2006-03-23

 

Inflation, croissance et production

Il y a la pensée économique, et ensuite il y a le discours économiste.

Les deux sont parfois confondus, mais ils ne sont pas toujours identiques. L'économie est une science, souvent peu réjouissante, mais sujette à discussion et argumentation. Le discours économiste tend à dédaigner les nuances et les ouvertures de la pensée économique au profit d'une réification de telle ou telle variable.

Dans le Globe and Mail du 22 mars, le chroniqueur Neil Reynolds s'inspire d'écrits issus du Shadow Open Market Committee, une association d'économistes étatsuniens qui suivent les faits et gestes du comité correspondant de la Federal Reserve, pour préconiser la poursuite d'un taux d'inflation nul. Il fait remarquer que l'inflation, même lorsqu'elle est basse, produit des effets stupéfiants. Depuis 1914, le taux d'inflation au Canada a rarement dépassé une moyenne de 2% sur de longues périodes de temps, exception faite des années consécutives au choc pétrolier et à la fin de la guerre au Viêt-Nam. Pourtant, cette inflation a suffi pour que le pouvoir d'achat de 100$ en 1914 ne puisse être obtenu qu'avec une somme de 1788.99$ en 2006... Reynolds parle donc d'une corruption de la monnaie, permise et encouragée par les banques, qui nuit à la stabilité des prix.

Mais est-ce bien vrai? Certes, l'augmentation de la productivité du travail, telle qu'on la voit depuis 1914 dans les entreprises et les manufactures, devrait idéalement réduire le prix des biens correspondants. En principe, la progression de la productivité devrait générer de la déflation.

L'innovation technologique complique les choses, toutefois. C'est bien beau de dire que 100$ en 1914 achetait plus que 100$ n'en achète en 2006, mais c'est faire fi de la réalité. De nombreux biens de consommation n'existaient tout simplement pas en 1914. Pour 100$ aujourd'hui, on peut acheter une excellente clé USB pour entreposer ses fichiers informatiques — ce que tout l'argent du monde en 1914 n'aurait pu acheter. Les deux mondes sont incommensurables.

L'existence de l'inflation est en fait déduite du choix axiomatique de considérer que l'iPod d'Apple, par exemple, qui vient d'être ajouté à la corbeille des biens de consommation servant à calculer le taux de l'inflation, est strictement comparable aux biens de consommation qu'il remplace. Si on essayait de calculer le vrai taux de l'inflation, on aurait peut-être des surprises. Imaginons une corbeille de base qui, en 2006, comprendrait une miche de pain et une calculatrice pour enfants. Cela se procure pour quelques dizaines de dollars. En revanche, en 1946, il aura fallu dépenser plusieurs milliers de dollars pour avoir une miche de pain et le meilleur ordinateur. De ce point de vue, même si la miche de pain a beaucoup augmenté, l'accroissement de la productivité est immense et il produit de la déflation, comme on s'y attendait...

Reynolds plaide les vertus de la stabilité des prix. Pourtant, la stabilité absolue des prix impliquerait que l'argent gagné hier, alors que la productivité du travail était moindre, et soigneusement thésaurisé par le bourgeois devrait valoir autant que l'argent gagné aujourd'hui, par un ouvrier plus productif que jamais auparavant.

Du coup, on commence à s'interroger sur les défenseurs de cette stabilité des prix. À qui profiterait-elle? L'accroissement de la productivité est censé augmenter les revenus des travailleurs, mais les économistes Ian Dew-Becker et Robert J. Gordon ont récemment calculé (.PDF) que ce n'est pas si simple. Tout d'abord, aux États-Unis, les fruits de la croissance depuis 1966 ont presque exclusivement profité aux personnes occupant le 10% supérieur de la distribution des revenus. Ceci aurait beaucoup à voir avec les structures des marchés, mais, ensuite, un ensemble de facteurs (dont l'immigration illégale, le libre-échange, etc.) réduisent les revenus des plus pauvres. Dans la mesure où la stabilité des prix représente une autre spoliation du présent par le passé, on n'a pas l'impression que que le travail des travailleurs est récompensé à sa juste valeur, de toute façon.

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