2007-06-25
Méta-orientalisme
Dans une lettre de Theodor W. Adorno à Walter Benjamin en 1936, la difficulté de raconter à cette époque comme on le faisait avant est soulevée et Adorno croit déjà avoir l'assentiment de Benjamin : « Si je ne me trompe pas trop, la première phrase des Affinités électives avec l'introduction hésitante des noms dont vous avez vous-même donné une interprétation a déjà conscience, avec ce tact infaillible de Goethe en matière de philosophie de l'histoire, de l'impossibilité de la narration. »
De quelle phrase s'agit-il? Dans la traduction de Carlowitz, on lit : « Un riche Baron, encore à la fleur de son âge et que nous appellerons Édouard, venait de passer dans sa pépinière les plus belles heures d'une riante journée d'avril. »
La science-fiction passe souvent outre en adoptant d'emblée la narration traditionnelle, qu'elle soit impossible ou non, puisque son but, c'est de dépeindre un monde lui-même impossible selon les critères du jugement commun. Si le roman réaliste peut instruire le procès en dissolution de la narration, c'est parce que le lecteur est toujours en mesure de faire le raccord entre le texte et la réalité.
La situation est sans doute différente pour le fantastique, qui fait aussi le raccord avec la réalité, mais de manière minée et toujours incertaine. Ainsi, l'auteur du roman The Arabian Nightmare (1983) est parfaitement conscient de tout ce que la théorie littéraire moderne dit de la difficulté de conter, voire de narrer. Pourtant, Robert Irwin confie la narration d'un roman où la réalité ne cesse de prendre les traits du rêve à un conteur du Caire... Historien de métier, Irwin connaît bien l'Orient, ainsi que l'orientalisme dénoncé par Said et défendu par Irwin lui-même.
La critique de l'orientalisme par Said est justement une critique d'un certain discours. En voulant raconter l'Orient, l'orientalisme colporterait des racontars et réduirait au silence les sujets de ses textes. Le roman d'Irwin fait tout le contraire, puisque le narrateur intervient sans vergogne dans l'histoire pour dialoguer avec le lecteur, s'introduit dans l'histoire et survit en quelque sorte à sa propre mort. Quant au héros du roman, lui aussi s'en tire. Bref, il n'ya ni mort du sujet ni mort du narrateur...
Ce serait toutefois exagéré d'en faire une machine infernale montée pour abattre l'orientalisme de Said. Tout en profitant amplement des possibilités de l'Orient comme décor, le roman ne me semble pas se prononcer sur l'Orient réel; il rend plutôt hommage non pas à l'Orient de la fiction mais à la fiction de l'Orient, c'est-à -dire aux Mille et Une Nuits, dont un des compilateurs serait le conteur du récit. À coup sûr, j'ai eu envie de finir de lire les contes des Mille et Une Nuits en finissant le roman d'Irwin. Bref, il s'agit d'un roman trompeur en tout, sauf en ce qui concerne son amour des tromperies de la fiction.
Les prodiges et les duperies de l'Orient font partie de son attrait pour les orientalistes, et en particulier les écrivains qui explorent volontiers la frontière fluctuante entre le rêve et la réalité. Prosper Mérimée s'intéresse à l'Algérie comme beaucoup d'autres en France au milieu du XIXe siècle, quand l'Algérie devient peu à peu une colonie. Vers 1844, il projette d'y voyager et il essaie d'apprendre l'arabe. Au terme de sa vie, il rédige une courte nouvelle qui se passe en Algérie. La rédaction de « Djoûmane » occupe Mérimée durant les premiers mois de 1870. La nouvelle est publiée après sa mort en 1873. Son propos? Le narrateur est un officier des chasseurs de l'armée française en Algérie, sans doute vers 1865, au temps de l'insurrection algérienne de 1864-1868. Tout juste rentré d'une expédition avec ses hommes, il reçoit l'ordre de repartir en campagne avec ses hommes pour garder un gué, mais il est d'abord invité à une réception chez le colonel. Des baladins arabes offrent une performance saisissante, qui culmine avec l'apparente mort d'une fillette mordue par un serpent... et ressuscitée ensuite par le chef de la troupe. Au prodige succède le rêve. Sur la route du gué, le narrateur s'endort et rêve qu'il a poursuivi à cheval un des chefs de l'insurrection, qu'il a chuté au fond d'un gouffre et qu'il explore ensuite un dédale de grottes et de cavernes où il assiste à de nouveaux prodiges... avant de se réveiller et de se rendre compte qu'il a rêvé. D'un serpent monstrueux à une séductrice allongée sur ses coussins, tous les ingrédients de la rêverie érotique sont là.
Le texte d'un roman comme The Arabian Nightmare est un peu la contrepartie écrite de l'orientalisme visuel incarné par des tableaux comme ceux que j'ai eu l'occasion de contempler au Musée des Beaux-Arts de Nice. Par exemple, le tableau de Félix-Auguste Clément acquis par l'État au Salon de 1872, « Marchandes d'eau et d'oranges, au Caire », visible au centre de cette image. Un exemple encore plus connu est cette toile de Paul-Désiré Trouillebert intitulée « La servante de harem », qui date de 1874, que je reproduis à droite. (On notera la coïncidence des dates de la nouvelle de Mérimée et de ces deux toiles, toutes produites entre 1870 et 1874.) L'attrait de l'exotisme oriental tient beaucoup à la représentation de la femme orientale dans les créations européennes. À la fois séquestrée, voire esclave comme dans la toile de Trouillebert, et lascive, elle est l'emblème de la sexualité vécue ouvertement et offerte sans honte inutile derrière les portes bien closes du harem. Ce que le voile et l'isolement du sérail défend contre le regard étranger est d'autant plus piquant et recherché par le colonisateur européen. Mais si la femme esclave peut occuper les fantasmes masculins, il ne faut pas oublier que sa représentation est la marque et le rappel de l'altérité de l'Orient, qu'il est donc futile de chercher à connaître puisqu'il serait irrémédiablement étranger.
J'ai aussi vu « L'Orientale » de Marie Bashkirtseff (1858-1884) au musée de Nice, un portrait que je reproduis ci-contre. Comme Marie Bashkirtseff était très blonde tandis que son modèle était très brune, on soupçonne que l'attrait des contraires a joué dans son choix de sujet. Après tout, malgré l'intitulé, la quincaillerie habituelle de l'orientalisme ne trouve aucune place dans ce tableau, il n'y a pas de voile, de chaîne, de narguilé, de décor architectural dépaysant, de bijoux orientaux... L'altérité de l'Orient n'apparaît plus que dans les traits du visage et, à la rigueur, dans la simplicité de la pièce de tissu qui dénude les épaules. Et pourtant, il y a la même tristesse dans le regard de cette Orientale et dans le regard de la servante du harem. Tristesse ou distance? Les artistes ne tranchent pas, quoi qu'ils aient pu penser. Il y avait déjà le même recul dans la toile de Clément, une marchande détournant la tête tandis que le regard de l'autre a une fixité qui trahit plus la nervosité que l'hostilité. Mais le musée avait réuni dans ce corridor du rez-de-chaussée d'autres toiles orientalistes, aux traits plus convenus, comme dans le cas de la scène que je reproduis ci-dessous. (Elle est d'un peintre dont je n'ai pas retenu le nom; quant à la tache lumineuse, elle n'est pas le fait de mon flash, mais d'un reflet du soleil de mai.) Par contre, je suis moins sûr d'avoir vu la « Thaïs » d'Adrien-Henri Tanoux, pourtant mentionnée par le site du musée. L'ensemble donne à réfléchir sur la question posée implicitement par Irwin : la fiction n'est-elle pas plus importante que la plate réalité? le rêve chatoyant n'a-t-il pas le droit de durer même quand le moment historique qui en a accouché est passé?
De quelle phrase s'agit-il? Dans la traduction de Carlowitz, on lit : « Un riche Baron, encore à la fleur de son âge et que nous appellerons Édouard, venait de passer dans sa pépinière les plus belles heures d'une riante journée d'avril. »
La science-fiction passe souvent outre en adoptant d'emblée la narration traditionnelle, qu'elle soit impossible ou non, puisque son but, c'est de dépeindre un monde lui-même impossible selon les critères du jugement commun. Si le roman réaliste peut instruire le procès en dissolution de la narration, c'est parce que le lecteur est toujours en mesure de faire le raccord entre le texte et la réalité.
La situation est sans doute différente pour le fantastique, qui fait aussi le raccord avec la réalité, mais de manière minée et toujours incertaine. Ainsi, l'auteur du roman The Arabian Nightmare (1983) est parfaitement conscient de tout ce que la théorie littéraire moderne dit de la difficulté de conter, voire de narrer. Pourtant, Robert Irwin confie la narration d'un roman où la réalité ne cesse de prendre les traits du rêve à un conteur du Caire... Historien de métier, Irwin connaît bien l'Orient, ainsi que l'orientalisme dénoncé par Said et défendu par Irwin lui-même.
La critique de l'orientalisme par Said est justement une critique d'un certain discours. En voulant raconter l'Orient, l'orientalisme colporterait des racontars et réduirait au silence les sujets de ses textes. Le roman d'Irwin fait tout le contraire, puisque le narrateur intervient sans vergogne dans l'histoire pour dialoguer avec le lecteur, s'introduit dans l'histoire et survit en quelque sorte à sa propre mort. Quant au héros du roman, lui aussi s'en tire. Bref, il n'ya ni mort du sujet ni mort du narrateur...
Ce serait toutefois exagéré d'en faire une machine infernale montée pour abattre l'orientalisme de Said. Tout en profitant amplement des possibilités de l'Orient comme décor, le roman ne me semble pas se prononcer sur l'Orient réel; il rend plutôt hommage non pas à l'Orient de la fiction mais à la fiction de l'Orient, c'est-à -dire aux Mille et Une Nuits, dont un des compilateurs serait le conteur du récit. À coup sûr, j'ai eu envie de finir de lire les contes des Mille et Une Nuits en finissant le roman d'Irwin. Bref, il s'agit d'un roman trompeur en tout, sauf en ce qui concerne son amour des tromperies de la fiction.
Les prodiges et les duperies de l'Orient font partie de son attrait pour les orientalistes, et en particulier les écrivains qui explorent volontiers la frontière fluctuante entre le rêve et la réalité. Prosper Mérimée s'intéresse à l'Algérie comme beaucoup d'autres en France au milieu du XIXe siècle, quand l'Algérie devient peu à peu une colonie. Vers 1844, il projette d'y voyager et il essaie d'apprendre l'arabe. Au terme de sa vie, il rédige une courte nouvelle qui se passe en Algérie. La rédaction de « Djoûmane » occupe Mérimée durant les premiers mois de 1870. La nouvelle est publiée après sa mort en 1873. Son propos? Le narrateur est un officier des chasseurs de l'armée française en Algérie, sans doute vers 1865, au temps de l'insurrection algérienne de 1864-1868. Tout juste rentré d'une expédition avec ses hommes, il reçoit l'ordre de repartir en campagne avec ses hommes pour garder un gué, mais il est d'abord invité à une réception chez le colonel. Des baladins arabes offrent une performance saisissante, qui culmine avec l'apparente mort d'une fillette mordue par un serpent... et ressuscitée ensuite par le chef de la troupe. Au prodige succède le rêve. Sur la route du gué, le narrateur s'endort et rêve qu'il a poursuivi à cheval un des chefs de l'insurrection, qu'il a chuté au fond d'un gouffre et qu'il explore ensuite un dédale de grottes et de cavernes où il assiste à de nouveaux prodiges... avant de se réveiller et de se rendre compte qu'il a rêvé. D'un serpent monstrueux à une séductrice allongée sur ses coussins, tous les ingrédients de la rêverie érotique sont là.
Le texte d'un roman comme The Arabian Nightmare est un peu la contrepartie écrite de l'orientalisme visuel incarné par des tableaux comme ceux que j'ai eu l'occasion de contempler au Musée des Beaux-Arts de Nice. Par exemple, le tableau de Félix-Auguste Clément acquis par l'État au Salon de 1872, « Marchandes d'eau et d'oranges, au Caire », visible au centre de cette image. Un exemple encore plus connu est cette toile de Paul-Désiré Trouillebert intitulée « La servante de harem », qui date de 1874, que je reproduis à droite. (On notera la coïncidence des dates de la nouvelle de Mérimée et de ces deux toiles, toutes produites entre 1870 et 1874.) L'attrait de l'exotisme oriental tient beaucoup à la représentation de la femme orientale dans les créations européennes. À la fois séquestrée, voire esclave comme dans la toile de Trouillebert, et lascive, elle est l'emblème de la sexualité vécue ouvertement et offerte sans honte inutile derrière les portes bien closes du harem. Ce que le voile et l'isolement du sérail défend contre le regard étranger est d'autant plus piquant et recherché par le colonisateur européen. Mais si la femme esclave peut occuper les fantasmes masculins, il ne faut pas oublier que sa représentation est la marque et le rappel de l'altérité de l'Orient, qu'il est donc futile de chercher à connaître puisqu'il serait irrémédiablement étranger.
J'ai aussi vu « L'Orientale » de Marie Bashkirtseff (1858-1884) au musée de Nice, un portrait que je reproduis ci-contre. Comme Marie Bashkirtseff était très blonde tandis que son modèle était très brune, on soupçonne que l'attrait des contraires a joué dans son choix de sujet. Après tout, malgré l'intitulé, la quincaillerie habituelle de l'orientalisme ne trouve aucune place dans ce tableau, il n'y a pas de voile, de chaîne, de narguilé, de décor architectural dépaysant, de bijoux orientaux... L'altérité de l'Orient n'apparaît plus que dans les traits du visage et, à la rigueur, dans la simplicité de la pièce de tissu qui dénude les épaules. Et pourtant, il y a la même tristesse dans le regard de cette Orientale et dans le regard de la servante du harem. Tristesse ou distance? Les artistes ne tranchent pas, quoi qu'ils aient pu penser. Il y avait déjà le même recul dans la toile de Clément, une marchande détournant la tête tandis que le regard de l'autre a une fixité qui trahit plus la nervosité que l'hostilité. Mais le musée avait réuni dans ce corridor du rez-de-chaussée d'autres toiles orientalistes, aux traits plus convenus, comme dans le cas de la scène que je reproduis ci-dessous. (Elle est d'un peintre dont je n'ai pas retenu le nom; quant à la tache lumineuse, elle n'est pas le fait de mon flash, mais d'un reflet du soleil de mai.) Par contre, je suis moins sûr d'avoir vu la « Thaïs » d'Adrien-Henri Tanoux, pourtant mentionnée par le site du musée. L'ensemble donne à réfléchir sur la question posée implicitement par Irwin : la fiction n'est-elle pas plus importante que la plate réalité? le rêve chatoyant n'a-t-il pas le droit de durer même quand le moment historique qui en a accouché est passé?
Libellés : Arts, Livres, Réflexion