2008-08-01
Iconographie de la SFCF (23)
Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle; (9) les couvertures de la série des aventures SF de l'agent IXE-13; (10) les couvertures de la micro-édition; (11) les couvertures des numéros 24; (12) les couvertures de fantasy; (13) une boule de feu historique; (14) une petite histoire de l'horreur en français au Canada; (15) l'instrumentalisation colonialiste de la modernité; (16) un roman fantastique pour jeunes de 1946; (17) le théâtre moderne de SFCF; (18) la télé et la SFCF écrite; (19) l'anniversaire de Spoutnik; (20) les premières guerres imaginaires de la SFCF; (21) les chimères; et (22) l'émergence d'une SFCF moderne.
Comme je le signale dans mon article paru dans Solaris 167, la SFCF produite dans la région de la ville de Québec vers 1900 exprime des rêves collectifs et des ambitions nationales. Le tournant qui est pris avec Harvey en 1929 ne signifie pas pour autant la disparition d'une littérature articulant une vision de l'avenir axée sur les valeurs traditionnelles. Les spécialistes de la question connaissent bien une série d'ouvrages québécois qui développent sur presque un siècle un motif littéraire particulièrement cohérent, qualifié d'utopie par des critiques comme Georges Desmeules. À l'origine de ce motif, on retrouve deux romans phare du XIXe siècle québécois, Charles Guérin de P.-J.-O. Chauveau et Jean Rivard d'Antoine Gérin-Lajoie. (On notera que les aventures de Jean Rivard ont connu plusieurs sous-titres différentes selon les éditions : « défricheur» ou « le défricheur », « économiste » ou « l'économiste», « récit de la vie réelle » ou « scènes de la vie réelle ».)
L'édition initiale en feuilleton de Charles Guérin en 1846-1847 racontait le destin contrasté d'un Canadien-français de bonne famille. L'édition en fascicules en 1852-1853 s'enrichissait toutefois d'un épilogue explicite qui décrivait la paroisse idéale façonnée par le héros. C'était le germe d'une utopie...
En 1862, Antoine Gérin-Lajoie publie Jean Rivard, le défricheur (.PDF) dans les Soirées canadiennes. En 1864, il complète dans Le Foyer canadien la fresque biographique de son héros imaginaire dans Jean Rivard, économiste (.PDF). Mesuré à l'aune des éditions successives entre 1874 et 1960, le diptyque est un succès, encore qu'il soit possible de noter qu'entre les premières éditions sous forme de livre de 1874 à 1877, et les éditions qui se multiplient à partir de 1913, il s'écoule près de quarante ans. S'il s'agit d'un succès populaire, celui-ci semble avoir été relancé par une étude de Camille Roy en 1910 et par les célébrations du centième anniversaire de naissance de Gérin-Lajoie en 1924. Par la suite, le nationalisme québécois à la sauce duplessiste s'empare du roman pour en faire une apologie de la vie rurale. (En 1935 paraît une édition en bande dessinée dans l'Action catholique de Québec, du 5 octobre au 11 novembre. Elle est ensuite éditée sous la forme du fascicule dont je reproduis ici la couverture, mais sans indication de date. Comme l'élection générale a lieu le 25 novembre, j'incline à penser que cet album paru dans le fief de Duplessis a pu être édité avant cette date afin de faire circuler la bonne parole.) Ce que Robert Major a bien dégagé dans son étude (.PDF) de 1991, c'est que la vie rurale n'est pas synonyme ici de défrichement ou d'activités purement agricoles. Le défrichement des terres permet à Jean Rivard d'accéder à une condition de fermier prospère qui investit dans plusieurs entreprises rurales mais profitables. Nul besoin pour les Canadiens-français de s'exiler dans l'Ouest ou d'aller travailler dans les filatures des États-Unis. La fortune était à portée de main au Canada. Bref, à certains égards, Gérin-Lajoie signe l'équivalent pour son temps des secrets du succès livrés par Marc Fisher aujourd'hui.
Néanmoins, le roman a eu une influence durable. Avant l'étude de Camille Roy, Errol Bouchette a signé Robert Lozé (.PDF) en 1903 qui prend en quelque sorte le contre-pied de Jean Rivard en privilégiant beaucoup plus l'idée qu'une industrie rurale québécoise pouvait aspirer à se tailler sa part des marchés dans tout le Canada, voire à l'exportation. (Bouchette place dans son récit un écho incontestable à l'action de Jean Rivard en faisant tuer une ourse et adopter un ourson par ses protagonistes.) Même alors, Bouchette prolonge Gérin-Lajoie. Ce dernier avait fait de son héros, Jean Rivard, un personnage qui avait des ambitions relativement locales, mais pas purement fermières. Dans les cases ci-contre de la bande dessinée de 1935, on le voit superviser un petit empire industriel et familial. À un frère sa fabrique de potasse, à l'autre frère le moulin à bois et le moulin à farine. Mais dans Robert Lozé, le frère du personnage principal est un fondateur d'industrie, Jean Lozé, qui rêve comme suit :
Ce qui est certain, c'est que le personnage de Jean Rivard fonde un motif littéraire qui se précisera au siècle suivant et gagnera en consistance au point de devenir un modèle figé et incontournable. Si Marcel Faure (1922) de Jean-Charles Harvey s'inscrit plutôt dans le sillage de Robert Lozé en faisant du personnage principal lui-même un entrepreneur industriel à poigne, on trouve ensuite un descendant figuré de Jean Rivard dans la personne d'Yves Marin, le héros de L'Iris bleu (1923), un des premiers romans des Éditions Édouard Garand. Et le fidèle comparse de Jean Rivard s'y retrouve aussi sous le nom de Paul Lauzon qui témoigne d'une bravoure équivalente (symbolisée cette fois par son héroïsme sur les champs de bataille de la Grande Guerre) ainsi que du même gros bon sens (incarné par son dégoût de la guerre et sa sagesse en affaires). L'auteur, Jules E. Larivière, avait signé L'Iris bleu pour un concours de la Société Saint-Jean-Baptiste et Larivière fait écho à la doctrine défendue par Errol Bouchette et Édouard Montpetit. En fait, il cite même Montpetit nommément en faisant dire au docteur du roman que les Canadiens-français doivent se servir de l'arme de la richesse, et donc de l'industrie.
On retrouve ensuite dans La Cité dans les fers (1926) d'Ubald Paquin un héros nationaliste, André Bertrand, le chef d'une société secrète qui tient « à la fois du Cyrano, du Mirabeau et de Mussolini »! Bertrand cultive des terres familiales près de Sainte-Geneviève et consacre ses loisirs à l'étude de l'histoire politique du pays. L'apologie de la vie rurale (couplée au dénigrement de la ville et de ses promiscuités) et du tempérament de chef est aussi bien présent dans le roman Grisaille (1937) d'Armand Roy.
Le motif est suffisamment bien cerné pour que Rex Desmarchais en propose une étude mi-psychologique mi-sociologique dans La Chesnaie (1942). Le récit est ambigu, érigeant en modèle un homme accompli, Hugues Larocque, qui veut mener une révolution fasciste au Québec en balayant les politiciens et la démocratie. Certains commentateurs y ont vu un roman qui serait fasciste au premier degré, ce qui semble improbable. Imagine-t-on un roman ouvertement fasciste paraissant en 1942 quand le Canada est en guerre contre des régimes fascistes? Décidément, les littéraires n'ont parfois aucune culture historique. En revanche, c'est en 1942 que des nationalistes québécois fondaient le Bloc populaire, confirmant la prescience de Desmarchais. Celui-ci avertit d'ailleurs dans sa préface qu'il n'a « point voulu servir une cause, plaider en faveur de ceci, me dresser contre cela », même s'il avoue que ses personnages ont eu des « modèles » de départ. Il décrit son personnage principal comme un fanatique, mais il ne fait certes pas de ce « futur dictateur du peuple canadien-français » une figure à émuler. C'est d'ailleurs ce qui a gêné et ce qui gêne encore. De toute évidence, Desmarchais traduit avec un détachement qui n'exclut pas une certaine sympathie la conception que se font les nationalistes contemporains d'un chef digne d'être suivi. Il oscille entre la déconstruction et la glorification du « Chef ». En 1944, ceci lui vaut une remontrance à peine voilée du critique Jacques Tremblay dans Relations, revue publiée par l'École sociale populaire des Jésuites : « Cependant, l'idée centrale du roman est trop importante et d'un poids trop lourd pour que l'attention se porte surtout les caractères. Par ailleurs, les héros principaux, dans la mesure même où ils ont de la consistance, sont d'une valeur humaine trop inférieure à celle de l'idée qui les conduit pour ne pas décevoir, et cette idée méritait de meilleurs hommes. D'ailleurs, dans la réalité comme dans le roman on peut dire que c'est une idée malheureuse dans ses amis. »
Desmarchais maîtrise de bout en bout la mythologie qui s'est constituée autour du « Chef » attendu des Canadiens français (même après l'avènement de Duplessis, le « Cheuf »). Hugues Larocque a trente-quatre ans. (Il porte le nom même du comte de La Rocque qui dirigea l'association de droite des Croix de Feu en France, fut mêlé à la journée insurrectionnelle du 6 février 1934 et se rallia à Pétain en 1940.) Son ami Alain Després le voit à quarante ou quarante-cinq ans « comme le Salazar des Canadiens-Français. Il organise la nation, il restaure son caractère catholique et français. Il assure notre prédominance intellectuelle et économique dans le Québec. Il nous fournit mille raisons d'une légitime fierté nationale. » Quand Larocque veut publier un journal, le premier éditorial entonnera un air familier tant à Lionel Groulx qu'à l'Ordre de Jacques-Cartier : « Nous critiquerons la conduite de n'importe quel parti chaque fois que ses actes iront contre les intérêts supérieurs des Canadiens-Français [...] Nous nous proposons de rallier tous nos compatriotes qui ne croient plus aux partis politiques. » Bientôt, Larocque se fait d'ailleurs appeler « le Chef » et a un programme politique, intitulé L'État français du Québec, qui « définissait quelle attitude les Canadiens-Français devraient adopter devant la religion, les Anglais et les Juifs, le régime parlementaire, les questions économiques et financières. » Cependant, lorsque l'auteur décrit Larocque qui sourit, tout à ses sombres projets, il ajoute « Le démon nationaliste le possédait. » Il est extrêmement difficile d'imaginer cette phrase surgir sous la plume d'un nationaliste sincère comme Groulx et la remarque trahit une distance qu'il faut étendre à toute la conception du roman. Larocque ira jusqu'au meurtre, mais l'auteur nous montre surtout la réaction horrifiée d'un proche et l'entreprise de Larocque échoue parce que le peuple n'est pas encore prêt à se faire dicter sa conduite par un dictateur. Roman fasciste? Ben voyons!
Tant qu'à faire, il faudrait plutôt réserver l'appellation à deux romans d'Armand Grenier, Erres boréales (1944) et Défricheur de hammada (1953), ou mieux encore à Eutopia (1944) de Thomas Bernier. En particulier dans ce dernier livre, on peut vraiment parler d'un fascisme à l'italienne, quoique encore plus fortement imprégné de catholicisme. Encore une fois, ces trois romans campent, dans les décors les plus improbables, de l'Arctique au Sahara à Lévis, des personnages qui cultivent le sol et qui forment des communautés exemplaires. Les descendants de Jean Rivard...
Comme je le signale dans mon article paru dans Solaris 167, la SFCF produite dans la région de la ville de Québec vers 1900 exprime des rêves collectifs et des ambitions nationales. Le tournant qui est pris avec Harvey en 1929 ne signifie pas pour autant la disparition d'une littérature articulant une vision de l'avenir axée sur les valeurs traditionnelles. Les spécialistes de la question connaissent bien une série d'ouvrages québécois qui développent sur presque un siècle un motif littéraire particulièrement cohérent, qualifié d'utopie par des critiques comme Georges Desmeules. À l'origine de ce motif, on retrouve deux romans phare du XIXe siècle québécois, Charles Guérin de P.-J.-O. Chauveau et Jean Rivard d'Antoine Gérin-Lajoie. (On notera que les aventures de Jean Rivard ont connu plusieurs sous-titres différentes selon les éditions : « défricheur» ou « le défricheur », « économiste » ou « l'économiste», « récit de la vie réelle » ou « scènes de la vie réelle ».)
L'édition initiale en feuilleton de Charles Guérin en 1846-1847 racontait le destin contrasté d'un Canadien-français de bonne famille. L'édition en fascicules en 1852-1853 s'enrichissait toutefois d'un épilogue explicite qui décrivait la paroisse idéale façonnée par le héros. C'était le germe d'une utopie...
En 1862, Antoine Gérin-Lajoie publie Jean Rivard, le défricheur (.PDF) dans les Soirées canadiennes. En 1864, il complète dans Le Foyer canadien la fresque biographique de son héros imaginaire dans Jean Rivard, économiste (.PDF). Mesuré à l'aune des éditions successives entre 1874 et 1960, le diptyque est un succès, encore qu'il soit possible de noter qu'entre les premières éditions sous forme de livre de 1874 à 1877, et les éditions qui se multiplient à partir de 1913, il s'écoule près de quarante ans. S'il s'agit d'un succès populaire, celui-ci semble avoir été relancé par une étude de Camille Roy en 1910 et par les célébrations du centième anniversaire de naissance de Gérin-Lajoie en 1924. Par la suite, le nationalisme québécois à la sauce duplessiste s'empare du roman pour en faire une apologie de la vie rurale. (En 1935 paraît une édition en bande dessinée dans l'Action catholique de Québec, du 5 octobre au 11 novembre. Elle est ensuite éditée sous la forme du fascicule dont je reproduis ici la couverture, mais sans indication de date. Comme l'élection générale a lieu le 25 novembre, j'incline à penser que cet album paru dans le fief de Duplessis a pu être édité avant cette date afin de faire circuler la bonne parole.) Ce que Robert Major a bien dégagé dans son étude (.PDF) de 1991, c'est que la vie rurale n'est pas synonyme ici de défrichement ou d'activités purement agricoles. Le défrichement des terres permet à Jean Rivard d'accéder à une condition de fermier prospère qui investit dans plusieurs entreprises rurales mais profitables. Nul besoin pour les Canadiens-français de s'exiler dans l'Ouest ou d'aller travailler dans les filatures des États-Unis. La fortune était à portée de main au Canada. Bref, à certains égards, Gérin-Lajoie signe l'équivalent pour son temps des secrets du succès livrés par Marc Fisher aujourd'hui.
Néanmoins, le roman a eu une influence durable. Avant l'étude de Camille Roy, Errol Bouchette a signé Robert Lozé (.PDF) en 1903 qui prend en quelque sorte le contre-pied de Jean Rivard en privilégiant beaucoup plus l'idée qu'une industrie rurale québécoise pouvait aspirer à se tailler sa part des marchés dans tout le Canada, voire à l'exportation. (Bouchette place dans son récit un écho incontestable à l'action de Jean Rivard en faisant tuer une ourse et adopter un ourson par ses protagonistes.) Même alors, Bouchette prolonge Gérin-Lajoie. Ce dernier avait fait de son héros, Jean Rivard, un personnage qui avait des ambitions relativement locales, mais pas purement fermières. Dans les cases ci-contre de la bande dessinée de 1935, on le voit superviser un petit empire industriel et familial. À un frère sa fabrique de potasse, à l'autre frère le moulin à bois et le moulin à farine. Mais dans Robert Lozé, le frère du personnage principal est un fondateur d'industrie, Jean Lozé, qui rêve comme suit :
Cet endroit deviendra sous ma main une ruche. Les abeilles butineront sous mes yeux, mais aussi et surtout au loin dans les pays miniers qui m'entourent de toutes parts. Le Québec méridional, le Nouveau-Brunswick sont aujourd'hui les tributaires de la Nouvelle-Angleterre. Je saurai détourner ce tribut. Leurs richesses tomberont dans mes creusets et dans mes hauts-fourneaux. Je les accroîtrai au centuple, je les distribuerai dans l'univers; et le port vaste et vide qu'on aperçoit de ces sommets s'animera bientôt sous la puissance créatrice de l'industrie.Et les auteurs québécois continueront à se dépêtrer du mythe « Jean Rivard » au moins jusqu'en 1985, quand Réjean Ducharme signe un roman, Les Enfantômes, qui s'inscrit dans la géographie imaginaire du diptyque de Gérin-Lajoie. Pour sa part, Gérin-Lajoie a fait de la vie des livres un des secrets du succès de Jean Rivard, qui exhibe fièrement sa bibliothèque personnelle...Comme je le souligne dans mon article récent pour Solaris, Jean Rivard est écrit par Gérin-Lajoie durant un séjour relativement bref à Québec. Il l'écrit au moment où se profilent à l'horizon immédiat des temps plus durs pour la ville de Québec. Quand le roman est édité entre 1874 et 1877, les inquiétudes naissantes des années soixante ont été confirmées par l'émigration grandissante aux États-Unis et l'ascension de Montréal aux dépens de Québec. Durant ces mêmes années, la construction d'intérêt national d'un chemin de fer de la rive nord du Saint-Laurent, entre Québec et Hull, apparaît comme la clé d'une colonisation fructueuse qui retiendrait au Québec les agriculteurs canadiens-français et alimenterait en outre l'activité portuaire de Québec. Le roman bénéficie-t-il de ce regain d'intérêt pour la colonisation? Il faudrait fouiller... En tout cas, pour retenir les francophones au Canada, Gérin-Lajoie ne lésine pas sur les moyens : le succès de Jean Rivard n'a ni ombre ni revers. L'ascension de son personnage aurait-elle été moins exagérée dans un autre contexte?
Ce qui est certain, c'est que le personnage de Jean Rivard fonde un motif littéraire qui se précisera au siècle suivant et gagnera en consistance au point de devenir un modèle figé et incontournable. Si Marcel Faure (1922) de Jean-Charles Harvey s'inscrit plutôt dans le sillage de Robert Lozé en faisant du personnage principal lui-même un entrepreneur industriel à poigne, on trouve ensuite un descendant figuré de Jean Rivard dans la personne d'Yves Marin, le héros de L'Iris bleu (1923), un des premiers romans des Éditions Édouard Garand. Et le fidèle comparse de Jean Rivard s'y retrouve aussi sous le nom de Paul Lauzon qui témoigne d'une bravoure équivalente (symbolisée cette fois par son héroïsme sur les champs de bataille de la Grande Guerre) ainsi que du même gros bon sens (incarné par son dégoût de la guerre et sa sagesse en affaires). L'auteur, Jules E. Larivière, avait signé L'Iris bleu pour un concours de la Société Saint-Jean-Baptiste et Larivière fait écho à la doctrine défendue par Errol Bouchette et Édouard Montpetit. En fait, il cite même Montpetit nommément en faisant dire au docteur du roman que les Canadiens-français doivent se servir de l'arme de la richesse, et donc de l'industrie.
On retrouve ensuite dans La Cité dans les fers (1926) d'Ubald Paquin un héros nationaliste, André Bertrand, le chef d'une société secrète qui tient « à la fois du Cyrano, du Mirabeau et de Mussolini »! Bertrand cultive des terres familiales près de Sainte-Geneviève et consacre ses loisirs à l'étude de l'histoire politique du pays. L'apologie de la vie rurale (couplée au dénigrement de la ville et de ses promiscuités) et du tempérament de chef est aussi bien présent dans le roman Grisaille (1937) d'Armand Roy.
Le motif est suffisamment bien cerné pour que Rex Desmarchais en propose une étude mi-psychologique mi-sociologique dans La Chesnaie (1942). Le récit est ambigu, érigeant en modèle un homme accompli, Hugues Larocque, qui veut mener une révolution fasciste au Québec en balayant les politiciens et la démocratie. Certains commentateurs y ont vu un roman qui serait fasciste au premier degré, ce qui semble improbable. Imagine-t-on un roman ouvertement fasciste paraissant en 1942 quand le Canada est en guerre contre des régimes fascistes? Décidément, les littéraires n'ont parfois aucune culture historique. En revanche, c'est en 1942 que des nationalistes québécois fondaient le Bloc populaire, confirmant la prescience de Desmarchais. Celui-ci avertit d'ailleurs dans sa préface qu'il n'a « point voulu servir une cause, plaider en faveur de ceci, me dresser contre cela », même s'il avoue que ses personnages ont eu des « modèles » de départ. Il décrit son personnage principal comme un fanatique, mais il ne fait certes pas de ce « futur dictateur du peuple canadien-français » une figure à émuler. C'est d'ailleurs ce qui a gêné et ce qui gêne encore. De toute évidence, Desmarchais traduit avec un détachement qui n'exclut pas une certaine sympathie la conception que se font les nationalistes contemporains d'un chef digne d'être suivi. Il oscille entre la déconstruction et la glorification du « Chef ». En 1944, ceci lui vaut une remontrance à peine voilée du critique Jacques Tremblay dans Relations, revue publiée par l'École sociale populaire des Jésuites : « Cependant, l'idée centrale du roman est trop importante et d'un poids trop lourd pour que l'attention se porte surtout les caractères. Par ailleurs, les héros principaux, dans la mesure même où ils ont de la consistance, sont d'une valeur humaine trop inférieure à celle de l'idée qui les conduit pour ne pas décevoir, et cette idée méritait de meilleurs hommes. D'ailleurs, dans la réalité comme dans le roman on peut dire que c'est une idée malheureuse dans ses amis. »
Desmarchais maîtrise de bout en bout la mythologie qui s'est constituée autour du « Chef » attendu des Canadiens français (même après l'avènement de Duplessis, le « Cheuf »). Hugues Larocque a trente-quatre ans. (Il porte le nom même du comte de La Rocque qui dirigea l'association de droite des Croix de Feu en France, fut mêlé à la journée insurrectionnelle du 6 février 1934 et se rallia à Pétain en 1940.) Son ami Alain Després le voit à quarante ou quarante-cinq ans « comme le Salazar des Canadiens-Français. Il organise la nation, il restaure son caractère catholique et français. Il assure notre prédominance intellectuelle et économique dans le Québec. Il nous fournit mille raisons d'une légitime fierté nationale. » Quand Larocque veut publier un journal, le premier éditorial entonnera un air familier tant à Lionel Groulx qu'à l'Ordre de Jacques-Cartier : « Nous critiquerons la conduite de n'importe quel parti chaque fois que ses actes iront contre les intérêts supérieurs des Canadiens-Français [...] Nous nous proposons de rallier tous nos compatriotes qui ne croient plus aux partis politiques. » Bientôt, Larocque se fait d'ailleurs appeler « le Chef » et a un programme politique, intitulé L'État français du Québec, qui « définissait quelle attitude les Canadiens-Français devraient adopter devant la religion, les Anglais et les Juifs, le régime parlementaire, les questions économiques et financières. » Cependant, lorsque l'auteur décrit Larocque qui sourit, tout à ses sombres projets, il ajoute « Le démon nationaliste le possédait. » Il est extrêmement difficile d'imaginer cette phrase surgir sous la plume d'un nationaliste sincère comme Groulx et la remarque trahit une distance qu'il faut étendre à toute la conception du roman. Larocque ira jusqu'au meurtre, mais l'auteur nous montre surtout la réaction horrifiée d'un proche et l'entreprise de Larocque échoue parce que le peuple n'est pas encore prêt à se faire dicter sa conduite par un dictateur. Roman fasciste? Ben voyons!
Tant qu'à faire, il faudrait plutôt réserver l'appellation à deux romans d'Armand Grenier, Erres boréales (1944) et Défricheur de hammada (1953), ou mieux encore à Eutopia (1944) de Thomas Bernier. En particulier dans ce dernier livre, on peut vraiment parler d'un fascisme à l'italienne, quoique encore plus fortement imprégné de catholicisme. Encore une fois, ces trois romans campent, dans les décors les plus improbables, de l'Arctique au Sahara à Lévis, des personnages qui cultivent le sol et qui forment des communautés exemplaires. Les descendants de Jean Rivard...