2006-05-20
La Kermesse
La semaine dernière, dans le numéro des 13-14 mai, Le Devoir rappelait l'hommage à Dollard le 25 mai 1927, au parc Lafontaine. Les discours s'étaient succédé et Lévis Lorrain, du comité régional de l'Association catholique de la jeunesse canadienne, avait proclamé, selon la version abrégée par le journaliste : « Dollard des Ormeaux est un modèle de courage, d'intrépidité, de foi catholique et patriotique et la jeunesse canadienne-française doit marcher sur ses traces, elle doit être catholique et patriote, elle doit lutter contre les infiltrations étrangères avec courage et défendre les bonnes causes. Comme Dollard, elle doit prendre pour devise de toutes ses bonnes œuvres: "Jusqu'au bout." » Quant à l'abbé J.-C. Chaumont, curé de Saint-Clément de Viauville, il aurait abondé dans le même sens : « Aujourd'hui, il n'y a plus d'Iroquois cachés derrière tous les arbres de l'île mais nous avons encore des ennemis qui en veulent à notre foi et à notre langue. Ces ennemis, ce sont: "la mauvaise presse, que vous lisez chaque soir, le cinéma corrupteur, les livres mauvais, l'alcoolisme, le blasphème." »
L'identification de l'ennemi ne nuit jamais aux appels à la solidarité, éventuellement à l'enrégimentation...
L'auteur franco-ontarien Daniel Poliquin n'a jamais adhéré aux orthodoxies du nationalisme québécois. (Je me rappelle au moins un essai savoureux de sa plume sur les mystifications nationalistes, paru entre autres dans Cité libre.) Son roman La Kermesse replonge toutefois le lecteur dans un passé qui n'évite pas certains clichés. Le personnage principal, dénommé Lusignan, était destiné à la prêtrise, mais son enfance à l'eau bénite se transforme lorsqu'il commence à faire les 400 coups à l'adolescence.
Le roman alterne entre deux mondes, celui d'Amalia Driscoll, Irlandaise d'origine qui fréquente le beau monde d'Ottawa avant d'accepter de se déclasser en faisant une carrière d'artiste, et celui de Philomène alias Concorde, la petite paysanne canadienne-française qui fait l'amour comme elle se couche et qui va se faire une place dans la société à la force des poignets. La jeunesse dorée que connaît Amalia dans l'orbite de la cour (microscopique) du Gouverneur-général n'est pas nécessairement plus à l'abri des exigences de la vie que le milieu paysan et populaire où évolue Concorde, d'abord dans un village de colons sur l'île aux Allumettes en pleine rivière des Outatouais. Mais la description que fait Poliquin de l'existence de la jeune Philomène à Nazareth — laide, maltraitée, illettrée, prise par son cousin dans un village isolé dont les principaux passe-temps étaient la coucherie et le tapochage — est quand même dévastatrice. Et la description de l'enfance de Lusignan dans son village natal n'est guère plus ragoûtante.
Ce qui me dérange sans doute, c'est que le grotesque de cette vie villageoise est le pendant trop appuyé des descriptions idylliques (ou au moins bucoliques) d'un Lionel Groulx, d'un Frère Marie-Victorin ou même d'un Félix Leclerc. Poliquin appartient à la génération du baby-boom qui a diabolisé le Québec de ses parents comme étant celui de la Grande Noirceur afin de mieux se présenter comme la génération des Lumières et de la modernité; en vieillissant, certains affirment haut et fort que la seule vraie civilisation (la leur) va périr avec eux, submergée par un flot de barbares étrangers ou capitalistes. Comme quoi, nos baby-boomers ne sont pas si différents des bien-pensants de 1927...
Le misérabilisme québécois, quand il est porté à cet extrême, tient un peu de la « nostalgie de la boue », une expression française nettement plus usitée en anglais (comme quelques autres). Il occulte certains pans de la réalité; la misère du peuple québécois était réelle, mais le tournant du vingtième siècle, c'est aussi les progrès de l'instruction et de l'alphabétisation au Québec, les débuts de la presse à grand tirage (La Presse imprime 65 000 exemplaires et plus), l'éclairage et les tramways électriques, le développement des institutions postsecondaires, la hausse du niveau de vie... Et les francophones n'étaient pas uniquement des prêtres ou des bûcherons.
Le personnage de Lusignan, jeune arriviste un peu crapule qui part à la guerre par gloriole, découvre l'amour avec un homme au camp et revient, brisé, traîner son ivrognerie dans les rues d'Ottawa, témoigne peut-être d'une autre forme de la nostalgie de la boue pour un auteur confit dans la respectabilité (Poliquin est traducteur au Parlement et de Kerouac, auteur primé, maintenant publié par Boréal, le nec plus ultra de la bourgeoisie outremontaise). On soupçonne que l'auteur s'amuse à mettre en scène un tel personnage propre à épater le bourgeois, même s'il démontre aussi beaucoup de tendresse et de compréhension pour Lusignan, Concorde et Amalia.
Mais le roman n'est pas qu'une promenade entre les sommets et les bas-fonds de la société canadienne de la première moitié du siècle à Ottawa, à la Upstairs, Downstairs. L'intrigue noue et délie des destins; les mêmes personnages se croisent et se recroisent, forçant un peu le désir d'adhésion du lecteur. Ottawa n'était pas une si grande ville à l'époque, mais que la même demi-douzaine de personnages se retrouvent aussi souvent suscite l'incrédulité. Concorde croit d'ailleurs détenir des pouvoirs surnaturels; le fantastique est une manière commode d'expliquer ce genre de coïncidences, outre le fiat de l'auteur...
On croit aussi deviner que Poliquin, comme Jeunet pour Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, a noté des idées, des scènes et des anecdotes pendant des années, dans un calepin peut-être ou dans sa tête (en plus d'en récolter dans ses lectures; il cite dans une postface The Private Capital de Sandra Gwyn, que j'avais lu à sa sortie en 1984). Il nous les ressort assez systématiquement et leur hétérogénéité donne un rythme cahin-caha aux premiers chapitres du livre. Un auteur se doit d'intéresser, mais quand il mise trop sur l'anecdote, de sorte que la bizarrerie prend le pas sur l'histoire, le lecteur a le droit de décrocher. On sent d'ailleurs vers la fin du livre que Poliquin a épuisé son sac à surprises ou son élan premier, car les derniers chapitres du livre, après une scène cruciale qui se passe lors d'une kermesse, sont plus racontés que vécus.
Je m'étais procuré La Kermesse parce que la rumeur voulait que ce soit un des rares romans canadiens-français à traiter de la Première Guerre mondiale, non pas de ses retombées sociales ou politiques au Canada même, mais des combats et de la vie au front. Même si Poliquin se montre assez bien documenté, la guerre n'est qu'un intermède et le front est loin d'avoir la même réalité qu'Ottawa. J'ai soupiré en notant au passage que Lusignan explique comment les femmes britanniques avaient remplacé les hommes dans certains emplois, y compris aux commandes des tramways. Or, comme on venait de me signaler la mise en scène le 27 mai prochain à l'Université York de l'histoire des femmes médecin britanniques durant la Première Guerre mondiale (rappelons que la première femme médecin francophone au Québec, Irma LeVasseur, fille d'un musicien et auteur de sf, obtient la permission de pratiquer en 1903), j'ai trouvé que Poliquin restait nettement en-deçà des possibilités de l'Histoire...
Son roman aussi, d'ailleurs.
L'identification de l'ennemi ne nuit jamais aux appels à la solidarité, éventuellement à l'enrégimentation...
L'auteur franco-ontarien Daniel Poliquin n'a jamais adhéré aux orthodoxies du nationalisme québécois. (Je me rappelle au moins un essai savoureux de sa plume sur les mystifications nationalistes, paru entre autres dans Cité libre.) Son roman La Kermesse replonge toutefois le lecteur dans un passé qui n'évite pas certains clichés. Le personnage principal, dénommé Lusignan, était destiné à la prêtrise, mais son enfance à l'eau bénite se transforme lorsqu'il commence à faire les 400 coups à l'adolescence.
Le roman alterne entre deux mondes, celui d'Amalia Driscoll, Irlandaise d'origine qui fréquente le beau monde d'Ottawa avant d'accepter de se déclasser en faisant une carrière d'artiste, et celui de Philomène alias Concorde, la petite paysanne canadienne-française qui fait l'amour comme elle se couche et qui va se faire une place dans la société à la force des poignets. La jeunesse dorée que connaît Amalia dans l'orbite de la cour (microscopique) du Gouverneur-général n'est pas nécessairement plus à l'abri des exigences de la vie que le milieu paysan et populaire où évolue Concorde, d'abord dans un village de colons sur l'île aux Allumettes en pleine rivière des Outatouais. Mais la description que fait Poliquin de l'existence de la jeune Philomène à Nazareth — laide, maltraitée, illettrée, prise par son cousin dans un village isolé dont les principaux passe-temps étaient la coucherie et le tapochage — est quand même dévastatrice. Et la description de l'enfance de Lusignan dans son village natal n'est guère plus ragoûtante.
Ce qui me dérange sans doute, c'est que le grotesque de cette vie villageoise est le pendant trop appuyé des descriptions idylliques (ou au moins bucoliques) d'un Lionel Groulx, d'un Frère Marie-Victorin ou même d'un Félix Leclerc. Poliquin appartient à la génération du baby-boom qui a diabolisé le Québec de ses parents comme étant celui de la Grande Noirceur afin de mieux se présenter comme la génération des Lumières et de la modernité; en vieillissant, certains affirment haut et fort que la seule vraie civilisation (la leur) va périr avec eux, submergée par un flot de barbares étrangers ou capitalistes. Comme quoi, nos baby-boomers ne sont pas si différents des bien-pensants de 1927...
Le misérabilisme québécois, quand il est porté à cet extrême, tient un peu de la « nostalgie de la boue », une expression française nettement plus usitée en anglais (comme quelques autres). Il occulte certains pans de la réalité; la misère du peuple québécois était réelle, mais le tournant du vingtième siècle, c'est aussi les progrès de l'instruction et de l'alphabétisation au Québec, les débuts de la presse à grand tirage (La Presse imprime 65 000 exemplaires et plus), l'éclairage et les tramways électriques, le développement des institutions postsecondaires, la hausse du niveau de vie... Et les francophones n'étaient pas uniquement des prêtres ou des bûcherons.
Le personnage de Lusignan, jeune arriviste un peu crapule qui part à la guerre par gloriole, découvre l'amour avec un homme au camp et revient, brisé, traîner son ivrognerie dans les rues d'Ottawa, témoigne peut-être d'une autre forme de la nostalgie de la boue pour un auteur confit dans la respectabilité (Poliquin est traducteur au Parlement et de Kerouac, auteur primé, maintenant publié par Boréal, le nec plus ultra de la bourgeoisie outremontaise). On soupçonne que l'auteur s'amuse à mettre en scène un tel personnage propre à épater le bourgeois, même s'il démontre aussi beaucoup de tendresse et de compréhension pour Lusignan, Concorde et Amalia.
Mais le roman n'est pas qu'une promenade entre les sommets et les bas-fonds de la société canadienne de la première moitié du siècle à Ottawa, à la Upstairs, Downstairs. L'intrigue noue et délie des destins; les mêmes personnages se croisent et se recroisent, forçant un peu le désir d'adhésion du lecteur. Ottawa n'était pas une si grande ville à l'époque, mais que la même demi-douzaine de personnages se retrouvent aussi souvent suscite l'incrédulité. Concorde croit d'ailleurs détenir des pouvoirs surnaturels; le fantastique est une manière commode d'expliquer ce genre de coïncidences, outre le fiat de l'auteur...
On croit aussi deviner que Poliquin, comme Jeunet pour Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, a noté des idées, des scènes et des anecdotes pendant des années, dans un calepin peut-être ou dans sa tête (en plus d'en récolter dans ses lectures; il cite dans une postface The Private Capital de Sandra Gwyn, que j'avais lu à sa sortie en 1984). Il nous les ressort assez systématiquement et leur hétérogénéité donne un rythme cahin-caha aux premiers chapitres du livre. Un auteur se doit d'intéresser, mais quand il mise trop sur l'anecdote, de sorte que la bizarrerie prend le pas sur l'histoire, le lecteur a le droit de décrocher. On sent d'ailleurs vers la fin du livre que Poliquin a épuisé son sac à surprises ou son élan premier, car les derniers chapitres du livre, après une scène cruciale qui se passe lors d'une kermesse, sont plus racontés que vécus.
Je m'étais procuré La Kermesse parce que la rumeur voulait que ce soit un des rares romans canadiens-français à traiter de la Première Guerre mondiale, non pas de ses retombées sociales ou politiques au Canada même, mais des combats et de la vie au front. Même si Poliquin se montre assez bien documenté, la guerre n'est qu'un intermède et le front est loin d'avoir la même réalité qu'Ottawa. J'ai soupiré en notant au passage que Lusignan explique comment les femmes britanniques avaient remplacé les hommes dans certains emplois, y compris aux commandes des tramways. Or, comme on venait de me signaler la mise en scène le 27 mai prochain à l'Université York de l'histoire des femmes médecin britanniques durant la Première Guerre mondiale (rappelons que la première femme médecin francophone au Québec, Irma LeVasseur, fille d'un musicien et auteur de sf, obtient la permission de pratiquer en 1903), j'ai trouvé que Poliquin restait nettement en-deçà des possibilités de l'Histoire...
Son roman aussi, d'ailleurs.
Libellés : Histoire, Livres, Ontario