2005-11-29

 

Errances

Le recueil Vraies Histoires fausses d'Élisabeth Vonarburg compte une série de nouvelles plus ou moins placées sous le signe de l'autofiction. La lecture est fascinante quand on connaît l'autrice depuis un certain temps, ainsi que les paysages qu'elle évoque. Le jeu du vrai et du faux.

La dernière nouvelle, «Transhumance», pose tout particulièrement la question du rapport au réel... Il me semblait qu'Élisabeth avait été une marcheuse, mais seulement à l'occasion d'excursions en pleine nature, alors? Car, est-ce bien Élisabeth que cette narratrice qui ne connaît que son nid et ses itinéraires familiers? Quelle que soit la réponse, la question m'a amené à me demander, à mon tour, quand donc j'ai commencé à explorer les villes à pied, et pourquoi.

Je ne suis pas un marcheur sportif; je marche pour voir, pour explorer, pour savoir que je suis allé quelque part de particulier. Vingt ou trente km en forêt sous prétexte d'entretenir la forme ne m'intéressent pas. Quand j'étais petit, j'avais une bicyclette et elle me servait à explorer, avec un ou deux copains, tout ce qui se trouvait entre le Queensway et la rivière des Outaouais dans mon quartier. C'était alors l'extrême banlieue d'Ottawa --- si on compte Orléans comme un satellite, et non une banlieue organique de la ville. Il y avait encore des terrains vagues, des champs près de l'école, des ruisseaux qui coulaient à ciel ouvert (ils ont été recouverts), une maison de ferme dans les ruines de laquelle on pouvait cueillir du lilas en mai...

Je ne sais plus quand exactement, mais j'ai renoncé à la bicyclette pour mes pérégrinations à Ottawa. Oh, la bicyclette d'enfant de ces jeunes années avait été remplacée par une bicyclette d'adulte, mais elle m'a servi de moins en moins. Sans doute que je n'aimais pas me colleter avec la circulation automobile. Et, bien sûr, comme nous sommes au Canada, j'ai appris à conduire l'année de mes seize ans. Pour mon père, cela allait de soi que ses enfants apprennent à conduire. Et comme la maisonnée disposait de deux Volkswagens, il n'était pas trop difficile d'emprunter une voiture pour une sortie si j'avais besoin de me rendre à une réunion du club de science-fiction ou du groupe d'écrivains Lyngarde.

Mais, en ce qui concerne mes expériences formatrices, il y a aussi la dimension française. Dans ma famille de France, la marche apéritive ou digestive était encore à l'honneur. Dans une petite ville du Perche, pas si loin du Combray de Proust, il suffisait de marcher quelques minutes pour quitter les rues et marcher par les sentiers et les petites routes de la campagne. On goûtait en famille, assis au revers du talus d'un champ, en enfonçant quelques carrés de chocolat dans un morceau de baguette... Pour explorer Paris, quand j'ai eu l'âge de me lancer tout seul, la marche était également incontournable, même avec l'aide du métro.

Ainsi, au Canada, pour les déplacements importants qui exigeaient une certaine planification et de la ponctualité, je conduisais. Et si je voulais me promener pour explorer, la marche présentait certains avantages. Un marcheur peut passer n'importe où et il n'a pas besoin de s'inquiéter d'une voiture ou d'une bicyclette s'il s'arrête quelque part. J'ai donc, au fil des ans, apprivoisé les villes de ma vie — Ottawa, Paris, Toronto, Montréal — en m'élançant au hasard dans le dédale des rues, muni d'une carte et d'une bouteille d'eau, d'un parapluie aussi au besoin. À Ottawa, j'ai poussé des pointes jusqu'à Tenth Line vers l'est, jusqu'à Island Park au moins vers l'ouest, jusqu'à Aylmer au nord de la rivière et jusqu'à Pointe-Gatineau dans l'autre direction. À l'intérieur de ces bornes, j'ose affirmer que je connaissais ma ville...

Mais celle que je connaissais n'existe plus tout à fait.

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2005-11-27

 

En littérature, érudition n'est pas toujours culture...

Ces jours-ci, je suis en train de lire Valperga, de Mary Shelley. Même s'il s'intéresse au destin du condottiere Castruccio de Lucca (début XIVe siècle), le roman pourrait être dit florentin tout comme le roman précédent de Mary, Frankenstein, avait été suisse, voire genevois. Tout comme Shelley se trouvait en Suisse quand elle a eu l'idée de Frankenstein, elle s'est renseignée en Toscane même sur les lieux de Valperga. Aucun fantastique dans ce roman historique, sauf dans la mesure où Shelley fonde un genre, celui de la saga médiévalisante qui fait une belle place aux femmes. De nos jours, les femmes qui écrivent de la fantasy ne dédaignent pas de faire la part belle à des personnages féminins où certaines semblent se projeter, à un point qui dépasse parfois les bornes de la vraisemblance historique. Mais Shelley l'a fait avant elles.

Shelley est passée par Florence; dans le premier tiers de Valperga que j'ai fini de lire, ce n'est pas entièrement évident, car les personnages du roman ne s'y rencontrent que brièvement. Comme je suis également passé par Florence, je suis curieux de voir si trois expériences différentes de la ville toscane pourront se toucher. Même si j'ai mangé avec Serena Gentilhomme dans un restaurant florentin, Paoli, qui existait déjà du temps de Mary Shelley, la ville moderne est bien différente de la ville visitée par Shelley ou de l'agglomération médiévale...

L'édition de Valperga chez Oxford University Press que j'ai entre les mains est l'œuvre de Michael Rossington, professeur à l'université de Newcastle upon Tyne.

La lecture d'un ouvrage annoté est toujours un peu frustrante. Quand un astérisque signale l'existence d'une note, il est difficile de résister à l'envie d'aller voir. Malheureusement, de nos jours (o tempora o mores), on estime à si peu la culture des lecteurs que, de plus en plus souvent, je remarque que les compilateurs jugent bon de se fendre d'une note pour expliquer, par exemple, qui était Charlemagne, ce qu'était un sénéchal ou ce qu'est du blé d'Inde. Si je donne des exemples tirés du travail de Rossington, puisque je l'ai sous la main, j'en ai constaté l'équivalent dans d'autres ouvrages annotés. Du coup, le lecteur le moindrement cultivé a l'impression d'avoir perdu son temps en interrompant sa lecture pour se faire dire qui était Charlemagne (en deux lignes). Ce qui gâche sa lecture...

Mais le comble, c'est quand Rossington signe une note qui, au lieu de jeter un peu de clarté, nous plonge dans la confusion. Au début du Chapitre XI, Castruccio, qui est du parti des gibelins, quitte Euthanasia, qui est du parti des guelfes, afin d'aller faire la guerre. Ils s'aiment, mais Euthanasia ne peut pas lui souhaiter de réussir dans ses combats! Donc: «He took leave of his lady; yet she neither tied the scarf around him, nor bade him go and prosper.» Rossington explique la mention d'une écharpe en expliquant qu'il s'agit d'un sash, c'est-à-dire une ceinture dans le genre de l'ancienne ceinture fléchée canadienne-française. Mais si ce n'est pas nécessairement erroné, tout le contexte suggère que la référence à une écharpe s'explique plutôt par la coutume médiévale de la «faveur», objet personnel reçu par le chevalier de sa dame avant de combattre dans un tournoi ou de partir guerroyer. Il s'agissait souvent d'une écharpe, souvent nouée autour du bras. Quand Shelley parle de nouer l'écharpe autour de Castruccio, il n'est pas dit que ce serait autour de sa taille et non de son bras. La construction même de la phrase suggère que si Euthanasia s'abstient de nouer l'écharpe en question, c'est l'équivalent d'un refus de souhaiter à Castrucci de réussir. S'abstenir de nouer une écharpe appartenant à Castruccio aurait certes été une marque de distance, mais cette marque de défaveur aurait été bien plus forte si Euthanasia avait refusé d'attacher sa propre écharpe autour de Castruccio, en se réclamant implicitement de la tradition des romans de chevalerie... Si Rossington ne connaissait pas cette coutume des temps chevaleresques, ce serait la preuve qu'il ne faut pas confondre l'extrême érudition qu'il démontre pour tout ce qui concerne l'ouvrage de Shelley avec une véritable culture générale. Mais il la connaît certainement et peut-être fait-il confiance à ses lecteurs pour la reconnaître (alors qu'ils ignorent, selon lui, tant d'autres choses), mais le moins qu'on puisse dire, c'est que sa note lance plutôt le lecteur sur une fausse piste...

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2005-11-26

 

Des anneaux loin d'être uniques...

De nombreux auteurs de science-fiction ont postulé que les anneaux de Saturne faisaient partie des grandes constantes du système solaire. Lorsque des voyageurs dans le temps ou l'espace revenaient sur Terre à l'aveuglette, sans savoir à quelle époque ils se trouvaient, les anneaux de Saturne étaient presque toujours là pour les rassurer. Ils revenaient bien sur Terre; ils ne s'étaient pas égarés...

Nous savons aujourd'hui que les anneaux de Saturne ne sont ni les seuls anneaux du système solaire (Jupiter et Uranus en ont) ni promis à une existence éternelle. L'existence dynamique de toutes les structures en orbite autour de Saturne est de plus en plus évidente. Dernièrement, une équipe d'astrophysiciens du CEA (Commissariat à l'Énergie Atomique), de l'Université Paris 7 et du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) a mis en évidence l'existence d'un anneau de Saturne en forme de spirale. Le phénomène trahit l'opération continue de mécanismes façonnant les anneaux... Il permet d'imaginer des anneaux ailleurs, éphémères ou non...

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2005-11-25

 

Vieillissement et criminalité au Québec

Une des nouvelles du jour concerne les taux de criminalité avec violence au Canada. Les bulletins de nouvelles soulignent donc que le Québec a le taux de violence le plus bas selon une enquête du Centre canadien de la statistique juridique — et en tirent la conclusion rassurante que Montréal et Québec sont les villes les plus sûres du pays. Tandis que l'Alberta a le taux le plus élevé. De quoi conforter certains préjugés qui ont cours dans l'intelligentsia québécoise...

Pourtant, c'est pour moi l'occasion de proposer le genre de rapprochement que les journalistes font rarement quand une nouvelle est si bonne que cela les arrange de ne pas trop creuser. Par exemple, les données du recensement de 2001 démontrent que le Québec est aussi la province canadienne où l'âge médian est le plus élevé tandis que l'Alberta compte une des populations les plus jeunes du Canada.

Or, les criminologues associent volontiers une criminalité plus élevée à une population plus jeune. Il est donc parfaitement naturel de retrouver moins de violences criminelles au Québec qu'en Alberta. Les rixes n'éclatent pas souvent dans les centres de l'âge d'or!

Ceci est bien entendu un indicateur du dynamisme économique relatif des deux provinces, l'Alberta attirant plus de jeunes que le Québec parce que c'est en Alberta que se trouvent les salaires élevés et les emplois, point. C'est aussi une confirmation du maigre dynamisme démographique québécois. Contrairement à certains contempteurs du manifeste «Pour un Québec lucide», il s'agit là d'un problème réel que la baguette magique de la souveraineté ne résoudra pas; en fait, il n'y a pas de solutions rapides à un problème qui se prépare depuis le temps de ma naissance, au cœur du creux qui a suivi le baby boom. Mais c'est là un autre sujet...

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Les fées et les petits hommes verts

On m'a signalé que mon rapport sur l'origine des petits hommes verts est paru dans The New York Review of Science Fiction. Je les fais remonter aux légendes de petits hommes verts issus de la féerie et des croyances traditionnelles... Je n'ai pas encore reçu le numéro en question, mais il est assez amusant de trouver dans l'actualité un cas où la croyance au petit peuple a stoppé la construction d'un lotissement en Écosse, selon le Times.

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2005-11-23

 

L'art à l'école

Je viens de voir ressurgir sur une liste une pétition déjà ancienne (lancée début 2004, semble-t-il) qui prétend que le gouvernement du Québec voudrait bannir les options artistiques des cours du secondaire.

En fait, il semble plutôt que le nouveau programme entré en vigueur en septembre exige des cours obligatoires en art durant les deux dernières années du secondaire, à raison de 50 heures d'enseignement par an, là où il n'y avait aucune obligation auparavant. Du coup, les arts seront enseignés du primaire jusqu'à la fin du secondaire. L'Association québécoise des éducatrices et éducateurs spécialisés en arts plastiques (AQÉSAP) a plutôt tendance à s'appuyer sur cette réforme pour réclamer son application — et à endosser l'opposition au boycott par les enseignants syndiqués des activités culturelles parascolaires, comme le Salon du Livre de Montréal...

Quant à la modification du Régime pédagogique du préscolaire, du primaire et du secondaire, elle semble plutôt prometteuse. Le communiqué officiel émis en février fait état non seulement de l'obligation d'enseigner les arts en 4e et 5e secondaire, mais aussi d'exigences accrues pour le diplôme d'études secondaires, notamment dans les cours de sciences et de mathématiques. (Pendant longtemps, il me semble, on avait accordé au Québec des diplômes d'études secondaires à des étudiants qui n'avaient pas nécessairement suivi des cours de sciences et de mathématiques du début à la fin de leur progression. Ceci pourrait expliquer le succès incontesté des élèves québécois en sciences et en mathématiques; les élèves moins habiles étaient tout simplement absents de ces cours. Cela ne les empêchait pas d'obtenir un diplôme — et ceci pourrait faire partie des facteurs faisant de la population québécoise un lectorat moins que favorable à la science-fiction. On pourrait donc prédire que les résultats des élèves québécois fléchiront à l'avenir si cette réforme est bien appliquée...)

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2005-11-22

 

Le nouveau martyrologue québécois

Pierre Pettigrew n'avait pas entièrement tort quand il parlait d'une succession de perdants à la tête du Parti Québécois, mais il n'a pas mis le doigt sur le fond des choses, seulement sur le point le plus sensible. Deux référendums perdus, ce sont des défaites indiscutables qu'il est douloureux de rappeler. Le rejet triomphal de l'accord de Charlottetown ne compte pas pour grand-chose dans les mémoires... Curieusement, ceux qui ont œuvré pour la défaite de cet accord ne s'en font pas gloire très souvent.

Mais ce que l'élection de Boisclair à la chefferie du PQ confirme de manière saisissante, c'est l'affection des Québécois pour les éclopés et les canards boiteux. Le signe le plus clair que le souverainisme a remplacé la religion catholique dans la société québécoise francophone, c'est sa capacité à désigner de nouveaux martyrs à l'admiration des masses.

Autrefois, il n'y a pas si longtemps, les jeunes Canadiens français apprenaient à vénérer les missionnaires catholiques qui avaient souffert pour leur foi. Depuis la Révolution tranquille, c'est passé de mode, mais le grand récit nationaliste a substitué à ces martyrs de l'évangélisation de nouveaux héros qui ont souffert pour leur foi indépendantiste.

Sur le mode mineur, il y a les quelque cinq cents personnes emprisonnées en vertu de la Loi sur les mesures de guerre lors de la crise d'Octobre.

Mais le premier grand martyr, c'est bien entendu René Lévesque. Battu lors du référendum de 1980, il est persécuté pour sa foi. Buvant la coupe jusqu'à la lie, il est attaché au poteau de torture lors de la fameuse «nuit des longs couteaux». Malgré l'allusion outrancière à un épisode de la sombre histoire nazie, cette invocation de couteaux plantés dans le dos ne ressuscite-t-elle pas le spectre des tortures amérindiennes et de la prise du scalp? Rien ne sera épargné à René Lévesque, y compris la trahison ou le reniement des siens, jusqu'à la mort prématurée. Et rappeler sa descente aux enfers, comme on l'a fait récemment, avant que la machine médiatique passe à Nathalie Simard, ne fait rien pour entamer sa popularité, au contraire.

Le second grand martyr, c'est bien sûr Lucien Bouchard. Fils prodigue du souverainisme québécois qui cède aux séductions du fédéralisme conservateur, il s'arrange pour être acculé à la démission par Brian Mulroney afin de pouvoir quitter Ottawa (cet antre de perdition), revenir au pays et réintégrer le giron nationaliste. S'il a eu la sagesse de se poser déjà en victime du devoir et de la fidélité au Québec, il n'a droit à l'apothéose qu'en subissant l'attaque galopante de la bactérie mangeuse de chair qui le laisse éclopé. Dès lors, il est porté aux nues et son élection douloureuse, qui le porte au pouvoir tout en le privant de la pluralité des voix, ne fait qu'égratigner son charisme. La contestation de son leadership par les membres du Parti Québécois n'est guère plus dommageable. Il ne commence à perdre son auréole qu'en se mêlant de sermonner, d'abord, son parti, puis le Québec tout entier dans le manifeste récent pour un Québec lucide.

Certes, ce ne sont pas tous les dirigeants du Parti Québécois qui accèdent à cette béatification par le martyre. Les chefs éphémères (Pierre-Marc Johnson) sont vite oubliés. Bernard Landry avait bien compris le principe de cette popularité, comme le prouvent ses nombreuses tentatives de déchirer sa chemise en public, mais il n'arrive pas à y mettre la sincérité nécessaire. Quand il s'en agace, il renonce à son poste de chef suite à un vote qu'il juge insuffisant.

Quant à Jacques Parizeau, il est l'exception qui confirme la règle. En toute logique, il devrait susciter l'admiration fervente de tous les souverainistes. Il a non seulement remporté la seule élection depuis 1981 lors de laquelle le Parti Québécois a obtenu la pluralité des voix, il a quand même fait partie de l'équipe qui a failli porter le Québec sur les fonts baptismaux comme nouveau pays, à quelques milliers de voix près. Mais le rôle de victime ne lui convient pas. Au lieu d'adopter la résignation bien chrétienne (mais non dénuée d'espérance) d'un René Lévesque en 1980, il se rebelle rageusement un certain soir d'octobre 1995.

On s'empresse de lui montrer la porte.

Nouveau martyr potentiel, André Boisclair ne peut se targuer d'avoir suscité la vindicte ailleurs au Canada. Mais son homosexualité déclarée le classe parmi les victimes de l'opprobre des croyants dans bien des parties du monde. Et sa consommation de cocaïne l'expose encore plus dangereusement à la réprobation publique. Dans un monde médiatique qui subit de plus en plus le formatage de Star Academy, c'est le petit candidat «en danger». S'il n'a pas encore l'ampleur tragique d'un René Lévesque, il a écrasé sans mal Pauline Marois. Trop vieille, trop expérimentée, trop sûre d'elle, trop riche, murmurait-on... bref, pas victime pour un sou. Par contre, Boisclair avait si clairement l'étoffe d'une future victime sacrificielle qu'il l'a emporté.

Et Pierre Pettigrew lui a plutôt rendu service en confirmant immédiatement qu'il serait en butte aux attaques de ses adversaires sur tous les fronts.

Les Québécois francophones se reconnaissent-ils dans les destins difficiles? On sait qu'ils ont longtemps voué un culte à Saint-Jean-Baptiste, le prophète bafoué et exécuté, ainsi qu'à Saint Joseph, le cocu de Dieu. Les leaders vulnérables ont bien des avantages; ils sont mal placés pour faire la leçon, par exemple. Et ils sont excusés d'avance s'ils ne réussissent pas. Bref, il sera plus facile de croire que le peuple «né pour un petit pain» ne l'est plus quand celui-ci cessera de plébisciter les victimes et les perdants.

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2005-11-21

 

L'incivisme français

Dans Le Monde du 21 novembre, le philosophe André Glucksman souligne quelque chose qui ne surprendra aucun observateur un peu distancié de la France d'aujourd'hui. Le mode de contestation adopté par les responsables des violences urbaines dans les banlieues apparaît facilement comme une simple extension de l'incivisme français, souvent accepté tacitement par l'ensemble de la population. Sauf que si des routiers bloquent les autoroutes ou que des fermiers détruisent des cargaisons de fruits étrangers, c'est un geste politique. Faire la grève, dans la légalité ou non, c'est un droit. Fumer au mépris des consignes, c'est même un devoir pour les fumeurs soucieux de défendre la liberté de tous. Se moquer des règles de stationnement en immobilisant sa voiture sur le trottoir, c'est un jeu — en attendant l'amnistie présidentielle qui reviendra maintenant tous les cinq ans... Mais si on brûle des voitures, ce n'est apparemment pas pareil.

Cette fois, je teste la longévité du lien inclus dans ce commentaire...

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2005-11-20

 

La langue de l'écriture

Le numéro 129 de Liaison est consacré à la littérature pancanadienne. Ou plus précisément aux auteurs que publient les maisons d'édition francophones hors-Québec. Ce qui m'exclut, pour l'essentiel. Moi, je considère que je ne suis pas moins franco-ontarien que lorsque j'habitais à Toronto. Et il faudrait chercher longtemps pour trouver trace d'une quelconque réalité québécoise dans ce que j'écris maintenant.

Mais c'est un autre débat. Ce qui m'interpelle ce soir, c'est la contribution de Paul Dubé, «La littérature d'écrivains francophones écrite en anglais». Il est rare qu'on reconnaisse cette réalité de la vie littéraire canadienne. Si je n'ai pas signé de livre en anglais, j'ai quand même fait paraître plusieurs nouvelles en anglais — ainsi qu'un poème. Et c'est un fait qui n'est pas particulier au Canada francophone hors-Québec : Yves Meynard a d'abord écrit et publié Le Livre des chevaliers en anglais.

Qui plus est, Dubé cite un roman, Madeleine and the Angel de Jacqueline Dumas, que j'ai toujours tenu pour une des seules expressions littéraires de ma réalité d'enfant qui a grandi entre deux langues et d'adulte également à cheval entre l'anglais et le français. (Un autre ouvrage que j'avais trouvé particulièrement proche de moi relève de la science-fiction. Surveillance de Julian May (première partie d'Intervention) s'intéresse à l'enfance de jeunes Franco-Américains en Nouvelle-Angleterre et j'y ai aussi retrouvé ce reflet d'une vie menée dans les deux langues qu'il est si rare de trouver dans toutes les autres littératures canadiennes. Enfin, celles que je peux lire...)

Dans la mesure où je m'en souviens, le français apparaît à l'intérieur du cercle familial dans le roman de Dumas. Il surgit surtout dans les dialogues, je crois, et peut-être dans quelques réminiscences du passé. Il est pratiquement absent hors de ce cercle et, pour de nombreux francophones hors-Québec, ceci est parfaitement réaliste. La vie sociale, et la vie de la société en général, a lieu en anglais. La pensée sur de nombreux sujets, pratiques ou non, est rapidement atteinte et emprunte ses schèmes et ses idées à l'anglais.

Il est donc logique d'employer l'anglais pour assurer la narration d'un roman, pour reproduire de grands pans de la pensée des personnages plongés dans cette réalité anglophone. Le français, s'il n'est pas présent dans la vie professionnelle à l'extérieur du foyer, est rapidement confiné à quelques faits et gestes de la vie quotidienne.

On peut le déplorer, mais telle est la pente de la vie en milieu minoritaire. Pour l'écrivain, n'écrire qu'en français, c'est une démarche d'annexion de la réalité sociale et extérieure à la vie intérieure, mais le résultat, comme dans le roman de Frigerio, a souvent quelque chose de tristement artificiel. On ne peut nier la vérité d'une voix, mais ce n'est qu'une voix. Mais n'écrire qu'en anglais, ce serait également une trahison, avec ceci de grave qu'en prime, on s'avouerait vaincu. Car ce serait admettre l'ingérence du monde extérieur dans le vécu intérieur.

La solution passe sans doute par une forme de bilinguisme dans le texte même, mais ce sont alors les deux langues qui se combattent, qui se nuisent peut-être, qui se dynamitent... Et la question se pose à l'auteur : aura-t-il des lecteurs suffisamment acrobatiques pour le suivre? Et combien?

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2005-11-19

 

Retour à Bouquinville

Si le Bouquinville baptisé par Stanley Péan se matérialise chaque année sous la forme d'une petite ville appelée le Salon du Livre de Montréal, les habitants de Bouquinville cessent d'être seuls et de vivre entre eux le samedi. Les auteurs — et tous ceux qui produisent des livres —rencontrent leur public. Les allées sont envahies et il devient difficile de marcher plus vite que le plus lent des flâneurs présents.

Je me suis rendu au Salon avec Thibaud Sallé et son fils. Pour la première fois depuis longtemps, j'ai payé pour entrer. Mais le nombre de guichets suffisait à faire avancer très vite les visiteurs qui faisaient la file.

Une fois au Salon, j'ai croisé le Bouquinville dans Bouquinville, c'est-à-dire le petit Bouquinvillage de la SF d'ici. Rencontre et repas avec Julie Martel, retrouvailles avec Mehdi Bouhalassa, remise d'un livre promis à Élisabeth Vonarburg, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir demandé... J'ai aussi pu faire le point sur le prochain ouvrage de Laurent McAllister avec Yves Meynard, saluer Christine Rebours, parler avec Guy Gavriel Kay et Sonia Sarfati, entretenir Anne Guéro du congrès Boréal, promettre un livre à Daniel Sernine et bavarder avec Stéphane Marsan. Des heures occupées, mais précieuses.

À l'occasion, la conversation a rebondi et nous avons évoqué le blogue (éphémère) de Patrick Senécal sur le site de La Presse, créé uniquement pour le temps du Salon. Qu'est-ce que ce sera quand tout le monde aura son blogue? Les effets de miroir seront vertigineux. On se surveillera et on surveillera les paroles de l'autre en songeant toujours à la possibilité que tel ou tel mot assassin, que telle ou telle évaluation soit répétée à l'infini.

Évidemment, en pratique, si tout le monde se fait blogueur, il n'y aura plus personne pour lire les blogues et on retombera dans la même situation qu'avant les blogues, car ce qui s'écrira sur les blogues restera aussi privé ou confidentiel que si les faits rapportés et les paroles consignées n'avaient pas eu lieu. Le réseau des blogues deviendra en quelque sorte l'envers des événements bruts, une trace permanente mais rarement consultée de tout ce qui s'est passé dans la journée, filtré par la subjectivité de chaque blogueur. Seuls les blogueurs les plus intéressants attireront des lecteurs — et peut-être les feront-ils payer pour ce privilège!

Après mon passage au Salon, je suis allé voir le nouveau film dans la série des «Harry Potter». J'avais vu le dernier à Milan, mais j'ai renoué cette fois avec les habitudes que j'ai prises au Paramount. Le début du film enchaîne les séquences plus ou moins fébriles comme s'il s'agissait d'une bande-annonce. Un peu moins effréné, le reste du film se déroule quand même à toute allure, en sacrifiant une partie de ce qui faisait la richesse du roman. Cela dit, on ne regrettera pas beaucoup la disparition de certaines sous-intrigues (la libération des elfes domestiques voulue par Hermione, par exemple). En un sens, le film substitue aux sous-intrigues les personnages qui les animaient dans le roman; ainsi, Rita Skeeter, la plumitive du monde des sorciers, ne fait que passer, sans susciter les mêmes interrogations quant à ses sources d'information que dans le roman. De même, si des liens se tissent entre Hagrid et Madame Maxime, il n'est jamais question de leurs origines...

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2005-11-18

 

Naufragé en terre ferme (II)

Une journée consacrée à la littérature.

Revenu d'Ottawa, je suis passé par le Salon du Livre de Montréal, essentiellement pour voir les amis et flâner un peu. J'ai raté Michèle Laframboise, à qui je devais remettre un livre. Je me rattraperai demain. Mais j'ai pu prendre des nouvelles de Pierre-Luc Lafrance et saluer Jean-François Somain, un des invités d'honneur cette année. (La couverture de son nouveau roman nous montre l'auteur allongé dans un hamac au bord du lac Bell. D'après ce qu'il m'a indiqué, le hamac est accroché à proximité de l'endroit où mon père brûlait les feuilles mortes quand ma famille s'occupait du chalet racheté par Jean-François Somain. À deux pas de là, ma mère cultivait des plates-bandes dans la carcasse d'une vieille barque hissée sur la pente rocheuse. Juxtaposition vertigineuse qui me plonge dans les abîmes du temps...)

De retour un peu plus tard au Salon, après avoir croisé Francine et Claude J. Pelletier, une sorte d'amicale des vieux de la vieille s'est constituée autour de la table où Vittorio Frigerio signait son nouveau livre, Naufragé en terre ferme. En quelques instants, j'ai pu croiser Paul Roux, Daniel Sernine et Jean-François Somain. Daniel Sernine à part, c'était comme la recréation vivante de ce dossier sur la science-fiction que j'avais rédigé pour Liaison il y a des années. Ou d'une partie du milieu de la SFCF tel qu'il existait dans les années 80. Cela se passait dans l'espace réservé par le Regroupement des éditeurs canadiens-français...

En partant à la recherche de Mario Tessier, j'ai croisé le Père Gilles Collicelli, directeur des éditions Médiaspaul. Finalement, le grand rendez-vous a eu lieu chez Alire. J'ai pu y rencontrer Mario Tessier, Mehdi Bouhalassa, Guy Gavriel Kay et Patrick Senécal. Ce sont ces rencontres impromptues, au coin d'un kiosque ou au détour d'une allée, qui font toute la valeur et tout le charme d'une visite au Salon, franchement. (Du moins quand je n'ai pas, comme cette année, d'éditeurs à rencontrer ou de nouveautés à signer.) Surtout que j'ai rarement le temps durant un congrès Boréal, quand je m'occupe de l'organisation, d'en faire autant.

La disposition des salons du livre pourrait souvent les faire passer pour des espèces de camps romains du livre, aux allées se croisant à angle droit, mais l'aménagement des espaces en question tend depuis plusieurs années à constituer des petits villages où les gens peuvent se croiser et parler à l'intérieur des murs virtuels que sont ces cloisons et ces rayonnages temporaires. D'ailleurs, la flânerie paie parfois; en me promenant, je suis tombé sur un lancement de Jacques Lamontagne. Très accaparé par ses fans, il ne m'a sans doute pas vu passer, mais j'ai pu dire bonjour à Ann Méthé et Jean-Pierre Normand.

En partant vers 20h, je suis passé par l'espace de DLM. J'avais vu Anne Guéro signer les ouvrages d'Ange chez Bragelonne en fin d'après-midi — ou plutôt se prêter à une entrevue avec un reporter de CIBL, je crois. Cette fois, Stéphane Marsan et Olivier Dombret étaient sur place. Stéphane était affecté par le décalage et moi par ma nuit de sommeil écourtée en début de journée pour prendre l'autobus. La conversation a un peu langui. La preuve, c'est que je n'ai pas sorti de mon sac le manuscrit du troisième roman jeunesse de McAllister!

En quittant le Salon, je me suis dirigé vers le Paramount pour voir s'il était encore possible de voir le quatrième film de la série des «Harry Potter», mais il ne restait des places que pour le visionnement de minuit. Un peu tard, quand même. J'ai donc fini la soirée dans un café. Un peu d'écriture, un peu de lecture. J'ai terminé Naufragé en terre ferme de Frigerio.

Le roman m'a plu par son évocation d'une partie de Toronto que je connais bien. Les quartiers décrits dans le texte sont limitrophes de celui que j'habitais dans le temps, ou recoupent carrément ceux que je fréquentais. Le roman n'est pas daté, enfin pas exactement, mais il semble se dérouler au tout début des années 90. Il s'agit donc bien du Toronto que j'ai connu.

Néanmoins, c'est curieux d'appliquer un style aussi relevé à la description de Toronto. (Le prologue, en particulier, est d'une justesse saisissante. Frigerio croque en quelques paragraphes ce moment singulier des petits matins hivernaux de Toronto, quand les bouches d'égout de la ville exhalent des colonnes blanchâtres au milieu des rues quasi désertes... Il me semble avoir écrit là-dessus quelque part, mais où?)

En français, du moins, ce style parfois recherché est inattendu, voire surprenant. C'est sans doute une façon d'habiter la ville (de la récupérer pour les francophones) que de la faire vivre en français, mais ce n'est en fin de compte qu'une facette du roman. Frigerio met en scène des personnages un peu perdus. Ned, qui vient de perdre sa femme, est mis sur la piste d'un amnésique tiré du lac Ontario. Il aboutit à l'hôpital psychiatrique, où, au lieu de cuisiner le rescapé, il se lie avec un vieillard bavard, qui l'assomme de ses paradoxes et de ses petites idées sur la véritable nature des choses.

Comme l'enquête de Ned ne démarre pas vraiment, ce sont plutôt les interventions de ce vieil homme qui retiennent l'intérêt, pour ceux qui aiment le maniement périlleux des paradoxes et la critique des idées reçues. Mais il faut bien conclure... De manière un peu arbitraire, la vérité commence à émerger. L'amnésique se met à parler et Ned croit tenir la clé de son identité. Mais un ultime rebondissement révèle que le goût du romantisme cache parfois la vérité et qu'il est préférable d'avoir les pieds sur terre à l'occasion...

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2005-11-17

 

L'hiver est déclaré

À quoi reconnaît-on l'arrivée de l'hiver?

Il y a la silhouette d'Orion, le Chasseur, qui se dessine dans le ciel nocturne de Montréal, foulant de ses pieds les toits de mon quartier quand je descends le chemin de la Reine-Marie en passant devant l'Oratoire.

Il y a le pas précautionneux, mesuré, qui s'impose quand on arpente un trottoir glacé par la neige, le grésil ou la pluie verglaçante, au choix.

Il y a la transparence cristalline d'une nuit froide, quand la lune est pleine et ronde comme un phare un peu encrassé et que les étoiles sont des pointes qui déchirent le velours du pourpoint nocturne.

Il y a ce froid qui pénètre dans les souliers et frigorifie les orteils, la neige qui cache l'asphalte et les irrégularités de la chaussée, mais que les empreintes de pas et de pneus traversent pour révéler les dessous du paysage blanc.

Et il y a encore et toujours la neige qui nappe les surfaces planes, qui poudre les branches des arbres et des arbustes, qui badigeonne les équipements extérieurs, qui forme des agglomérats à demi-fondus dans les encoignures de la carrosserie d'une voiture, qui colmate les plis d'un sac ou d'un manteau, qui tombe doucement, doucement, comme des bouts de plume bercés par les infimes remous de l'air.

Le solstice? Non, ce n'est qu'un point géométrique, mathématique, qui ne correspond à aucune réalité hivernale. Un mois avant le solstice, l'hiver est déjà là.

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2005-11-16

 

Réplication

Le cyberpunk vit encore!

Ou peut-être pas.

Je suis en train de lire Réplicante, l'édition française du roman Il cuore finto di D.R. de l'autrice italienne Nicoletta Vallorani. L'édition originale est de 1993, ce qui est très certainement postérieur à la vogue du cyberpunk, du moins dans le monde anglo-saxon.

Est-ce du steampunk délibéré ou un simple hommage? Prenons la premier paragraphe et jugeons-en: «Willy n'arrive pas à y croire. Il ferme les yeux derrière les verres miroirs de ses lunettes et quand il les ouvre de nouveau, il espère que tout a disparu. Mais rien n'a bougé dans cette chambre d'hôtel où il s'est planqué depuis qu'il a les moyens de régler sa note.»

Willy: William Gibson?

Des verres miroirs: comme dans l'anthologie Mirrorshades?

Une chambre d'hôtel comme planque: celle de «New Rose Hotel»?

Comme ce premier chapitre n'est qu'un avant-goût, cela sent plutôt l'hommage délibéré pour liquider d'emblée toute accusation d'influence indue. Le reste du roman s'intéresse non pas à ce Willy qu'on ne fait qu'entrevoir avant sa disparition, mais à Pénélope DeRossi, détective réplicante unissant les deux principaux personnages de Blade Runner. Toutefois, dans la première partie, les péripéties n'ont pas le relief qui était le propre des romans de Gibson. En grande partie, c'est le style qui manque au rendez-vous. Est-ce la traduction de Jacques Barbéri qui trahit la voix de Vallorani, faisant d'un éventuel laconisme gibsonien de l'original une narration hachée, voire décousue? Il faudrait lire l'original, bien entendu, et avec l'oreille d'un natif...

Mais, pour l'essentiel, j'ai lu cette première partie dans l'autobus qui m'emmenait à Ottawa pour mon cours à l'université. J'étais fatigué, je piquais du nez et c'est peut-être cette conscience intermittente, à éclipses, qui a décousu l'ouvrage de Vallorani. Seulement, il n'y a pas que la narration dans un texte. Il y a aussi la création d'univers, et je n'ai pas eu l'impression qu'elle était vraiment à la hauteur de ce que Gibson faisait. Si ce n'était des références à Brera et à quelques noms de lieux, l'action pourrait se passer n'importe où. Il faut connaître Milan au moins un peu pour se rendre compte que cette première partie se déroule à Milan.

Quant à la deuxième partie, qui se passe sur une planète lointaine, elle campe un monde beaucoup plus intéressant. Des colons d'origine humaine sont devenus télépathes, pratiquent le duel mental, etc. Le seul hic, c'est qu'on aurait aimé une tentative de justification. En plus, le narrateur de cette partie du livre est arrivé à bord de son astronef personnel, ce qui rappelle une science-fiction surannée dont on salue les tropes sans nécessairement pouvoir les prendre au sérieux...

Mais si Vallorani reconnaît sa dette envers le cyberpunk, elle n'est quand même pas la seule ou la dernière à s'inscrire dans le sillage du cyberpunk. Je pense ici au roman Orbital Burn paru chez Edge au Canada, par exemple, mais d'un auteur australien, il me semble. Le cyberpunk aura donc eu une survivance incroyablement tenace. Cette persistance témoigne de l'extrême puissance du mème d'origine. Le baroque des bricolages produits par les bas-fonds de la société avec ce que celle-ci jette au rebut, même quand il s'agit de technologies encore utilisables — et inimaginables aujourd'hui.

Ou cet éternel retour témoigne peut-être de l'absence d'un successeur dans le domaine de la science-fiction. Si le cyberpunk est mort, s'il ne vit plus, qu'est-ce qui l'a remplacé?

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2005-11-15

 

Naufragé en terre ferme (I)

Deux extraits du roman de Vittorio Frigerio que je suis en train de lire:

«On comprend toujours les regrets et la tristesse. Pensez alors à la tristesse et aux regrets de ceux dont l'histoire n'a pas pu se hausser au niveau du tragique et de l'exemplaire, même dans les rôles secondaires. Pensez à ceux qui ont œuvré, qui ont ourdi, qui ont travaillé parfois toute une viee pour voir leurs rêves s'écraser contre le mur idiot des circonstances, s'effriter sous le poids aveugle de la fatalité. Pensez à tout ce qui a été à un doigt de la réussite et n'a jamais vu le jour, à tout ce qui est parvenu aux limites suprêmes de l'ombre et a été stupidement refoulé avant de toucher à la chaleur du soleil. Pensez à toutes les histoires qui veulent encore être racontées, qui ne l'ont jamais été et nourrissent toujours sous la cendre l'espoir de trouver une voie!

«Il faut chouchouter les artistes, cher ami, les artistes en tous genres... leur faire croire qu'il reste quelque part un public fait à leur intention pour qu'ils puissent oser recommencer à tisser leurs intrigues, hi! hi! hi!, leurs intrigues, leurs trames, leurs narrations suspendues, n'est-ce pas?

Que voilà un beau passage sur la création. Et le second extrait que j'ai retenu pourrait servir de commentaire au projet de ce blogue:

«N'importe quel économiste, n'importe quel petit politicien prétentieux peut lire dans l'avenir comme dans un livre ouvert. Il a été colonisé, l'avenir... Le premier publiciste venu vous le décrira dans le détail comme s'il l'avait fait. Chacun a son idée là-dessus, son opinion basée sur des analyses scientifiques incontestables, ou des inspirations qui ne trompent pas... L'avenir est une industrie comme une autre, cher ami. Un produit à dévorer avant même de l'avoir en main, ce qui, vous l'avouerez, est la réalisation idéale de la société de consommation : la vente et l'utilisation d'une marchandise qui n'existe pas encore!

Pour l'instant, c'est un ouvrage où l'essai le dispute au romanesque...

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2005-11-14

 

Les modèles français et la méthode Coué

Pour ceux qui se souviennent du film La Haine de Kassowitz, voici la méthode Coué appliquée à la situation des exclus en France : «Nous ne tombons pas. Nous ne tombons pas. Nous ne tombons pas...»

C'est avec une certaine réticence que j'inclus des liens vers des journaux français; tous les grands quotidiens et périodiques français semblent avoir choisi la création d'archives payantes. Ainsi, j'ai du mal à savoir si un article que je cite aujourd'hui sera encore disponible la semaine prochaine.

Un tel choix m'apparaît typique de la vision à court terme qui gouverne, de manière assez contradictoire, les stratégies françaises. Ainsi, la pénétration d'internet a été ralentie en France par le choix tarifaire des compagnies téléphoniques de faire payer les appels locaux alors qu'en Amérique du Nord, les compagnies de la constellation Bell ont décidé au début du XXe s. de n'exiger qu'un paiement forfaitaire des abonnés téléphoniques mais de faire payer, très cher parfois, les appels interurbains. Ceci avait pour but de favoriser l'extension du réseau et tenait compte du fait que l'utilité d'un réseau augmente avec son extension. Plus un réseau est étendu, plus il est utile et plus il est possible de faire payer les clients. En créant un vaste réseau, Bell s'assurait d'une position dominante et se construisait une assise inébranlable, même s'il fallait sacrifier des revenus dans l'immédiat. Quand la France a introduit le Minitel, le choix a été aussi fait de faire payer le client, et deux fois plutôt qu'une; du coup, on étouffait à l'avance toute initiative sans rentabilité à courte échéance. Durant les années 90, l'internet anglo-américain s'est prêté à de multiples expériences qui ont pu avoir lieu sans exiger des utilisateurs un paiement et qui ont permis de dégager les véritables demandes des consommateurs... Résultat: en privilégiant le retour rapide sur investissement, on rate l'occasion d'encourager les jeunes pousses qui donnent les compagnies dominantes de demain.

Le choix du retour à court terme fait peut-être partie du modèle français. Depuis des décennies, chaque crise est gérée dans l'urgence, en appliquant des solutions à courte vue. Le choix de la répression en Algérie française au milieu du XXe s. ne mène-t-il pas à l'exode des pieds-noirs qui entraîne la construction en catastrophe des grandes barres et des banlieues sans âme, qui nous mène aux explosions des derniers jours? Quand la solution est trouvée et que la crise semble se dénouer, on fait comme si tout était réglé.

Mais pour combien de temps? Est-ce que ce sera pire la prochaine fois? Je ne partage pas la vision apocalyptique d'un Dantec qui affirmait reconnaître une guerre civile dans les événements des derniers jours; je ne crois même pas que l'on puisse parler non plus de prodromes. Il est possible d'être optimiste s'il est bien vrai que les casseurs les plus acharnés étaient issus de l'immigration la plus récente, ce qui suggérerait que l'intégration fonctionne tant bien que mal à l'échelle des décennies. Ce qui est trop lent.

Dans un commentaire percutant paru dans Le Figaro du 14 novembre, Guy Sorman pose la question de l'opportunité d'une autocritique. Mais on n'en prend pas la direction. J'entendais à la radio ces derniers jours les grands pontes de la gauche bien-pensante trouver le moyen d'imputer au libéralisme l'explosion des banlieues et minimiser la portée des violences en essayant de faire passer pour hystérique la presse française ou étrangère qui s'inquiète. Comme si la presse française n'avait pas déjà gobé la version la plus sombre d'événements comparables ailleurs.

Or, la France, même sous Chirac, n'est vraiment pas un modèle de libéralisme si on considère la part de la richesse nationale sous la coupe de l'État (j'emploie cette formule pour ne pas m'exposer à la critique de ceux qui affirment la minceur de l'État français en ne considérant que ses dépenses de fonctionnement et débours directs), il faudrait alors que la France sociale ne soit pas dans les banlieues. En un sens, c'est bien ce qui était affirmé : les services avaient été coupés dans les banlieues. Mais l'autre versant de la France illibérale existait encore pour les banlieues : prélèvements élevés, réglementation excessive et abdication au profit des syndiqués de l'État présents dans ces lieux sur plusieurs points, dont l'envoi des plus jeunes profs dans les écoles, la bride sur le cou laissée aux agents de l'ordre (les plus jeunes aussi, dit-on) et l'absence de contraintes quant à l'embauche d'employés représentant la France actuelle.

On parle beaucoup du modèle français dans certains milieux. On néglige alors l'ambiguïté de l'expression.

Dans certains cas, un modèle, c'est ce qui est placé sur un piédestal dans un atelier ou un musée afin d'être étudié, imité, reproduit. Le modèle existe et il inspire.

Parfois, un modèle n'est qu'une idée. Un modèle décrit le fonctionnement idéal d'un système, comme en physique ou en économie. Mais son rapport à la réalité reste à vérifier — ou à concrétiser. En parlant sans cesse de tel ou tel modèle, pourtant, on en vient à le réifier, à faire comme s'il existait réellement... Grande erreur.

La légende rapporte que Gandhi, en débarquant à Southampton vers 1930 selon E. F. Schumacher, aurait répondu à des journalistes qui l'interrogeaient. À cette occasion, l'un de ces reporters lui demanda:

«What do you think of western civilization?

It would be a good idea.»

Faudrait-il en dire autant du célèbre modèle républicain français?

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2005-11-12

 

Livres canadiens...

Hier, lancement de trois livres des Éditions Prise de Parole et l'Interligne (deux maisons franco-ontariennes) à la librairie Olivieri. Ayant reçu l'invitation, il était d'autant plus difficile de me défiler que la librairie est à cinq minutes de marche, que l'entrée était libre et que je connaissais deux des auteurs.

De fait, j'ai eu l'occasion de revoir plusieurs visages connus, dont celui d'Arash Mohtashami-Maali, rédacteur en chef de Liaison. Le lancement était précédé par une table ronde, « Causerie sur la question de l'altérité », animée par Stanley Péan, le président actuel de l'UNEQ. Pourquoi l'altérité? Parce que les trois auteurs du lancement représentaient trois allégeances et origines différentes en terre canadienne. Jean Mohsen Fahmy, auteur du roman historique L'Agonie des dieux (L'Interligne), est d'origine égyptienne. Vittorio Frigerio, auteur du roman Naufragé en terre ferme (Prise de parole) et directeur de la revue en-ligne Belphégor, est d'origine suisse. Et Antonio d'Alfonso, qui lançait un recueil d'essais, En Italique (L'Interligne), appartient à la communauté italo-canadienne.

La question identitaire a donc été posée, mais elle n'a (heureusement) pas occupé toute la table ronde, d'ailleurs suivie de lectures d'extraits de chaque ouvrage (ou de poèmes publiés antérieurement dans le cas d'Antonio d'Alfonso). Si l'extrait du roman de Fahmy, situé à Alexandrie au tournant du IVe sièce de notre ère, portait sur un conflit d'allégeances (religieuses), l'extrait de l'ouvrage de Frigerio illustrait plutôt la pluralité de la réalité canadienne.

Et c'est après tout ce que je retire d'un tel lancement. Le Canada francophone de Gaston Miron existe encore, sans aucun doute, mais un nouveau Canada francophone émerge depuis une bonne génération, nourri d'apports de plusieurs continents et reflétant une réalité sociale mobile. Tel auteur qui a grandi en Ontario aboutira peut-être au Québec, et vice-versa. Tel
auteur torontois a peut-être un pied dans les Maritimes ou dans les Prairies. L'ancien Canada français de Gabrielle Roy ne reconnaissait pas de frontières provinciales. À cette époque d'avant Duplessis et la Révolution tranquille, les romans populaires publiés à Montréal par les éditions Garand étaient écrits autant par des auteurs québécois que par un Fransaskois (Féron) ou une Franco-Ontarienne (Lacerte).

Mais la question n'est sans doute pas de savoir s'il existe toujours une culture canadienne francophone qui se faufile, émerge et survit d'un océan à l'autre. Des auteurs, il y en a toujours eus. Mais seront-ils lus au Québec comme leur talent le mérite. Les romans historiques de Fahmy ouvrent sur des réalités qui, lorsque des romans semblables sont écrits et publiés en France, appartiennent un peu à l'histoire (coloniale) de la même France. Au Canada, ils appartiennent au passé de nombreux Canadiens, mais pas vraiment au passé de l'État canadien. La distinction peut sembler insignifiante, et elle devrait sans doute l'être pour que les nouvelles générations canadiennes apprennent à mettre sur le même pied le passé extraterritorial des colons français, étatsuniens et britanniques qui ont constitué le «vieux Canada» et le passé plus récent, mais tout aussi extraterritorial, des immigrants plus récents. La planète est devenue assez petite, il me semble, pour que ce soit possible.

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2005-11-10

 

Productivité canadienne, le retour

Lundi, le Globe and Mail revenait sur le sujet de la productivité au Canada en réclamant des mesures. L'éditorialiste s'appuie pour ce faire sur le rapport de l'Institut C. D. Howe qui s'inquiétait du fait que le taux d'imposition canadien sur les investissements commerciaux des grandes et moyennes entreprises serait le deuxième plus élevé d'un groupe de 36 pays dont les États-Unis.

L'éditorial propose donc de sabrer dans ces charges et de s'attaquer ensuite à l'impôt sur le capital. S'il propose aussi de réduire l'impôt des particuliers dont le revenu annuel va de vingt à cinquante mille dollars, il s'étonne en plus que le taux d'imposition des individus s'élève à son niveau maximal dès que l'on gagne 115 739 $ par an : un seuil « comparatively low », selon le journal.

Autres recommandations : unifier la régulation des marchés boursiers et encourager l'investissement étranger.

Tout ceci pour aider la productivité canadienne. Personnellement, je suis un peu sceptique. Si le taux d'imposition est si élevé, faut-il en conclure que la productivité canadienne serait en 35e place dans un classement des mêmes pays considérés? Eh bien, en 2003, le PIB par habitant du Canada se classait en cinquième place des pays riches comparables. (Même le Québec se classait tout de même en quinzième place, dans les mêmes eaux que la France ou la Suède.) Ce n'est pas si mal. En ce qui concerne plus spécifiquement la productivité du travail, le Canada se classerait à la même hauteur approximativement — très loin donc du 35e rang.

Évidemment, le Canada doit d'abord se comparer à son voisin et principal partenaire commercial, les États-Unis. C'est en raison des comparaisons répétées du Canada et des États-Unis sur le plan de la productivité du travail, et de la croissance annuelle de la productivité du travail dans ces deux pays que les soi-disant experts s'en prennent aux taux d'imposition. Mais si le Canada a des charges si élevées, on peut en tirer deux conséquences presque contradictoires. D'abord, que si nous traînons vraiment la patte à ce point, il serait sans doute assez facile d'agir sur ce front dans l'espoir de rattraper un peu les États-Unis. Mais, ensuite, si nous traînons à ce point la patte tout en maintenant une productivité élevée, une baisse des taux d'imposition est-elle si urgente?

Et s'il était pertinent de s'intéresser à d'autres variables que l'imposition? Depuis 1989, comme le rappelait récemment Anthony Giles, le PIB par habitant au Canada a augmenté de 22%, mais les salaires réels n'ont augmenté que de 4%. Faut-il incriminer les charges ou la cupidité des cadres et des gestionnaires qui ont souvent accaparé pour eux-mêmes ou pour leurs actionnaires les plus-values réalisées par les entreprises? Qui sait? Le travail serait peut-être plus productif si les employés jouissaient d'une sécurité au moins financière plus grande ou si les employeurs investissaient plus dans l'équipement pour rendre le travail plus productif. Ou si les gouvernements investissaient un peu plus dans les infrastructures et un peu moins dans la santé. Mais ce serait un autre débat...

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2005-11-09

 

Le modèle social français

Qu'est-ce que le modèle social français?

Traitement impressionniste : il est de toute évidence important et omniprésent. À preuve, il est invoqué sur toutes les tribunes et dans toutes les occasions. Les tenants du oui et du non lors du référendum sur un projet de constitution européenne affirmaient la nécessité de protéger le modèle social français. Il est également probable qu'il soit illibéral en économie, voire anti-libéral. Après tout, un sondage établissait récemment que, pour une forte majorité (61%) de Français, le capitalisme évoque d'emblée « quelque chose de négatif »:

http://permanent.nouvelobs.com/economie/20051104.OBS4136.html

Le capitalisme, ce n'est pas la libre-entreprise, ou l'économie de libre-marché. La preuve en est d'ailleurs que les Français sont nettement plus partagés sur ce point. Ils sont 51% à dire que le socialisme évoque d'emblée « quelque chose de positif » et aussi 51% à déclarer un sentiment positif à l'égard du libéralisme économique.

Néanmoins, le modèle social français se distingue clairement par l'interventionnisme de l'État — parfois mis d'ailleurs au service d'acteurs importants d'une manière qui fausse le jeu du libéralisme économique au profit des plus forts et des mieux en place. L'effet des 35 heures, par exemple, n'a pas été de créer des emplois, comme certains esprits simplistes avaient cru pouvoir le promettre, mais de rendre les conditions de travail des travailleurs véritablement indispensables encore plus intéressantes. Quant aux autres...

Toutes les économies confèrent certains avantages aux détenteurs du pouvoir. Les fruits de l'activité économique sont parfois très largement partagés et parfois non, mais il faut des gestionnaires pour gérer certains choix même dans les économies les plus parfaitement communistes. Et il est alors parfaitement humain et naturel pour les gestionnaires de ne pas « s'oublier » et de voir la réalité telle qu'ils la conçoivent.

Par conséquent, l'exclusion du pouvoir mène à une exclusion de fait des activités les plus lucratives. Quand les gestionnaires étaient des propriétaires terriens et des aristocrates, les exclus étaient les esclaves ou les serfs qui cultivaient leurs terres. La classe des seigneurs s'occupaient d'eux, sur le mode paternaliste, mais ces travailleurs de la terre n'avaient que partiellement voix au chapitre.

Dans les mentalités, la structure pyramidale qu'implique le faible rendement de l'agriculture pré-industrielle reste le repoussoir ultime. En haut, une petite élite de privilégiés qui profitent du fruit du travail des autres. En bas, une masse de miséreux qui sont dépossédés du fruit de leur travail. Du coup, tout modèle social qui évite de reproduire ce schéma passe pour équitable.

Mais l'exclusion peut être différente. Elle peut être sectorielle, favorisant certains travailleurs et non d'autres. Elle peut être sociale. La nature de la fracture sociale identifiée par Jacques Chirac il y a dix ans mérite une attention nouvelle. Le fossé ne séparait pas tous les pauvres de tous les riches. Il enfermait seulement certains pauvres, qui cumulaient plusieurs désavantages : l'éloignement de leurs quartiers, souvent enclavés et périphériques; une éducation ratée, dispensée selon des schèmes figés, parfois laxistes parfois inutilement abstraits, par les enseignants les moins expérimentés; les préjugés racistes; et l'absence de capital ou la difficulté de s'en procurer.

La réponse à cette exclusion est demeurée hésitante et souvent contradictoire. L'approche paternaliste de l'État grand seigneur, qui rénove l'habitat et distribue des équipements culturels, n'a pas été accompagné d'une tentative véritable de dissoudre les blocages présents dans le reste de la société française. Surtout que l'enrichissement forcé d'un tissu urbain aboutit parfois non à l'enrichissement des résidants mais à leur refoulement vers des collectivités moins riches... Une approche plus libérale a été tentée avec la création de zones franches, mais le capitalisme ne réussit que s'il s'appuie sur des atouts cognitifs (éducation, expérience) et que s'il a accès à des marchés conséquents. Mais il n'est toujours pas question de faire sauter le verrou des préjugés. Les tentatives de s'y attaquer ont plutôt favorisé le profil bas puisque les stratégies électoralistes dictaient plutôt de conforter les préjugés. On a beaucoup pris soin des exclus, mais on ne leur a pas donné voix au chapitre. Air connu.

Du coup, le modèle social français, que l'on peut déjà condamner pour son faible taux d'emploi et son maintien du chômage à des niveaux élevés, de l'ordre de 10% en moyenne, révèle un envers extrêmement sombre. Si le taux de chômage est de 10% en moyenne, c'est le résultat d'une opération qui inclut — dans les statistiques sinon dans la société — des poches et des secteurs où le chômage dépasse les 30%. Ce sont des poches de pauvreté certes minoritaires : nous ne sommes pas dans une pyramide à l'ancienne. Mais si la moyenne est de 10% et s'il existe des zones (apparemment aussi nombreuses que les quartiers où les voitures brûlent) où le chômage dépasse les 15%, 20%, 25%, cela signifie que le reste de la société vit avec des taux inférieurs à 10%.

Heureusement pour la majorité des Français, la vie reste donc tolérable puisque ces poches d'exclusion sont enclavées et sont souvent tenues à distance des centres urbains méticuleusement aménagés, des banlieues pavillonnaires et des lotissements cossus de la campagne. Pour la majorité, la vie, même précaire, conserve un sens. L'exécration de la classe politique est quasi universelle, mais elle n'a pas à être suivie d'effets pour cette majorité de la population qui a son logement ou son salaire payé fidèlement ou sa retraite.

Pourtant, il paraît envisageable que les Français aient quand même conscience des tares de leur modèle social et que ce soit cette mauvaise conscience inavouée qui empêche la collectivité de prendre des mesures qui ne sembleraient pas exceptionnelles dans des démocraties qui échappent à ce genre de culpabilité (par exemple, l'expulsion des étrangers qui sont reconnus coupables de crimes). Le pourrissement est parfois à son pire non dans l'existence et les attitudes des uns ou des autres (encore que...) mais dans la relation qui s'établit entre les exclus et les autres, instaurant une dynamique des plus inquiétantes.

Y a-t-il des raisons d'espérer? Oui. Petit à petit, les digues cèdent et il devient possible de discuter de la possibilité de la « discrimination positive », par exemple. De plus, les études suggèrent que l'assimilation républicaine fonctionne pour de nombreux immigrants de toutes les origines, qui adoptent les valeurs de la France laïque et n'ont pas l'intention de revenir en arrière (à moins qu'on les y pousse). Si un quart des diplômés issus de l'immigration ne trouvent pas à s'employer, cela signifie tout de même que les trois quarts de ces diplômés travaillent.

La France a mis des décennies (ou plus longtemps encore, si on remonte aux débuts de l'empire colonial français vers 1830) à se mettre dans ce pétrin. Il lui faudra un certain temps pour s'en sortir.

En commençant peut-être par décider de sortir une fois pour toutes des schèmes colonialistes.

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2005-11-07

 

Fractale Framboise

La vraie relève de la SFCF : l'équipe de Fractale Framboise, soit, de gauche à droite,
Éric Gauthier, Laurine Spehner et Christian Sauvé

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2005-11-06

 

Le volet littéraire

Le sous-titre choisi pour ce blogue rend un hommage délibéré aux journaux du dix-neuvième siècle qui s'affublaient de sous-titres qui ressemblaient plus à une table des matières qu'à un slogan. Les temps changent et les modes aussi. Les exigences du commerce ont mené à la spécialisation des publications qui ont éliminé la fiction qui faisait autrefois les beaux jours des journaux et qui ont confiné les commentaires politiques ou philosophiques aux pages éditoriales.

Ce blogue aura donc un volet littéraire, mais ce ne sera pas nécessairement le plus fourni. J'ai de nombreux autres débouchés pour mes commentaires littéraires, dont la liste SFFRANCO, que j'anime depuis 1993. (Pour s'abonner, on peut m'écrire à l'adresse jltrudel (à) ncf.ca en utilisant un intitulé aussi spécifique que possible.)

Mais j'évoquerai à l'occasion des commentaires qui n'ont pas leur place ailleurs.

Par exemple, je lis en ce moment un recueil de l'autrice canadienne Holly Phillips. Publié par Prime Books, In the Palace of Repose réunit neuf nouvelles, présentées par Sean Stewart, ce qui n'est pas rien. Si la première nouvelle relève d'une forme de fantasy, certains textes versent plus franchement dans l'horrifique sans nécessairement faire intervenir le fantastique de manière ouverte. Ainsi, «The Other Grace» décrit le réveil d'une adolescente qui a tout oublié de sa vie antérieure. Si on ne tient pas compte de sa conviction d'être observée par un fantôme de celle qu'elle était autrefois, à deux ou trois reprises, la nouvelle se distingue surtout par son évocation prenante de l'angoisse de quelqu'un qui ne sait plus qui elle est et qui se persuade petit à petit qu'elle n'a plus rien à voir avec son ancienne personnalité. C'est le genre de texte qui n'a pas peur de faire souffrir le personnage principal et qui n'en retire qu'une force plus grande.

Par contre, la nouvelle intitulée «A Woman's Bones» — qui décrit les fouilles d'un tumulus menées par des archéologues (apparemment britanniques) dans la steppe asiatique — sonne faux. La protagoniste est une interprète du lieu, seule survivante (?) d'une tribu nomade qui doit composer avec ses employeurs européens et aussi la tribu (apparentée à la sienne) dont on veut déterrer une ancêtre au passé glorieux. Après avoir laissé planer la possibilité d'une intervention surnaturelle, la nouvelle se tire d'affaire par une pirouette. Mais, comme traducteur et «passeur» moi-même à cheval entre plusieurs cultures, je n'ai pas été convaincu par le personnage de cette interprète.

Bref, il s'agit d'un recueil dont les réussites sont pour l'instant plus nombreuses que les ratés. Je soupçonne que je finirai par le recommander de tout cœur.

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2005-11-05

 

Productivisme

Aujourd'hui, la page éditoriale du Globe and Mail veut lancer un débat sur la productivité de l'économie canadienne. Elle stagne, paraît-il, ce qui est confirmé dans les pages économiques du même journal où on signale que la hausse de l'emploi devrait entraîner une baisse attendue de la productivité.

Je ne peux m'empêcher de remarquer que cette baisse dramatique du chômage, qui revient aux chiffres des années 1970, va de pair avec une stagnation de la productivité tandis qu'en France, pays qui peut se vanter d'une productivité excellente par heure travaillée, le chômage stagne à des niveaux plus élevés de 50% au moins qu'au Canada. Quant aux banlieues où se retrouvent les immigrés et les enfants ou petits-enfants de l'immigration, elles auraient des taux de chômage proches du 30% dans certains cas. Si les banlieues ne se révoltent pas à proprement parler, puisque la violence du moment est le fait d'un petit nombre de personnes, on peut parler d'une forme de méga-vandalisme qui n'est sans doute possible que dans une communauté dont une partie importante ne se sent aucunement concernée par le bon fonctionnement d'une société dont on l'exclut.

Lors de la première élection de Chirac à la présidence, je me souviens qu'en raison de son discours sur l'exclusion sociale, je me disais qu'enfin, un Français avait compris que le chômage était autrement plus néfaste que les soi-disant exactions du capitalisme et du patronat. Mais j'étais méfiant quand même (précisons que je n'avais pas eu l'occasion de voter pour l'un ou l'autre des candidats, justement parce que j'étais en France alors que je n'étais habilité à voter dans les élections françaises qu'au Canada). L'adoption par Chirac d'une position sur la fracture sociale me semblait bien soudaine, et sa sincérité suspecte. La suite a prouvé que j'avais raison. Ou, du moins, Chirac a montré qu'il n'avait aucune idée d'une meilleure façon de procéder, quelles qu'aient été ses convictions.

Une comparaison de la France et du Canada suggère qu'une solution pourrait être l'injection d'une dose de libéralisme en France, afin de libéraliser le marché de l'emploi en allégeant les charges et en rendant les emplois plus accessibles en les rendant moins onéreux pour les employeurs. Je ne dispose pas de références précises, mais certains spécialistes français ont reconnu depuis longtemps qu'une part non-négligeable du retard français en fait d'emploi s'explique par un retard dans le secteur des services. Les 35 heures n'ont pas aidé, bien entendu.

Si la productivité par heure travaillée est si élevée en France, n'est-ce pas tout simplement que le coût élevé de la gestion de chaque emploi fait disparaître les "petits" emplois et encourage la rétention des seuls emplois qui rapportent beaucoup? Les Français allèguent qu'ils travaillent tout simplement mieux en travaillant moins, tandis que les Étatsuniens gaspillent une partie du temps qu'ils passent au travail. C'est peut-être vrai, mais il serait intéressant de savoir qui, de la boulangère officiellement au travail dans la boutique d'un hameau de 300 âmes en France profonde et du préposé à la caisse dans un 7/11 ouvert 24 heures sur 24, travaille véritablement le moins.

En fait, il ne faut jamais perdre de vue que la productivité est un chiffre unique qui décrit l'ensemble de la performance économique et englobe tous les emplois sans exception, des occupations manufacturières à haute valeur ajoutée jusqu'aux postes dont il est difficile d'évaluer l'impact sur la production. Cela dit, s'il était exact que la productivité élevée en France est la conséquence mécanique de la fabrication du chômage correspondant par l'abolition des "petits" emplois, il resterait à expliquer pourquoi la productivité stagne au Canada tandis qu'elle augmente sans cesse aux États-Unis.

Les deux pays ont des marchés de l'emploi assez semblables. Certains soutiennent même que l'assurance-santé au Canada rend la création et le maintien d'emplois moins onéreux qu'aux États-Unis où les coûts des assurances privées montent vertigineusement. (La solution étatsunienne est simple: éliminer tous les bénéfices reliés à la santé des employés. S'ils tombent malades, qu'ils se débrouillent.) Dans ce contexte, suivant la logique que j'expose ci-dessus, on devrait s'attendre à une profusion de "petits" emplois peu productifs et à une stagnation de la productivité au moins aussi prononcée qu'au Canada.

Comme ce n'est pas le cas, il faut envisager d'autres explications. Le marché intérieur étatsunien est beaucoup plus grand que le marché canadien. Les économies d'échelle pourraient rendre même les emplois intrinsèquement moins productifs plus productifs dans un tel cadre. La productivité pourrait également bénéficier de l'élan acquis durant la bulle des technologies de l'information, les investissements dans la recherche et les infrastructures à cette époque payant des dividendes actuels. Il est également possible que les délocalisations aient substitué des emplois étrangers aux emplois nationaux les moins productifs. Ce serait alors l'effet Wal-Mart, le résultat d'une recherche impitoyable de la rentabilité. Si cette recherche est entravée au Canada par un syndicalisme encore puissant et des lois plus favorables aux travailleurs, on tiendrait alors un début de réponse. Mais ce sont des hypothèses à creuser.

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Quand la technique remplace la fiction

Si la science-fiction est un genre littéraire en perte de vitesse, elle n'est pas seule dans son cas. Un nombre grandissant de personnes dans les pays riches sont en mesure de lire. Elles consultent des journaux, s'abonnent à des revues, se penchent sur des rapports, déchiffrent des études... mais elles ne lisent pas pour autant les ouvrages signés par des écrivains. Le nombre des écrivains est aussi en constante augmentation, tout comme le nombre de titres. Dans la plus plupart des cas, ni les livres imprimés traditionnels ni les nouvelles publications en-ligne ne trouvent plus de quelques centaines de lecteurs. Le public est soit dispersé soit réuni autour d'une poignée d'ouvrages vendus par millions. Exception faite des succès de scandale, les productions qui surnagent relèvent soit du fantastique (dans sa forme la plus nostalgique, soit celle de la fantasy) soit du roman historique. Le roman policier conserve de nombreux fidèles; il faut bien que la réalité intéresse quelqu'un!

Mais le roman historique et la fantasy ont en commun de ne pas traiter du présent. Ils sont exotiques à souhait, pittoresques quand il le faut mais étonnamment terre-à-terre quand il s'agit de camper les rapports des héros et des héroïnes. Si cet aspect déterritorialisant fait leur charme, il faudrait expliquer pourquoi, dans ce cas, la science-fiction écrite n'a pas conservé ses fans. Elle inspire pourtant de nombreux films à grand déploiement, des jeux vidéo et des séries télévisées. À moins que ce soit justement l'explication de l'éclipse de la science-fiction littéraire.

Il y a près d'un siècle, deux auteurs français, les frères Tharaud, ont signé un livre qui prenait pour héros Rudyard Kipling, le chantre très britannique de l'impérialisme victorien. Rebaptisé Dingley pour la cause, l'écrivain emblématique de la première mondialisation est attiré par l'Afrique du Sud de la guerre des Boers comme par un aimant. Premier grand conflit de l'ère cinématographique, les combats avec les Boers attirent aussi des photographes dont les instruments de travail de plus en plus maniables leur permet de saisir sur le vif toutes les nuances du paysage et des batailles.

Selon Julian Barnes, qui recense ce roman des Tharaud dans le Guardian, Dingley est désespéré:

http://www.guardian.co.uk/review/story/0,12084,162674,00.html

Comme Pierre Loti en France ou le Polonais Joseph Conrad, Rudyard Kipling devait une grande partie de sa réputation à des voyages qui garantissaient l'authenticité de ses descriptions. Ses
livres capturaient les jungles de l'Inde ou la désolation de l'Hindu Kush et les ramenaient à Londres, New York ou Paris tels des vaisseaux en bouteille pour le bénéfice des lecteurs d'un peu partout. Ma grand-mère de Winnipeg avait une édition du début du siècle des Barrack-Room Ballads de Kipling. Ces livres rattachaient tous les sujets de l'Empire britannique à la grande entreprise civilisatrice et pacificatrice de l'homme blanc... son fardeau rédempteur.

Mais l'appareil photo est d'autant plus menaçant pour les écrivains du voyage qu'ils sont devenus des représentants et des émissaires précieux, de l'Est auprès de l'Ouest, de l'Ouest auprès de l'Est, unissant l'Orient et l'Occident. La plaque photographique ou la pellicule de la caméra capturent tout aussi bien le pittoresque des horizons lointains. Et le Dingley des Tharaud craint qu'inévitablement, les écrivains en soient réduits à la seule veine du roman psychologique, moralisant à la manière des auteurs russes ou scabreux à la manière des auteurs français obsédés par les triangles amoureux... La prédiction n'était pas si fantaisiste. Le progrès des techniques, qui a permis à de nombreux touristes d'expérimenter eux-mêmes l'exotisme des antipodes ou de découvrir les paysages les plus reculés à l'écran, semble bel et bien avoir tué l'ancienne littérature de voyages.

Mais l'appareil photo et la caméra ne peuvent reproduire aisément que ce qu'il y a devant l'objectif. Ni les époques révolues ni les Terres du Milieu qui n'ont jamais existé ne sont accessibles. Ainsi, le roman historique et la saga de fantasy demeurent libres d'être pittoresques.

La science-fiction aussi, en principe. Depuis près de quarante ans, toutefois, les meilleurs talents des petit et grand écran se sont acharnés à reproduire les images de la science-fiction. Ont-ils si bien réussi que la science-fiction serait en passe de connaître le sort de l'ancienne littérature des voyages? Ou faut-il incriminer les auteurs de science-fiction qui n'arrivent plus à renouveler leurs univers?

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2005-11-02

 

L'ouverture sur les futurs

Est-il possible pour un pays d'être si certain de son futur qu'il refuse d'envisager toutes les autres possibilités? En France, les instances culturelles refusent depuis longtemps de s'intéresser à la science-fiction, comme Serge Lehman l'indiquait à l'occasion de la création de Folio-SF.

http://www.humanite.fr/journal/2000-10-21/2000-10-21-233456

Ces jours-ci, une nouvelle flambée de violence dans la banlieue parisienne apparaît assez facilement comme une révolte qui a pour véritable enjeu le futur. D'une part, des autorités qui ont déterminé de contrôler l'avenir des habitants de ces quartiers (que l'on dit souvent "sans avenir" pour ôter tout espoir à leurs résidants) — en nettoyant la racaille au Kärcher s'il le faut. D'autre part, des jeunes qui n'en peuvent plus d'être privés de la possibilité de façonner leur propre futur et qui n'hésitent donc pas à brûler les instruments d'un futur planifié par d'autres.

Même combat?

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