2018-03-16
Annihilation
Mardi dernier, je suis allé voir le film Annihilation (2018), inspiré du premier volume de la trilogie Southern Reach de Jeff VanderMeer. Ce dernier cite comme influence (entre autres) La Montagne morte de la vie (1963) de l'auteur français Michel Bernanos, le fils de Georges Bernanos. Il s'agit d'un ouvrage que j'ai lu il y a longtemps et que je classerais volontiers, malgré le flou de mon souvenir, avec Le Mont Analogue (1952) de René Daumal. La charge symbolique est sans doute plus forte dans l'ouvrage de Daumal tandis que l'atmosphère surréaliste prime dans celui de Bernanos, il me semble. Dans tous les cas, on a un voyage qui se transforme en une quête initiatique, qui met à nu les motivations profondes des personnages. Le but du voyage compte moins que le sens qu'il prend pour les voyageurs.
À l'écran, toutefois, je n'ai pas songé spontanément à ces titres. L'expédition dans une zone coupée du monde (« Area X ») devient certes une aventure profondément personnelle pour chacune des cinq femmes qui pénètrent dans cette enclave en proie à des phénomènes étranges — et dont on ne revient pas, à une exception près. L'ambiance oppressante, lourde de dangers réels et de phénomènes mystérieux, m'a plutôt rappelé le film Stalker (1979) de Tarkovski. Tandis que la conclusion m'évoquait carrément le 2001 de Kubrick.
Comme je n'ai pas lu les livres de VanderMeer et que je n'en vois toujours pas la nécessité, j'ignore à quel point le film cadre avec la trilogie d'origine. Ce que je retiens du long métrage, ce sont surtout des belles images, permises par une prémisse qui reste vague et qui attribue à des intrus extraterrestres le rôle d'un deus ex machina bien commode. (Une vague explication scientifique articulée par la physicienne de l'équipe relève surtout de la simple métaphore à un cheveu du galimatias — de ce que j'ai appelé ailleurs une prouesse de rhétorique pour fonder l'altérité, mais de manière plutôt faible dans ce cas-ci.) De fait, les effets spéciaux accèdent à un niveau de perfection qui coupe le souffle et ils justifient à eux seuls la sortie au cinéma.
L'histoire n'est pas à la hauteur de la beauté des séquences filmées par Alex Garland (ou même de l'intrigue de son film Ex Machina en 2014). Elle se termine comme la plupart des scénarios hollywoodiens empreints depuis les années 1970 d'une paranoïa croissante. La menace d'un phénomène étranger est extirpée par le feu et le sang — mais il en reste assez pour préparer une suite. C'est ce qui est le moins intéressant, car on reste plus dans le registre de la peur que de la promesse. La science-fiction intelligente attend toujours sa renaissance non pas sur le plan formel mais sur celui du contenu.
Enfin, je trouve intéressant néanmoins que des créateurs étatsuniens, soixante ans après les Français et plus de quarante ans après les Russes, optent pour une version moins simpliste de la mise en scène de l'altérité, ou pour des récits moins platement manichéens. Et encore, Alex Garland est un Britannique d'origine, né à peine un an après la sortie de 2001... Hors des sentiers battus par les superproductions de Disney, la science-fiction cinématographique continue à évoluer, en attendant une nouvelle synthèse qui mariera la beauté formelle, la réflexion et l'action. Mais si cette combinaison n'est pas à la portée des cinéastes, il faudra que les écrivains s'y collent.
À l'écran, toutefois, je n'ai pas songé spontanément à ces titres. L'expédition dans une zone coupée du monde (« Area X ») devient certes une aventure profondément personnelle pour chacune des cinq femmes qui pénètrent dans cette enclave en proie à des phénomènes étranges — et dont on ne revient pas, à une exception près. L'ambiance oppressante, lourde de dangers réels et de phénomènes mystérieux, m'a plutôt rappelé le film Stalker (1979) de Tarkovski. Tandis que la conclusion m'évoquait carrément le 2001 de Kubrick.
Comme je n'ai pas lu les livres de VanderMeer et que je n'en vois toujours pas la nécessité, j'ignore à quel point le film cadre avec la trilogie d'origine. Ce que je retiens du long métrage, ce sont surtout des belles images, permises par une prémisse qui reste vague et qui attribue à des intrus extraterrestres le rôle d'un deus ex machina bien commode. (Une vague explication scientifique articulée par la physicienne de l'équipe relève surtout de la simple métaphore à un cheveu du galimatias — de ce que j'ai appelé ailleurs une prouesse de rhétorique pour fonder l'altérité, mais de manière plutôt faible dans ce cas-ci.) De fait, les effets spéciaux accèdent à un niveau de perfection qui coupe le souffle et ils justifient à eux seuls la sortie au cinéma.
L'histoire n'est pas à la hauteur de la beauté des séquences filmées par Alex Garland (ou même de l'intrigue de son film Ex Machina en 2014). Elle se termine comme la plupart des scénarios hollywoodiens empreints depuis les années 1970 d'une paranoïa croissante. La menace d'un phénomène étranger est extirpée par le feu et le sang — mais il en reste assez pour préparer une suite. C'est ce qui est le moins intéressant, car on reste plus dans le registre de la peur que de la promesse. La science-fiction intelligente attend toujours sa renaissance non pas sur le plan formel mais sur celui du contenu.
Enfin, je trouve intéressant néanmoins que des créateurs étatsuniens, soixante ans après les Français et plus de quarante ans après les Russes, optent pour une version moins simpliste de la mise en scène de l'altérité, ou pour des récits moins platement manichéens. Et encore, Alex Garland est un Britannique d'origine, né à peine un an après la sortie de 2001... Hors des sentiers battus par les superproductions de Disney, la science-fiction cinématographique continue à évoluer, en attendant une nouvelle synthèse qui mariera la beauté formelle, la réflexion et l'action. Mais si cette combinaison n'est pas à la portée des cinéastes, il faudra que les écrivains s'y collent.
Libellés : Films, Science-fiction
2018-03-15
La fin de Liaison
Un communiqué de presse annonce aujourd'hui la disparition de la revue Liaison :
La revue Liaison cesse ses activités
Ottawa, le 15 mars 2018 – C’est avec une immense tristesse que les Éditions L’Interligne annoncent la fin des activités de la revue Liaison. Le dernier numéro, le 179, paraîtra le 21 mars 2018.
Créée en 1978 en tant que bulletin de liaison de l’organisme Théâtre Action, la revue a volé de ses propres ailes à partir de 1981, date où les Éditions L’Interligne ont vu le jour pour prendre en charge sa production et sa diffusion. Quarante ans plus tard, Liaison couvrait un vaste territoire, de l’Acadie jusqu’à l’Ouest en passant par l’Ontario, et était devenue la référence en actualité artistique franco-canadienne.
Depuis huit ans, la revue luttait pour sa survie. Une baisse des revenus publicitaires conjuguée à des coupes budgétaires, à un déclin persistant du nombre d’abonnés et à une faible présence en librairie, ont finalement eu raison des efforts des Éditions L’Interligne en vue de maintenir Liaison à flot.
Les Éditions L'Interligne souhaitent désormais axer leurs ressources sur les activités d’édition littéraire et miser sur la richesse et la diversité de leur catalogue pour faire rayonner leurs publications au-delà des frontières.
Un immense merci à tous ceux qui ont pris part à la belle aventure de Liaison au fil du temps : les fondateurs, fondatrices ; les rédacteurs, rédactrices en chef ; les nombreux collaborateurs, collaboratrices ; les talentueux artistes de la francophonie canadienne ; et les lecteurs et lectrices de partout au Canada.
Nous gardons de très beaux souvenirs de la revue et regardons vers l’avenir avec confiance et espoir. Les Éditions L’Interligne continueront d’appuyer et de nourrir l’art franco-canadien en poursuivant leur mission : publier la quintessence de la littérature franco-ontarienne.
La revue Liaison cesse ses activités
après 40 ans d'existence
Ottawa, le 15 mars 2018 – C’est avec une immense tristesse que les Éditions L’Interligne annoncent la fin des activités de la revue Liaison. Le dernier numéro, le 179, paraîtra le 21 mars 2018.
Créée en 1978 en tant que bulletin de liaison de l’organisme Théâtre Action, la revue a volé de ses propres ailes à partir de 1981, date où les Éditions L’Interligne ont vu le jour pour prendre en charge sa production et sa diffusion. Quarante ans plus tard, Liaison couvrait un vaste territoire, de l’Acadie jusqu’à l’Ouest en passant par l’Ontario, et était devenue la référence en actualité artistique franco-canadienne.
Depuis huit ans, la revue luttait pour sa survie. Une baisse des revenus publicitaires conjuguée à des coupes budgétaires, à un déclin persistant du nombre d’abonnés et à une faible présence en librairie, ont finalement eu raison des efforts des Éditions L’Interligne en vue de maintenir Liaison à flot.
Les Éditions L'Interligne souhaitent désormais axer leurs ressources sur les activités d’édition littéraire et miser sur la richesse et la diversité de leur catalogue pour faire rayonner leurs publications au-delà des frontières.
Un immense merci à tous ceux qui ont pris part à la belle aventure de Liaison au fil du temps : les fondateurs, fondatrices ; les rédacteurs, rédactrices en chef ; les nombreux collaborateurs, collaboratrices ; les talentueux artistes de la francophonie canadienne ; et les lecteurs et lectrices de partout au Canada.
Nous gardons de très beaux souvenirs de la revue et regardons vers l’avenir avec confiance et espoir. Les Éditions L’Interligne continueront d’appuyer et de nourrir l’art franco-canadien en poursuivant leur mission : publier la quintessence de la littérature franco-ontarienne.
Je partage cette tristesse, car la revue Liaison a fait partie de mon parcours littéraire. Selon Erudit, ma première collaboration remonterait au numéro de mars 1990, quand j'avais chroniqué une BD historique de Gilles Drolet et Paul Roux. Par la suite, j'avais réuni un dossier spécial sur la science-fiction et du fantastique franco-ontariens pour le numéro de septembre 1993, où il était question de Victor Frigério, Guy Sirois (qui avait un pied à Ottawa à cette époque), Jean-François Somcynsky et Nancy Vickers, entre autres. Les années suivantes, c'était à mon tour d'être chroniqué dans les pages de Liaison puisque ses collaborateurs recensaient Pour des soleils froids en novembre 1994, Le Ressuscité de l'Atlantide en mars 1995, les deux premiers volumes des Mystères de Serendib en mars 1996 et le recueil Jonctions impossibles à l'hiver 2003.
Au siècle présent, j'ai rendu la politesse à mes collègues en signant des recensions de Terre des Autres de Sylvie Bérard en 2006 et de quelques romans jeunesse par la suite. En 2010, je tâtais de l'essai avec « Transcender l'avis trop personnel » sur le sujet de la critique littéraire, justement, avant de revenir sur un sujet connexe avec « La responsibilité du poisson dans l'étang » en 2013. Toutefois, Liaison restera aussi pour moi le lieu de la première parution de ma nouvelle la plus publiée, « Des anges sont tombés », dans le numéro 89 en novembre 1996.
Abonné depuis les années 1980, sauf erreur, j'ai une très belle collection de numéros. Le format de la revue n'a cessé de s'améliorer, ce qui devait représenter des coûts supplémenaires mais incontournables puisque la revue s'était donnée pour mission d'assurer la couverture de tous les arts du Canada francophone hors-Québec. Théâtre, musique, arts visuels et littérature, c'était beaucoup. Et faire état de la production des arts visuels s'imagine difficilement sans images ou photographies de qualité.
Le communiqué de presse ci-dessus accuse la baisse des revenus publicitaires, des subventions et du nombre d'abonnés. Ceci reflète une situation généralement difficile pour les arts dans le Canada actuel (quoiqu'on se demandera à quoi servent les fonds supplémentaires versés au Conseil des arts du Canada si ce n'est pas au soutien d'une publication unique en son genre !). Même si on pourrait noter que la revue n'avait pas renouvelé sa formule depuis des décennies et qu'elle n'avait pas non plus rajeuni son équipe éditoriale, il est possible de croire que la situation aurait été pareillement périlleuse pour une revue plus jeune et plus dynamique. Les départements d'arts ou de lettres sont pris à la gorge un peu partout. Les autres institutions artistiques crient souvent famine et pouvaient difficilement dégager des fonds pour de la publicité dans une revue trimestrielle dont les articles risquaient généralement de paraître après la tenue d'une exposition ou la présentation d'une pièce. La formule se justifiait plus dans le cas de la littérature et des enregistrements musicaux, mais cela ne suffisait pas.
Et pourtant. L'élection de Trump et l'ascension de nombreux autres populistes sont à mes yeux une reconnaissance de la faillite des discours purement économiques qui orientent la gouvernance occidentale depuis un quart de siècle et qui, en prime, tendent à n'accepter que les analyses économiques qui vont dans le sens de la déréglementation et des allègements fiscaux. En même temps, la performance de ces populistes au pouvoir est souvent désastreuse, caractérisée par l'opportunisme à courte vue, les solutions simplistes et une tendance à gober tout rond le premier argument à obtenir un certain retentissement médiatique.
Or, les arts et les lettres méprisés par ces mêmes populistes ont des vertus ignorées. Les arts favorisent les perspectives plus larges en faisant la démonstration concrète de la diversité historique des manières d'interpréter et de refléter la réalité. Ils procurent ainsi un sens de la relativité des valeurs et alimentent un sens critique qui manque clairement aux populistes et fanatiques trop imbus de leurs propres convictions — ou préjugés. Les lettres ont les mêmes qualités, mais elles invitent aussi les lecteurs à apprécier des discours différents et des visions du monde distinctes encore plus clairement énoncées. À son meilleur, la littérature offre des points de vue inédits et révèle des pans de la société que nos dirigeants ont souvent beau jeu d'ignorer ou de caricaturer. C'est mauvais signe quand des politiciens refusent de s'intéresser à la littérature. Le dédain des Conservateurs de Harper pour les arts et les lettres d'ici (même si Harper lui-même appréciait la musique — étrangère — des Beatles) était bien connu. De même, Doug Ford a suggéré qu'il aurait été incapable de reconnaître Margaret Atwood à l'époque où il voulait sabrer les fonds pour les bibliothèques de Toronto.
Et pourtant. Alors qu'il serait rédhibitoire pour un politicien d'être pauvre, il ne l'est pas pour un politicien d'étaler sa pauvreté culturelle et intellectuelle. Tous les jours, Trump fait pourtant la démonstration des insuffisances d'un homme matériellement riche dont l'intellect biberonne à la télévision la plus racoleuse, tout comme Berlusconi en son temps. Un certain bagage littéraire et culturel n'est pas un sceau de vertu : ni Obama hier ni Macron aujourd'hui ne sont des anges en politique, mais le respect de la vérité des faits semble passer par la capacité de reconnaître l'excellence des créations artistiques : dans les deux cas, il faut un minimum d'humilité pour admettre que son ressenti personnel n'est pas seul juge.
Et pourtant. Depuis Auschwitz, il semble difficile d'accorder ces vertus aux arts. Les Nazis n'ont-ils pas tué et massacré au son des plus belles musiques de l'Europe du dix-neuvième siècle ? Peut-être, mais il faudra en revenir un jour, car les Nazis ont justement privilégié les arts aryens, rejeté les arts dégénérés et brûlé des livres avant de brûler des gens. Si les prisonniers de Terezin n'ont pas cru bon de jeter aux orties leur héritage musical, nous ne devrions pas accorder cette satisfaction aux descendants actuels des Nazis. Quand on finira par reconnaître que sa propre opinion n'est pas souveraine et que l'honnêteté intellectuelle qui permet de l'avouer est le signe d'un caractère supérieur, nous aurons peut-être de meilleurs politiciens et gouvernants.
Mais il faudra commencer par réhabiliter les arts et les lettres pour exiger ce respect.
Au siècle présent, j'ai rendu la politesse à mes collègues en signant des recensions de Terre des Autres de Sylvie Bérard en 2006 et de quelques romans jeunesse par la suite. En 2010, je tâtais de l'essai avec « Transcender l'avis trop personnel » sur le sujet de la critique littéraire, justement, avant de revenir sur un sujet connexe avec « La responsibilité du poisson dans l'étang » en 2013. Toutefois, Liaison restera aussi pour moi le lieu de la première parution de ma nouvelle la plus publiée, « Des anges sont tombés », dans le numéro 89 en novembre 1996.
Abonné depuis les années 1980, sauf erreur, j'ai une très belle collection de numéros. Le format de la revue n'a cessé de s'améliorer, ce qui devait représenter des coûts supplémenaires mais incontournables puisque la revue s'était donnée pour mission d'assurer la couverture de tous les arts du Canada francophone hors-Québec. Théâtre, musique, arts visuels et littérature, c'était beaucoup. Et faire état de la production des arts visuels s'imagine difficilement sans images ou photographies de qualité.
Le communiqué de presse ci-dessus accuse la baisse des revenus publicitaires, des subventions et du nombre d'abonnés. Ceci reflète une situation généralement difficile pour les arts dans le Canada actuel (quoiqu'on se demandera à quoi servent les fonds supplémentaires versés au Conseil des arts du Canada si ce n'est pas au soutien d'une publication unique en son genre !). Même si on pourrait noter que la revue n'avait pas renouvelé sa formule depuis des décennies et qu'elle n'avait pas non plus rajeuni son équipe éditoriale, il est possible de croire que la situation aurait été pareillement périlleuse pour une revue plus jeune et plus dynamique. Les départements d'arts ou de lettres sont pris à la gorge un peu partout. Les autres institutions artistiques crient souvent famine et pouvaient difficilement dégager des fonds pour de la publicité dans une revue trimestrielle dont les articles risquaient généralement de paraître après la tenue d'une exposition ou la présentation d'une pièce. La formule se justifiait plus dans le cas de la littérature et des enregistrements musicaux, mais cela ne suffisait pas.
Et pourtant. L'élection de Trump et l'ascension de nombreux autres populistes sont à mes yeux une reconnaissance de la faillite des discours purement économiques qui orientent la gouvernance occidentale depuis un quart de siècle et qui, en prime, tendent à n'accepter que les analyses économiques qui vont dans le sens de la déréglementation et des allègements fiscaux. En même temps, la performance de ces populistes au pouvoir est souvent désastreuse, caractérisée par l'opportunisme à courte vue, les solutions simplistes et une tendance à gober tout rond le premier argument à obtenir un certain retentissement médiatique.
Or, les arts et les lettres méprisés par ces mêmes populistes ont des vertus ignorées. Les arts favorisent les perspectives plus larges en faisant la démonstration concrète de la diversité historique des manières d'interpréter et de refléter la réalité. Ils procurent ainsi un sens de la relativité des valeurs et alimentent un sens critique qui manque clairement aux populistes et fanatiques trop imbus de leurs propres convictions — ou préjugés. Les lettres ont les mêmes qualités, mais elles invitent aussi les lecteurs à apprécier des discours différents et des visions du monde distinctes encore plus clairement énoncées. À son meilleur, la littérature offre des points de vue inédits et révèle des pans de la société que nos dirigeants ont souvent beau jeu d'ignorer ou de caricaturer. C'est mauvais signe quand des politiciens refusent de s'intéresser à la littérature. Le dédain des Conservateurs de Harper pour les arts et les lettres d'ici (même si Harper lui-même appréciait la musique — étrangère — des Beatles) était bien connu. De même, Doug Ford a suggéré qu'il aurait été incapable de reconnaître Margaret Atwood à l'époque où il voulait sabrer les fonds pour les bibliothèques de Toronto.
Et pourtant. Alors qu'il serait rédhibitoire pour un politicien d'être pauvre, il ne l'est pas pour un politicien d'étaler sa pauvreté culturelle et intellectuelle. Tous les jours, Trump fait pourtant la démonstration des insuffisances d'un homme matériellement riche dont l'intellect biberonne à la télévision la plus racoleuse, tout comme Berlusconi en son temps. Un certain bagage littéraire et culturel n'est pas un sceau de vertu : ni Obama hier ni Macron aujourd'hui ne sont des anges en politique, mais le respect de la vérité des faits semble passer par la capacité de reconnaître l'excellence des créations artistiques : dans les deux cas, il faut un minimum d'humilité pour admettre que son ressenti personnel n'est pas seul juge.
Et pourtant. Depuis Auschwitz, il semble difficile d'accorder ces vertus aux arts. Les Nazis n'ont-ils pas tué et massacré au son des plus belles musiques de l'Europe du dix-neuvième siècle ? Peut-être, mais il faudra en revenir un jour, car les Nazis ont justement privilégié les arts aryens, rejeté les arts dégénérés et brûlé des livres avant de brûler des gens. Si les prisonniers de Terezin n'ont pas cru bon de jeter aux orties leur héritage musical, nous ne devrions pas accorder cette satisfaction aux descendants actuels des Nazis. Quand on finira par reconnaître que sa propre opinion n'est pas souveraine et que l'honnêteté intellectuelle qui permet de l'avouer est le signe d'un caractère supérieur, nous aurons peut-être de meilleurs politiciens et gouvernants.
Mais il faudra commencer par réhabiliter les arts et les lettres pour exiger ce respect.
Libellés : Arts, Écriture, Ontario
2018-03-08
Le réconfort des vieilles habitudes
Remettre une vieille paire de chaussres après avoir commencé à en porter une nouvelle procure souvent un soulagement sensible. La chaussure s'est-elle faite à notre pied ou notre pied à la chaussure ? Quoi qu'il en soit, la différence est perceptible. Le soulagement perçu tient sans doute à l'absence d'effort requis du corps et de l'esprit pour s'adapter, mais il s'y ajoute peut-être un plaisir plus subtil que la facilité.
Ces dernières semaines, je suis retourné deux ou trois fois à Montréal et j'ai fréquenté des lieux familiers en suivant des itinéraires encore plus familiers. En effet, les lieux ont parfois changé. De nouveaux édifices et condos s'élèvent, de nouvelles perspectives s'offrent au regard et d'anciens terrains de stationnement sont en cours de transformation après des années de tranquillité à l'abandon.
Ce qui ne m'empêche pas de retrouver d'anciens cadres de mon quotidien montréalais. Est-ce la certitude de maîtriser le chemin à suivre qui est à l'origine du sentiment de réconfort qui me gagne dans le métro entre Berri-UQÀM et Guy-Concordia, à la sortie sur Guy ou dans le 165 qui escalade la Côte-des-Neiges ? Non seulement je n'ai pas à me concentrer pour m'orienter, mais je peux me reposer sur l'assurance forgée par des centaines de parcours. Et de pouvoir le faire de nouveau après toutes ces années, c'est une victoire sur le temps qui passe.
La stabilité dans un monde en proie au changement peut réconforter, même quand elle est illusoire. C'est pour cette raison que nos ancêtres construisaient pour durer quand ils travaillaient sur leurs temples.
C'est la nature du monde qui apparaît alors sous un jour moins inquiétant. Tout n'est pas voué à disparaître, du moins pas tout de suite. À l'ère de l'anxiété généralisée et de la colère qu'elle engendre (ou est-ce l'inverse ?), c'est apaisant. Si ce n'est pas le réconfort actif d'une étreinte bienveillante, c'est au moins la joie de la délivrance qu'on ressent quand on arrête de se taper la tête sur un mur, si dure la tête en question soit-elle.
Ces dernières semaines, je suis retourné deux ou trois fois à Montréal et j'ai fréquenté des lieux familiers en suivant des itinéraires encore plus familiers. En effet, les lieux ont parfois changé. De nouveaux édifices et condos s'élèvent, de nouvelles perspectives s'offrent au regard et d'anciens terrains de stationnement sont en cours de transformation après des années de tranquillité à l'abandon.
Ce qui ne m'empêche pas de retrouver d'anciens cadres de mon quotidien montréalais. Est-ce la certitude de maîtriser le chemin à suivre qui est à l'origine du sentiment de réconfort qui me gagne dans le métro entre Berri-UQÀM et Guy-Concordia, à la sortie sur Guy ou dans le 165 qui escalade la Côte-des-Neiges ? Non seulement je n'ai pas à me concentrer pour m'orienter, mais je peux me reposer sur l'assurance forgée par des centaines de parcours. Et de pouvoir le faire de nouveau après toutes ces années, c'est une victoire sur le temps qui passe.
La stabilité dans un monde en proie au changement peut réconforter, même quand elle est illusoire. C'est pour cette raison que nos ancêtres construisaient pour durer quand ils travaillaient sur leurs temples.
C'est la nature du monde qui apparaît alors sous un jour moins inquiétant. Tout n'est pas voué à disparaître, du moins pas tout de suite. À l'ère de l'anxiété généralisée et de la colère qu'elle engendre (ou est-ce l'inverse ?), c'est apaisant. Si ce n'est pas le réconfort actif d'une étreinte bienveillante, c'est au moins la joie de la délivrance qu'on ressent quand on arrête de se taper la tête sur un mur, si dure la tête en question soit-elle.
Libellés : Vie
2018-03-07
Les Robots font-ils l'amour ?
Je ne connaîtrai jamais la réponse à cette question, car une panne de jus a interrompu le coït intellectuel de la pièce de théâtre Les Robots font-ils l'amour ? qui jouait ce soir à l'Usine C de Montréal. J'étais pourtant descendu d'Ottawa pour l'occasion afin de me vautrer une fois de plus dans la dramaturgie québécoise qui s'acoquine avec la science-fiction. J'ai d'ailleurs croisé Jean-François Chassay qui succombait peut-être aux mêmes pulsions...
Adaptée de l'ouvrage du même nom chez Dunod (2016) par la professeure de théâtre de l'UQÀM Angela Konrad, la pièce devait offrir une rencontre entre l'art, les sciences et la politique. Originaire d'Allemagne, Konrad a créé à Montréal la troupe LA FABRIK qui « se concentre sur la relecture de textes du répertoire et contemporains et d'écritures non dramatiques à la lumière d'interrogations critiques du monde actuel ». Elle a accueilli le public avant le début de la représentation, mais elle a dû s'éclipser ensuite.
La scène est presque nue au début : elle n'accueille qu'une longue table avec cinq micros et bouteilles d'eau pour autant de chaises, soit l'installation typique d'une session de communications dans un colloque ou d'un panel universitaire. Derrière, un écran proclame que l'événement est organisé par la Chaire de recherche [fictive] internationale et transdisciplinaire Humanisme et Transhumanisme, en collaboration entre autres avec l'Université de Montréal à Québec [sic]. Ainsi, durant la première moitié de la pièce, celle à laquelle j'ai pu assister, l'exploration du sujet passe par la mise en scène d'un débat universitaire.
Les acteurs entrent en scène pendant qu'on joue Space Oddity de Bowie. Philippe Cousineau joue le rôle du professeur et philosophe allemand Miki Habermatt (petit coup de chapeau à Habermas, sans doute), tandis que Stéphanie Cardi, Marie-Laurence Moreau, Dominique Quesnel et Lise Roy jouent, dans le désordre, les rôles des professeures, artistes ou entrepreneuses Niki de Laqueue, Riki Laforêt, Viki Gagnon-Atlas et Kiki Vaginstrup, alias KV2020. Ce que ne repèrent pas nécessairement les quelques critiques des profanes, c'est que ces personnages renvoient plus ou moins à des personnalités bien réelles du mouvement transhumaniste (Vita-More, Orlan, etc.).
Konrad mêle le vrai et le faux. Associée à Hanson Robotics, Gagnon-Atlas est présentée comme la créatrice de Sophia et l'épouse d'un robot sauteur, Atlas. Laforêt est une bioconservatrice, associée au mouvement des « chimpanzés du futur ». Vaginstrup représente la Singularity University et on invoque Kurzweil, comme dans La Singularité est proche. Elle a prévu d'être cryogénisée le 20 février 2020, à 20 h 20...
Au gré des interventions, la tension monte. Laforêt dénonce la conjonction du totalitarisme et de la technologie. Habermatt a un enfant trisomique qui n'aurait peut-être pas vu le jour si ses parents l'avaient su à l'avance, quoique le philosophe soutient qu'il choisirait sa fille... maintenant qu'il la connaît. Les personnages évoquent les manipulations génétiques (l'usage de cellules humaines pour augmenter l'intelligence des souris, la transformation des cellules épidermiques en gamètes pour que deux papas souris aient un souriceau, etc.) et les jeunes Chinois qui seraient ouverts (à 50%) à toutes les modifications pour augmenter l'intelligence de leurs enfants.
Encore une fois, les idées transhumanistes ont besoin d'être vulgarisées avant d'être dramatisées, semble-t-il. Parce qu'il est évidemment impossible d'imaginer des personnages animés par ces enjeux, n'est-ce pas, autrement que sur un mode presque caricatural, dans les cas de Viki Gagnon-Atlas et Kiki Vaginstrup... Ce que fait pourtant la science-fiction depuis des décennies.
Sans surprise, les personnages de Konrad répètent et soulignent qu'on n'est pas dans la science-fiction, qu'il est question de « faits » et non de « mauvaise science-fiction ». Pourtant, malgré tous les pronostics et toutes les extrapolations, l'intelligence artificielle « forte » demeure un fantasme et tout ce qui la concerne relève de la science-fiction. Quant aux manipulations génétiques à des fins eugéniques, elles demeurent de la science-fiction tant qu'elles ne seront pas advenues et expérimentées. Si bien qu'il faudrait peut-être soutenir que cette pièce est une sorte de simulacre d'une pièce de science-fiction...
Bref, une fois de plus, je reste sur l'impression d'un éternel recommencement. Après Transhumain en 2008 et Post Humains en 2017, Konrad prolonge la tendance. En privilégiant un théâtre documentaire parce qu'il s'agit d'un sujet peu familier des auditoires habituels, suppose-t-on, Konrad ne peut prétendre qu'elle innove. À moins que la seconde moitié de la pièce passait à la vitesse supérieure... Tout ce que j'en sais, c'est qu'elle concluait sur la lecture de strophes de Rilke, extraites du Livre de la pauvreté et de la mort.
Un RDV_Art et politique (« Réalité(s) en transmutation ») est prévu ce samedi 10 mars au Café de l'Usine C, avec Sophie Callies, Martin Gibert, qui a coordonné la Déclaration de Montréal pour l'IA responsable, et Simon Lacoste-Julien.
Quand l'obscurité a envahi la salle, plusieurs ont cru à un effet théâtral. En pleine discussion de la post-humanité technologique, une défaillance technique tombait trop à point. Pour entracte, une panne ? Mais le régisseur a détrompé les optimistes. Et l'annonce finale m'a bien fait rire, puisqu'elle reflétait parfaitement le nombrilisme qu'on attribue au Plateau en confirmant que l'Usine C était une victime collatérale d'une « énorme panne », qui s'étendait au moins jusqu'à... Frontenac.
Adaptée de l'ouvrage du même nom chez Dunod (2016) par la professeure de théâtre de l'UQÀM Angela Konrad, la pièce devait offrir une rencontre entre l'art, les sciences et la politique. Originaire d'Allemagne, Konrad a créé à Montréal la troupe LA FABRIK qui « se concentre sur la relecture de textes du répertoire et contemporains et d'écritures non dramatiques à la lumière d'interrogations critiques du monde actuel ». Elle a accueilli le public avant le début de la représentation, mais elle a dû s'éclipser ensuite.
La scène est presque nue au début : elle n'accueille qu'une longue table avec cinq micros et bouteilles d'eau pour autant de chaises, soit l'installation typique d'une session de communications dans un colloque ou d'un panel universitaire. Derrière, un écran proclame que l'événement est organisé par la Chaire de recherche [fictive] internationale et transdisciplinaire Humanisme et Transhumanisme, en collaboration entre autres avec l'Université de Montréal à Québec [sic]. Ainsi, durant la première moitié de la pièce, celle à laquelle j'ai pu assister, l'exploration du sujet passe par la mise en scène d'un débat universitaire.
Les acteurs entrent en scène pendant qu'on joue Space Oddity de Bowie. Philippe Cousineau joue le rôle du professeur et philosophe allemand Miki Habermatt (petit coup de chapeau à Habermas, sans doute), tandis que Stéphanie Cardi, Marie-Laurence Moreau, Dominique Quesnel et Lise Roy jouent, dans le désordre, les rôles des professeures, artistes ou entrepreneuses Niki de Laqueue, Riki Laforêt, Viki Gagnon-Atlas et Kiki Vaginstrup, alias KV2020. Ce que ne repèrent pas nécessairement les quelques critiques des profanes, c'est que ces personnages renvoient plus ou moins à des personnalités bien réelles du mouvement transhumaniste (Vita-More, Orlan, etc.).
Konrad mêle le vrai et le faux. Associée à Hanson Robotics, Gagnon-Atlas est présentée comme la créatrice de Sophia et l'épouse d'un robot sauteur, Atlas. Laforêt est une bioconservatrice, associée au mouvement des « chimpanzés du futur ». Vaginstrup représente la Singularity University et on invoque Kurzweil, comme dans La Singularité est proche. Elle a prévu d'être cryogénisée le 20 février 2020, à 20 h 20...
Au gré des interventions, la tension monte. Laforêt dénonce la conjonction du totalitarisme et de la technologie. Habermatt a un enfant trisomique qui n'aurait peut-être pas vu le jour si ses parents l'avaient su à l'avance, quoique le philosophe soutient qu'il choisirait sa fille... maintenant qu'il la connaît. Les personnages évoquent les manipulations génétiques (l'usage de cellules humaines pour augmenter l'intelligence des souris, la transformation des cellules épidermiques en gamètes pour que deux papas souris aient un souriceau, etc.) et les jeunes Chinois qui seraient ouverts (à 50%) à toutes les modifications pour augmenter l'intelligence de leurs enfants.
Encore une fois, les idées transhumanistes ont besoin d'être vulgarisées avant d'être dramatisées, semble-t-il. Parce qu'il est évidemment impossible d'imaginer des personnages animés par ces enjeux, n'est-ce pas, autrement que sur un mode presque caricatural, dans les cas de Viki Gagnon-Atlas et Kiki Vaginstrup... Ce que fait pourtant la science-fiction depuis des décennies.
Sans surprise, les personnages de Konrad répètent et soulignent qu'on n'est pas dans la science-fiction, qu'il est question de « faits » et non de « mauvaise science-fiction ». Pourtant, malgré tous les pronostics et toutes les extrapolations, l'intelligence artificielle « forte » demeure un fantasme et tout ce qui la concerne relève de la science-fiction. Quant aux manipulations génétiques à des fins eugéniques, elles demeurent de la science-fiction tant qu'elles ne seront pas advenues et expérimentées. Si bien qu'il faudrait peut-être soutenir que cette pièce est une sorte de simulacre d'une pièce de science-fiction...
Bref, une fois de plus, je reste sur l'impression d'un éternel recommencement. Après Transhumain en 2008 et Post Humains en 2017, Konrad prolonge la tendance. En privilégiant un théâtre documentaire parce qu'il s'agit d'un sujet peu familier des auditoires habituels, suppose-t-on, Konrad ne peut prétendre qu'elle innove. À moins que la seconde moitié de la pièce passait à la vitesse supérieure... Tout ce que j'en sais, c'est qu'elle concluait sur la lecture de strophes de Rilke, extraites du Livre de la pauvreté et de la mort.
Un RDV_Art et politique (« Réalité(s) en transmutation ») est prévu ce samedi 10 mars au Café de l'Usine C, avec Sophie Callies, Martin Gibert, qui a coordonné la Déclaration de Montréal pour l'IA responsable, et Simon Lacoste-Julien.
Quand l'obscurité a envahi la salle, plusieurs ont cru à un effet théâtral. En pleine discussion de la post-humanité technologique, une défaillance technique tombait trop à point. Pour entracte, une panne ? Mais le régisseur a détrompé les optimistes. Et l'annonce finale m'a bien fait rire, puisqu'elle reflétait parfaitement le nombrilisme qu'on attribue au Plateau en confirmant que l'Usine C était une victime collatérale d'une « énorme panne », qui s'étendait au moins jusqu'à... Frontenac.
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