2006-05-26
La culture de la vérité
Non, le succès du Da Vinci Code n'excuse pas tout.
On ne peut pas déplorer les affirmations de Michael Crichton dans State of Fear et ensuite se prosterner devant Dan Brown sous prétexte que la popularité de ses ouvrages lui donne raison. La cigarette aussi a longtemps été populaire.
De fait, l'élément le plus dérangeant du phénomène n'est pas qu'il présente un argument religieusement hétérodoxe dans le cadre d'un roman mais qu'il prétende ensuite amarrer sa fiction et son hérésie à la terra firma des faits et des vérités établies. De plus en plus, les professionnels de l'exactitude et de la fidélité aux faits s'insurgent.
Le point de vue du journaliste tenu de respecter les faits est donné par Simon Jenkins dans The Guardian. Le point de vue de l'historien est donné par Bart D. Ehrman dans Truth and Fiction in the Da Vinci Code en ce qui concerne les premiers siècles du christianisme. La question du Prieuré de Sion est abordée par Laura Miller pour Salon.
On peut sans doute dire que la croyance au Prieuré de Sion ou à une conspiration plus que millénaire de l'Église catholique ne porte pas à conséquence. Cela n'est pas aussi grave que la croyance à un lien entre Saddam Hussein et les attentats du 11 septembre, par exemple. Croyance étayée par une poignée d'indices aussi solides que ceux du Da Vinci Code, mais qui était suffisamment répandue aux États-Unis à une certaine époque pour que le président Bush puisse envahir l'Irak! Croyance injustifiée, donc, qui aura fait des dizaines de milliers de victimes, sans compter les blessés et les proches endeuillés.
Admettons que la thèse du Da Vinci Code en est loin. Mais elle participe de la même culture du boulechitage que définit le philosophe Harry G. Frankfurt dans son essai On Bullshit. Il ne s'agit pas de mentir, ce qui présupposerait un minimum de conscience de la vérité. Au lieu, on se contente d'affirmer ce qu'il nous convient de tenir pour établi, selon les circonstances. Le boulechitage ne s'inquiète pas des faits: « It is just this lack of connection to a concern with truth—this indifference to how things really are—that I regard as the essence of bullshit. » Comme le fait d'ailleurs remarquer Timothy Noah, cela n'exclut pas que le boulechitage exprime à l'occasion la vérité, mais ce sera sans l'avoir cherché.
Tout ce qui galvaude la vérité et mine le respect des faits nous éloigne de cette culture de la rigueur qui a fondé les plus grandes découvertes scientifiques et techniques. Si la science a une grandeur tragique, disait en substance Thomas H. Huxley en 1870, c'est qu'elle permet — et même impose — la destruction de superbes hypothèses par des petits faits tout ce qu'il y a de plus moches. C'est cette dictature des choses réelles qui fait l'humble beauté des disciplines asservies aux faits — et qui fonde aussi l'esthétique de la science-fiction dure.
C'est ce que je trouve grave. Non pas que Brown se soit amusé à jouer avec les « faits » assez fuyants de l'histoire du christianisme, mais qu'il ait eu le culot de les présenter comme vrais. Et que ses éditeurs l'aient laissé faire. Et que le public ait suivi.
On ne peut pas déplorer les affirmations de Michael Crichton dans State of Fear et ensuite se prosterner devant Dan Brown sous prétexte que la popularité de ses ouvrages lui donne raison. La cigarette aussi a longtemps été populaire.
De fait, l'élément le plus dérangeant du phénomène n'est pas qu'il présente un argument religieusement hétérodoxe dans le cadre d'un roman mais qu'il prétende ensuite amarrer sa fiction et son hérésie à la terra firma des faits et des vérités établies. De plus en plus, les professionnels de l'exactitude et de la fidélité aux faits s'insurgent.
Le point de vue du journaliste tenu de respecter les faits est donné par Simon Jenkins dans The Guardian. Le point de vue de l'historien est donné par Bart D. Ehrman dans Truth and Fiction in the Da Vinci Code en ce qui concerne les premiers siècles du christianisme. La question du Prieuré de Sion est abordée par Laura Miller pour Salon.
On peut sans doute dire que la croyance au Prieuré de Sion ou à une conspiration plus que millénaire de l'Église catholique ne porte pas à conséquence. Cela n'est pas aussi grave que la croyance à un lien entre Saddam Hussein et les attentats du 11 septembre, par exemple. Croyance étayée par une poignée d'indices aussi solides que ceux du Da Vinci Code, mais qui était suffisamment répandue aux États-Unis à une certaine époque pour que le président Bush puisse envahir l'Irak! Croyance injustifiée, donc, qui aura fait des dizaines de milliers de victimes, sans compter les blessés et les proches endeuillés.
Admettons que la thèse du Da Vinci Code en est loin. Mais elle participe de la même culture du boulechitage que définit le philosophe Harry G. Frankfurt dans son essai On Bullshit. Il ne s'agit pas de mentir, ce qui présupposerait un minimum de conscience de la vérité. Au lieu, on se contente d'affirmer ce qu'il nous convient de tenir pour établi, selon les circonstances. Le boulechitage ne s'inquiète pas des faits: « It is just this lack of connection to a concern with truth—this indifference to how things really are—that I regard as the essence of bullshit. » Comme le fait d'ailleurs remarquer Timothy Noah, cela n'exclut pas que le boulechitage exprime à l'occasion la vérité, mais ce sera sans l'avoir cherché.
Tout ce qui galvaude la vérité et mine le respect des faits nous éloigne de cette culture de la rigueur qui a fondé les plus grandes découvertes scientifiques et techniques. Si la science a une grandeur tragique, disait en substance Thomas H. Huxley en 1870, c'est qu'elle permet — et même impose — la destruction de superbes hypothèses par des petits faits tout ce qu'il y a de plus moches. C'est cette dictature des choses réelles qui fait l'humble beauté des disciplines asservies aux faits — et qui fonde aussi l'esthétique de la science-fiction dure.
C'est ce que je trouve grave. Non pas que Brown se soit amusé à jouer avec les « faits » assez fuyants de l'histoire du christianisme, mais qu'il ait eu le culot de les présenter comme vrais. Et que ses éditeurs l'aient laissé faire. Et que le public ait suivi.
Libellés : Culture, Réflexion, Société