2008-04-24

 

Iconographie de la SFCF (22)

Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle; (9) les couvertures de la série des aventures SF de l'agent IXE-13; (10) les couvertures de la micro-édition; (11) les couvertures des numéros 24; (12) les couvertures de fantasy; (13) une boule de feu historique; (14) une petite histoire de l'horreur en français au Canada; (15) l'instrumentalisation colonialiste de la modernité; (16) un roman fantastique pour jeunes de 1946; (17) le théâtre moderne de SFCF; (18) la télé et la SFCF écrite; (19) l'anniversaire de Spoutnik; (20) les premières guerres imaginaires de la SFCF; et (21) les chimères.

Après la Grande Guerre, la science-fiction qui se publie au Canada francophone prend une coloration nouvelle. Elle se rattache de plus en plus aux textes publiés à l'étranger, en particulier en France. Les Aventures extraordinaires de deux Canayens de Jules Jehin en 1918 rendent un hommage assez appuyé à Jules Verne et aux auteurs contemporains; de plus, elles adoptent le format du fascicule qui sera également celui des romans de la collection lancée par Édouard Garand à Montréal, « Le Roman canadien ». L'inclusion d'illustrations dans ces romans rappelle également la pratique déjà adoptée dans les éditions illustrées de romans comme Le Nouveau Déluge. Dans cette collection, la science-fiction n'est vraiment représentée que par La Cité dans les fers (1926) d'Ubald Paquin, dont j'ai déjà parlé. L'autre roman que l'on peut rattacher au genre, c'est L'Impératrice de l'Ungava (1927) d'Alexandre Huot (1897-1953). Immanquablement, le lecteur songe à des romans comme She de Haggard et L'Atlantide de Pierre Benoit, mais sous une forme bien édulcorée. La belle Impératrice de « l'Empire des Montagnais, Nascapis et Esquimaux » règne à Orsauvage en Ungava, dont les filons de métal doré financent la construction d'une ville nouvelle visible à l'arrière-plan de la couverture par Albert Fournier. Mais l'Impératrice est bien jeune, une ancienne élève du Couvent de Bellevue à Québec, et elle rougit quand il est question d'amour. On est loin des terribles déesses immortelles de Haggard ou Benoit...

Dans L'Impératrice de l'Ungava, l'arrivée à Orsauvage et sa description tiennent en huit pages à peine. Certes, ce n'est pas une fraction négligeable d'un roman d'une cinquantaine de pages, mais c'est fort peu si on compare cet épisode aux longs développements d'Eutopia ou d'Erres boréales. Le choix du Grand Nord est intéressant puisqu'il précède le choix de l'Arctique dans la version filmée de She en 1935, quelques années plus tard, mais non le choix d'une île polaire par l'auteur soviétique Vladimir Obrouchev comme site d'un monde perdu dans son roman Zemlia Sannikova en 1926.

L'Impératrice de l'Ungava précède de peu un ouvrage québécois qui relève beaucoup plus franchement de la science-fiction, le recueil L'Homme qui va (1929) de Jean-Charles Harvey (1891-1967), qui a obtenu un Prix David la même année. L'édition originale est illustrée par de petits dessins de la plume de Simone Routier (1901-1987) qui a également obtenu un Prix David en 1929, mais pour un recueil de poésie. Toutes les nouvelles du recueil de Harvey ne relèvent pas de la science-fiction, car l'auteur fait aussi appel au fantastique et à l'allégorie. Dans la nouvelle « Tu vivras trois cents ans », le docteur Lazare Pernelle reçoit vers 1950 la visite de la Mort, qui lui offre des philtres de longévité. Ceux-ci lui permettront de vivre trois siècles, c'est-à-dire assez longtemps pour qu'il se rende compte de l'inanité de la vie. Et ça marche! Pernelle profite de la vie, rencontre l'amour, tente de percer le secret des philtres, puis les partage avec le second grand amour de sa vie, ayant décidé que la vie seule ne suffit pas si doivent souffrir les êtres que l'on aime. La nouvelle contient quelques lignes sur l'avenir — en 2200, les invités se rendent à une grande réception en avion. Mais il s'agit beaucoup plus d'un conte philosophique ou moral.

Dans « Isabeau », une femme de ce nom reçoit un aviateur appelé Gaspard qui s'éprend vite de cette beauté troublante. Comme ailleurs dans le recueil, cet aviateur symbolise l'audace, l'aventure et l'avenir. Son avion surgit au crépuscule « et, avec l'élégance du goéland, il se pose sur le sable roux de la grève ». De l'appareil « sort un jeune homme. Il est de haute taille et fort beau. » Il s'exerce au vol transocéanique : « Comme l'aigle, j'essaie mes ailes avant l'envolée de la gloire. Dans un jour, je passerai l'océan, et, d'un seul bond, j'aurai supprimé la distance qui sépare deux continents. » Isabeau et Gaspard partent ensemble au-dessus de l'océan, l'avion survolant les vagues pendant des heures jusqu'à ce que la femme révèle à l'homme luttant contre l'épuisement qu'elle est l'incarnation de la Gloire. Et c'est la chute de l'avion vaincu, durant laquelle le pilote sent se poser sur lui les lèvres froides de la Gloire. « Et la mer infinie se referma sur cette petite chose qu'on appelle un homme. » Difficile de ne pas songer à Charles Nungesser qui disparut en 1927 au cours d'une traversée de l'Atlantique... L'illustration de Routier représente ce moment dramatique et point culminant de l'histoire, et il suffit de comparer le dessin de Routier à une photo de L'Oiseau blanc de Nungesser et Coli pour saisir la ressemblance.

Dans la nouvelle « Au pays du rat sacré », Harvey sacrifie encore au culte de l'aviation entretenu à cette époque par des aviateurs et des auteurs comme Saint-Exupéry. (Durant la Seconde Guerre mondiale, Harvey devait rencontrer Saint-Exupéry.) Cette fois, c'est un pilote appelé Paul Durant qui disparaît en 1950, ayant pris le chemin de Mars après avoir quitté Québec aux commandes d'un trimoteur. Les journaux le croit tombé au large de Terre Neuve (comme Nungesser et Coli), mais il a réussi à traverser l'espace intersidéral en profitant de l'énergie solaire... Il revient de son périple avec l'histoire du savant Hosmar, qui a eu le malheur d'avoir raison trop tôt. Sur Mars, la ville capitale de Mingrotolim (où les hommes ont huit pieds et les femmes sept) vouait autrefois un culte au rat gris qui pullulait depuis des siècles. Le savant Hosmar se fait abominer d'injures quand il ose affirmer qu'il a observé un rat blanc. Il passe pour fou et il est enfermé à l'asile jusqu'à ce qu'il décide d'abjurer sans essayer d'avoir raison contre tout le monde... Paul Durant conclut son récit en relatant que, depuis l'époque de Hosmar, le rat blanc a supplanté le rat gris à tel point que la population de Mingrotolim refuse de croire qu'il y a déjà eu des rats gris. Quelques années plus tard, Harvey n'allait pas se faire des amis en publiant Les Demi-Civilisés et il allait devenir le champion de l'anti-fascisme au Québec, rejetant la mollasse pensée unique de ses contemporains qui, à l'instar de Lionel Groulx, ne trouvaient pas grand-chose à reprocher à Mussolini, Salazar ou Pétain. En fait, Harvey rejetait tous les totalitarismes et son roman Les Paradis de sable critiquera aussi les illusions du communisme. Que voulait-il faire entendre par cette nouvelle? Peut-être que si on a raison contre tous, on se fera donner raison, tôt ou tard... au besoin, après sa mort, comme le suggère l'illustration de Routier!

Retenons deux autres textes de Harvey. Dans « Radiodiffusion sanglante », Harvey signe un texte d'authentique science-fiction qui se passe en 1940. Georges Loranger et Germaine le Pailleur se sont fiancés à Québec, mais les soucis de santé de Germaine obligent son docteur à l'envoyer se refaire une santé dans les Rocheuses. Elle fait le voyage dans le grand monoplan de service, mais elle rencontre à Banff un séduisant Américain. Tombée sous son charme, elle le cache bien mal quand Georges lui rend visite. Une lettre de rupture ne tarde pas, mais Georges insiste pour parler une dernière fois à l'infidèle. Comme il est de retour à Québec, il est obligé de se servir d'un appareil de « radio-photo-téléphonie », ce qu'on appellerait aujourd'hui un vidéophone. Malgré les supplications de Georges, Germaine ne change pas d'idée et le jeune homme amoureux se tue sous les yeux de la fiancée volage, le sang coulant sur le visage de Georges à l'écran — et dans l'illustration de Routier. Le message est ambigu. En une dizaine d'années, le progrès a bouleversé les modes de vie. Georges et Germaine ont pris l'avion pour New York le soir de leurs fiançailles et l'avion facilite aussi les déplacements, de Québec aux Laurentides ou de Québec aux Rocheuses. Mais la technique ne change rien à la leçon présente chez d'autres auteurs québécois, comme Tardivel : « Cette année-là déjà, on pouvait, à trois mille milles de distance, voir souffrir et mourir. Le progrès n'avait pas diminué d'une goutte la mer infinie des douleurs morales. »

La nouvelle « L'Étoile » épilogue aussi sur l'immédiateté offerte par les nouveaux médias. Kathleen Murphy est une fille de La Malbaie dont le docteur René Jasmin s'est épris, mais elle rêve aussi de la gloire et de la renommée comme actrice. « Hollywood m'attire comme une terre promise. » Remarquée par une troupe de passage dans la région, elle fait carrière en l'espace de trois ans et devient une star. La date n'est pas précisée, mais Harvey anticipe la télévision hertzienne en couleurs de plusieurs décennies (en France, la télévision de l'ORTF ne passerait à la couleur que plusieurs mois après la mort de Harvey en janvier 1967). Il la décrit ainsi : « On vient de donner la dernière main à la prodigieuse invention du radio-ciné-parlant. L'image visuelle se transmettant par les airs à l'égal des sons, on combine parfaitement, dans les appareils récepteurs d'ondes, la photographie animée et la vibration sonore. À cela s'ajoute la reproduction exacte des couleurs. » Mais cette invention se transforme en appareil de torture quand le docteur Jasmin doit subir la vision de la femme qu'il aime sans espoir dans les bras d'un autre homme. Il a rendu à la vedette sa voix chérie, mais il a refusé de profiter de la gratitude offerte de Kathleen. La radiodiffusion cinématographie est cruelle, car Harvey la conçoit encore comme du direct, je crois, de sorte que l'effet pour le pauvre docteur Jasmin est décuplé. La femme qu'il aime est presque parfaitement présente, sauf qu'elle n'y est pas...

L'amour et l'avenir sont aussi au rendez-vous dans les deux ultimes nouvelles du recueil, « Hélène du XXVe siècle » et « La dernière nuit », qui imaginent un futur éloigné et une triste fin du monde qui perd la chaleur du Soleil mourant... Par la place faite aux futurs les plus lointaines et aux techniques affectant jusqu'à la vie la plus intime, ce recueil s'inscrit à part entière dans la science-fiction du vingtième siècle.

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