'avoir repéré la faille dans un article paru dans The Toronto Star alors que je vivais encore à Toronto, mais un des chroniqueurs financiers de La Presse exhibe régulièrement la même mauvaise foi, et l'erreur ne cesse de circuler sur internet.

En quoi consiste cette erreur? À persister dans l'ignorance d'un fait fondamental : une société civilisée taxe les dollars, pas les gens.

On veut nous faire prendre les riches en pitié parce qu'une petite fraction des contribuables paie une fraction nettement plus élevée de tous les impôts récoltés au Québec. (Je vais parler du Québec, mais la même chose s'applique au fédéral ou dans la plupart des autres provinces et juridictions internationales comparables.)

Les chiffres les plus récents sont fournis par les ministères québécois des Finances et du Revenu, sous la forme du recueil des Statistiques fiscales des particuliers (pour l'année d'imposition 2003) disponible ici, avec plusieurs autres documents utiles.

En 2003, je remarque tout de suite que le nombre de contribuables dans la tranche des 100 000$ et plus a augmenté de 28,5% depuis 2000. Curieusement, le nombre de contribuables n'a augmenté que de 3,9%, tandis que le revenu total des contribuables n'a augmenté que de 12% dans le même temps... Le Québec fait clairement de grands efforts pour augmenter le nombre de riches, même au détriment des autres contribuables.

Ce que les fiscalistes et commentateurs déplorent, au besoin à demi-mot, c'est que 2% environ des contribuables (1,89% en 2000; 2,33% en 2003) payaient 20,8% des impôts en 2000 et 24,9% des impôts en 2003.

Franchement, je trouve beaucoup plus frappant que le demi-million de personnes dont le revenu annuel est de moins de 5 000 $ a quand même remis au fisc un demi-million de dollars. Mais passons. L'erreur de raisonnement en cause devrait être clair.

On ne taxe pas les gens en réclamant tel ou tel pourcentage de leur personne; si c'était le cas, on pourrait sans doute regretter que les riches doivent remettre la prunelle de leurs yeux à l'État tandis que les plus pauvres remettent leurs rognures d'ongle. Mais on ne paie pas sur la base de sa personne, on paie sur celle de son revenu.

Les classes aisées confondent sans doute volontiers leurs revenus et leur personne, mais la différence est très nette entre la personne qui gagne moins de 5 000$ par année et celle qui gagne plus de 100 000$.

Il ne faut pas comparer les pommes et les oranges. Si les « riches » paient plus du cinquième des impôts recueillis par l'État, c'est aussi parce que leurs revenus représentaient 12,9% de l'ensemble des revenus déclarés par les contribuables en 2000 et 14,0% en 2003. Ils paient donc un peu plus que leur part, mais nettement moins que les commentaires perfides des analystes habituels le laissent entendre.

Sans parler du minimum vital requis par les contribuables plus pauvres que la moyenne (qui explique pourquoi ils paient moins que leur part, n'ayant presque aucun superflu imposable), il me semble d'ailleurs parfaitement équitable que ceux qui profitent le plus du statu quo paient aussi le plus pour l'entretenir.

Et c'est le cas. Les « riches » versent une fraction plus élevée de leurs revenus que les autres, mais sans exagération, comme l'indique le petit tableau ci-dessous, où je calcule le taux d'imposition effectif sur l'ensemble des revenus annuels des particuliers en 2003.

Tranche du revenu total — Revenu total — Impôt exigé — Imposition effective
  1. Moins de 5000 $ — 881 206 000 $ — 549 000 $ — 0,06%
  2. 5 000-9999 $ — 5 970 618 000 $— 1 889 000 $ — 0,03%
  3. 10 000-14 999 $ — 9 413 735 000 $ — 50 748 000 $ — 0,5%
  4. 15 000-19 999 $ — 10 488 261 000 $ — 250 440 000 $ — 2,4%
  5. 20 000-24 999 $ — 10 477 961 000 $ — 468 164 000 $ — 4,6%
  6. 25 000-29 999 $ — 11 914 350 000 $ — 715 787 000 $ — 6,0%
  7. 30 000-34 999 $ — 13 040 853 000 $ — 987 596 000 $ — 7,6%
  8. 35 000-39 999 $ — 12 254 884 000 $ — 1 079 082 000 $ — 8,8%
  9. 40 000-49 999 $ — 22 144 382 000 $ — 2 248 782 000 $ — 10,2%
  10. 50 000-99 999 $ — 50 341 619 000 $ — 6 369 962 000 $ — 12,7%
  11. Plus de 100 000 $ — 23 942 559 000 $ — 4 025 454 000 $ — 16,8%
En 2000, le revenu total moyen était de 27 700$; en 2003, il est de 29 900$.

Ce que je trouve également frappant, c'est qu'un certain discours soutient qu'on ne peut pas taxer plus les riches au Québec parce qu'ils ne sont pas assez nombreux. Or, si 3,5 millions de contribuables québécois environ gagnent moins que la moyenne, ce sont près de 2,2 millions de contribuables qui gagnent plus que la moyenne. Définir comme seuls « riches » ceux qui occupent la tranche la plus élevée, c'est oublier un peu vite tous les occupants des autres tranches supérieures à la moyenne...

Il serait en fait possible de diviser les contribuables en trois groupes numériquement égaux, plus ou moins, que l'on pourrait appeler les pauvres, les « moyens » et les riches. On aurait ainsi 2,09 millions de pauvres gagnant moins de 15 000 $ par année, 1,9 millions de « moyens » gagnant entre 15 000 et 35 000 $ par année, et 1,72 millions de riches gagnant plus de 35 000 $ par année. Cette nouvelle « définition » de la richesse en choquerait plus d'un, je le sais, mais elle aurait le mérite de rappeler l'existence de cette masse majoritaire de la population qu'on oublie souvent et qui gagne pourtant moins de 35 000 $ par année... (Certes, une partie de ces « pauvres » sont en fait des mineurs ou des personnes à charge ou aidées, mais leur exclusion ne changerait que modérément les chiffres.) Faut-il préciser que la plupart des fiscalistes et journalistes qui ressassent la comparaison des pommes et des oranges que j'épingle ci-dessus ont sans doute des revenus supérieurs à ce chiffre de 35 000 $ par année ?

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