2014-12-31
Mort et victoire du Melkine
J'avais chroniqué le premier volume de la trilogie du Melkine en mai dernier et j'ai lu les deux volumes suivants cet été. Ma mémoire n'étant plus ce qu'elle était, c'était déjà un peu beaucoup pour me souvenir des personnages secondaires un peu falots (les protagonistes de la série étant clairement Azuréa et Ismaël) dont Paquet s'obstine à faire des personnages principaux alors que, dans La mort du Melkine, l'auteur a tendance à rappeler le passé des Alexandre, Théo et Myriam moins en usant de détails concrets qu'en faisant porter par ses personnages des jugements synthétiques sur la personnalité des autres, leurs actes ou leurs expériences de jeunesse. Beaucoup de choses sont dites, mais relativement peu sont faites ou montrées.
Néanmoins, le deuxième volume de la trilogie, La mort du Melkine, est peut-être bien le meilleur des trois. Les enjeux apparaissent enfin avec toute la clarté désirée. La transformation d'Ismaël en chef de guerre charismatique dans le moule de Paul « Muad'Dib » Atréides est plus commode que convaincante, mais elle passe parce qu'elle a eu lieu dans les coulisses et dans l'intervalle entre les deux premiers tomes. Azuréa demeure fidèle à son personnage campé dès le premier volume et les moyens de son hégémonie se laissent enfin discerner : à la fois la force militaire et le contrôle des médias sur tous les mondes qu'elle domine, grâce à la communication instantanée.
Les effets de cette uniformisation médiatique sont mis en lumière par une série de chapitres consacrés à des mondes dotés d'une culture particulière qui subissent de plein fouet le déferlement de productions formatées par l'empire d'Azuréa. Paquet donne toute sa mesure dans ces descriptions rapides mais aussi fortes qu'évocatrices de colonies qui ont combiné un conservatisme nostalgique afin de recréer des contextes historiques spécifiques et une certaine originalité dans l'adaptation de la modernité technologique à ces projets archaïsants. Le résultat laisse parfois songeur quant à la cohérence avec l'idéologie qui était censée gouverner la fondation de ces mondes, mais on ne peut qu'être séduit par une société dont les membres s'expriment avec des glyphes lumineux sécrétés par leur chair modifiée, par une autre composée de cyborgs qui reconstituent un Far West légendaire ou par la résurrection de l'Autriche impériale éternellement en guerre pour la bonne cause.
Les médias d'Azuréa sapent les convictions nécessaires à la perpétuation de ces sociétés figées. Ce n'est pas tant la médiocrité des émissions que leur contenu qui agit de manière à dissoudre les structures de l'ancien régime. En même temps, ces émissions ouvrent de nouvelles perspectives et les diplômés du Melkine qui se retrouvent sur la plupart des mondes décrits reconnaissent qu'Azuréa nourrit des aspirations en partie légitimes. Est-ce révélateur ou ironique de la part d'un auteur qui est un grand amateur d'une culture japonaise qu'il a connue grâce à sa diffusion médiatique hors de ses frontières d'origine — laquelle a elle-même été façonnée en partie par la diffusion hors de ses frontières des productions de Disney aux États-Unis et de la bande dessinée dont l'évolution s'est faite entre l'Europe et l'Amérique du Nord ?
Comme dans les volumes précédents, Paquet insiste beaucoup sur la dichotomie entre la liberté de se déplacer entre les étoiles, voire l'attrait de l'expérience du voyage spatial, et le danger qui guette des cultures trop bien enracinées dans un terreau planétaire donné pour aspirer à mieux. « L'Expansion va redécouvrir l'espace, c'est ce qui compte. » (p. 324)
Seulement, si c'est beaucoup répété, les preuves à l'appui manquent. Paquet a fait du Melkine un vaisseau digne de sa réputation et des regrets que sa destruction suscite, mais ses descriptions de l'espace laissent souvent à désirer, soit par ce qu'il ne dit pas soit par ce qu'il dit. L'espace est un cadre ou un décor qui ne devient jamais un lieu, faute de détails précis. Ou bien, quand Paquet essaie d'en fournir, cela reste vague ou même erroné. Dans le dernier volume, un villageois d'un monde qui a choisi un modèle plus ou moins japonais confond les « étoiles filantes » et les comètes, le texte nous apprenant qu'il « était presque impossible d'observer une comète : on se souvenait toujours de l'avoir vue. Il fallait garder un esprit calme et attentif pour ne pas rater cet instant. Ce phénomène céleste était le plus fugace de tous, et l'expérience la plus intense du présent. » (p. 314) La description est jolie et laisse croire que Paquet a déjà observé des étoiles filantes, voire un bolide (je n'en ai vu qu'un ou deux dans toute ma vie), mais qu'il n'a pas idée de ce qu'est une comète. Ou bien, une révision malavisée par quelqu'un qui ne connaît rien à l'astronomie aura substitué un terme pour l'autre en croyant que « comète » est synonyme d'« étoile filante ».
Dans ces deux derniers volumes, plusieurs des anciens condisciples d'Ismaël se retrouvent sur la planète Giverne, qui se distingue des autres mondes colonisés par la présence d'une forêt de cristal. Celle-ci sert en fin de compte de deus ex machina (qu'on aura vu venir de loin) pour contrer une partie des avantages qui jouent en faveur d'Azuréa. D'ailleurs, la victoire d'Ismaël est pareillement télégraphiée, Paquet insistant si lourdement dans le troisième volume, L'Esprit du Melkine, sur les défaites successives des partisans de Crépuscule — la coalition d'Ismaël — par les forces de Banquise — l'empire d'Azuréa — qu'on finit bien par soupçonner qu'Ismaël réserve un chien de sa chienne à la trop confiante Azuréa. Du coup, le lecteur ne doute guère de l'issue de la bataille décisive et les allusions à la victoire d'Alexandre le Grand contre les Perses à Gaugamèles risquent d'en laisser sceptique puisque la transposition dans l'espace des détails d'un affrontement antique sur le sol d'une planète est difficile à justifier, si ce n'est qu'en raison du passage du plan au volume et des lances aux missiles...
Néanmoins, la conclusion est satisfaisante à plusieurs égards. Le dénouement n'est pas que militaire, car les survivants du Melkine ont aussi l'occasion d'articuler leur vision d'un futur commun. Giverne est devenu un point de ralliement pour certains d'entre eux et la famille de Théo, quoique éprouvée par les péripéties de la guerre d'Azuréa, retrouve avec émotion les siens.
Bref, quelques mois plus tard, que me reste-t-il de cette trilogie honorée en 2014 par le Prix Julia-Verlanger ? D'abord, l'impression d'un projet ambitieux et réfléchi, qui cherchait à proposer autre chose qu'un énième combat entre les bons et les mauvais, les progressistes et les obscurantistes, etc. Il s'agissait de renouveler les dichotomies habituelles de la science-fiction. Ensuite, un certain regret que, comme pour d'autres ouvrages récents en science-fiction francophone, je n'aie pas pu l'aimer autant que je l'aurais voulu : dans mon cas, cela tenait surtout aux personnages de premier plan — les Alexandre, Théo, Myriam et Orphyne au cœur de l'action — qui, exception faite d'Azuréa et Ismaël, n'arrivaient pas à s'imposer comme acteurs de l'intrigue alors que les véritables seconds couteaux esquissés en quelques pages arrivaient à se détacher beaucoup plus clairement. La difficulté n'était pas aussi dérangeante dans Les Loups de Prague, mais Paquet avait également eu du mal dans ce cas à gérer une pléthore de personnages principaux sans bien départager les rôles respectifs de chacun dans l'économie de l'intrigue. Il s'agit d'un défi qu'il lui reste à relever correctement. Cela dit, les autres forces évidentes de la trilogie du Melkine permettent d'espérer de la part de Paquet une œuvre à venir encore plus réussie.
Libellés : France, Livres, Science-fiction
2014-12-12
Journées sombres pour la science et la culture scientifique au Québec
Tandis que la communauté scientifique québécoise se demande à quelle sauce elle va être mangée par le gouvernement Couillard au nom d'une austérité plus politicienne que politique et que près de 6 000 personnes ont d'ores et déjà signé un appel au premier ministre Couillard clamant que « La recherche, ce n'est pas une dépense, c'est un investissement », en attendant de passer à l'envoi de lettres aux députés, le petit milieu québécois de la culture et de la vulgarisation scientifiques vient d'apprendre à son détriment que « la promotion de la science ne fait plus partie des priorités du gouvernement ».
Conséquences immédiates de cette relégation de la science au rang que lui réserve déjà le gouvernement Harper à Ottawa :
— la perte d'une subvention de 120 000 $ à partir de l'an prochain pour l'Agence Science-Presse qui fournit plusieurs médias québécois en articles de vulgarisation scientifique, ce qui représente une amputation de 70% de son budget ;
— la perte d'une subvention de 175 000 $ pour Les Publication BLD, qui éditent le magazine bien connu Les Débrouillards, destiné aux jeunes de 9 à 14 ans, Les Explorateurs, magazine nature pour les 6 à 9 ans, et Curium, un nouveau magazine « science et société » destiné aux adolescents, ce qui représente une amputation de 7% de son budget ;
— le lancement d'une pétition opposée à la perte de la subvention pour les susdites revues ;
— la publication d'un billet d'Isabelle Burgun sur le sort fait à la culture scientifique par les gouvenements successifs du Québec, mais en particulier par le dernier en date, et qui invite à la discussion.
Il y aura sans doute d'autres actions — autant pour saper la recherche et la culture scientifique au Québec que pour les défendre. En attendant, on pourra lire (et peut-être s'inspirer) de la lettre (.PDF) de la présidente de l'ACFAS au premier ministre Couillard.
Conséquences immédiates de cette relégation de la science au rang que lui réserve déjà le gouvernement Harper à Ottawa :
— la perte d'une subvention de 120 000 $ à partir de l'an prochain pour l'Agence Science-Presse qui fournit plusieurs médias québécois en articles de vulgarisation scientifique, ce qui représente une amputation de 70% de son budget ;
— la perte d'une subvention de 175 000 $ pour Les Publication BLD, qui éditent le magazine bien connu Les Débrouillards, destiné aux jeunes de 9 à 14 ans, Les Explorateurs, magazine nature pour les 6 à 9 ans, et Curium, un nouveau magazine « science et société » destiné aux adolescents, ce qui représente une amputation de 7% de son budget ;
— le lancement d'une pétition opposée à la perte de la subvention pour les susdites revues ;
— la publication d'un billet d'Isabelle Burgun sur le sort fait à la culture scientifique par les gouvenements successifs du Québec, mais en particulier par le dernier en date, et qui invite à la discussion.
Il y aura sans doute d'autres actions — autant pour saper la recherche et la culture scientifique au Québec que pour les défendre. En attendant, on pourra lire (et peut-être s'inspirer) de la lettre (.PDF) de la présidente de l'ACFAS au premier ministre Couillard.
2014-12-10
Mes fictions en russe
La publication en russe de plusieurs auteurs de Solaris dans le nouveau numéro (45-46) de la revue Supernova m'a incité à me plonger dans ma bibliographie russe. J'ai d'ailleurs fait quelques découvertes. Ainsi, ma nouvelle « Des anges sont tombés », déjà publiée en 1998 dans un périodique de Kharkov, a été traduite (de nouveau, je crois) et publiée par Vladimir Ilyin sur son site personnel sous le titre « Oupavchié Angely », ce qui correspondrait à « Chute d'anges ». Sans ma permission, a priori...
Plus récemment, mon ancien correspondant, Sergueï Streltchenko a fait paraître (en octobre 2013, sauf erreur) un ouvrage, По воле народов страны Офир, qui réunit ses nouvelles (j'en avais d'ailleurs traduit quelques-unes en français à partir de versions anglaises), ses traductions et d'autres textes de sa plume. (Sans en être certain, je crois que le titre pourrait se traduire par quelque chose comme Sur les peuples à venir du pays d'Ophir.) L'ouvrage inclut trois de mes nouvelles en russe, soit« Enfants du soleil », « Report 323: A Quebecois Infiltration Attempt » et « Les instincteurs de cruauté ». J'inclus la couverture ci-après.
Dans les deux premiers cas, il s'agit de nouvelles parues auparavant (en 1992 et 1993) dans des périodiques dont Streltchenko m'avait envoyé un exemplaire. Par contre, il me semble avoir ignoré la publication antérieure d'une traduction de ma nouvelle « Les instincteurs de cruauté », auquel cas ce serait un inédit... Comme je n'ai pas eu de nouvelles de Sergueï Streltchenko depuis des années et que je n'en ai pas donné non plus, je ne saurais le blâmer de ne pas m'en avoir informé. Et puis, la Russie, c'est la Russie. Entre l'attitude étatsunienne qui consiste à ne pas traduire les auteurs étrangers et l'attitude russe qui consiste à traduire les auteurs étrangers sans les prévenir la plupart du temps, on ne sait pas trop quoi choisir — mais la seconde paraît quand même préférable, même si elle oblige à mener enquête pour savoir ce qui arrive à nos fictions en terre russe.
Enfin, je ne voudrais pas oublier Laurent McAllister, qui a également eu droit à une traduction en russe. Sa nouvelle « Kapuzine and the Wolf: A Hortatory Tale » publiée aux États-Unis dans l'anthologie Witpunk (2003) a été traduite dans le cadre d'une édition russe (intitulée Витпанк) de toute l'anthologie en 2007. Dans ce cas aussi, nous n'en avions pas été informés et nous n'avons jamais reçu ne serait-ce qu'un exemplaire de l'anthologie — ornée d'une fort jolie couverture, d'ailleurs.
Plus récemment, mon ancien correspondant, Sergueï Streltchenko a fait paraître (en octobre 2013, sauf erreur) un ouvrage, По воле народов страны Офир, qui réunit ses nouvelles (j'en avais d'ailleurs traduit quelques-unes en français à partir de versions anglaises), ses traductions et d'autres textes de sa plume. (Sans en être certain, je crois que le titre pourrait se traduire par quelque chose comme Sur les peuples à venir du pays d'Ophir.) L'ouvrage inclut trois de mes nouvelles en russe, soit« Enfants du soleil », « Report 323: A Quebecois Infiltration Attempt » et « Les instincteurs de cruauté ». J'inclus la couverture ci-après.
Dans les deux premiers cas, il s'agit de nouvelles parues auparavant (en 1992 et 1993) dans des périodiques dont Streltchenko m'avait envoyé un exemplaire. Par contre, il me semble avoir ignoré la publication antérieure d'une traduction de ma nouvelle « Les instincteurs de cruauté », auquel cas ce serait un inédit... Comme je n'ai pas eu de nouvelles de Sergueï Streltchenko depuis des années et que je n'en ai pas donné non plus, je ne saurais le blâmer de ne pas m'en avoir informé. Et puis, la Russie, c'est la Russie. Entre l'attitude étatsunienne qui consiste à ne pas traduire les auteurs étrangers et l'attitude russe qui consiste à traduire les auteurs étrangers sans les prévenir la plupart du temps, on ne sait pas trop quoi choisir — mais la seconde paraît quand même préférable, même si elle oblige à mener enquête pour savoir ce qui arrive à nos fictions en terre russe.
Enfin, je ne voudrais pas oublier Laurent McAllister, qui a également eu droit à une traduction en russe. Sa nouvelle « Kapuzine and the Wolf: A Hortatory Tale » publiée aux États-Unis dans l'anthologie Witpunk (2003) a été traduite dans le cadre d'une édition russe (intitulée Витпанк) de toute l'anthologie en 2007. Dans ce cas aussi, nous n'en avions pas été informés et nous n'avons jamais reçu ne serait-ce qu'un exemplaire de l'anthologie — ornée d'une fort jolie couverture, d'ailleurs.
Libellés : Livres, Russe, Science-fiction
2014-12-09
Quand la science-fiction est un luxe
Le sujet de l'anthologie Rêver 2074 — soit l'avenir du luxe français — est curieux, mais ce qui est encore plus curieux, ce sont les déchaînements qu'il a provoqués dans le petit milieu de la SF hexagonale. Est-ce donc si scandaleux qu'un groupe — le Comité Colbert financé par une industrie qui procure de l'emploi à de nombreux Français, qui ne les pressure pas plus que la moyenne et qui le fait grâce à la jobarderie de clients en grande partie chinois, japonais ou anglo-américains — ait décidé de s'offrir une anthologie pour des raisons qui lui sont propres ? C'est quand même une des seules industries qui, par définition, prend de l'argent aux riches pour le redistribuer à moins riche qu'eux ! Qu'est-ce qu'on dirait si l'anthologie était financée par des contribuables français qu'on n'aurait pas consultés ? (Enfin, je suis sûr qu'on aurait trouvé à redire si une telle antho était financée par un gouvernement de droite.) Bref, la démarche ne distingue pas Rêver 2074 des autres anthologies thématiques qui fleurissent chez les micro-éditeurs comme Rivière Blanche sur des sujets variés (l'Afrique, les écologies étrangères, la Suisse, le quantum punk, les frontières, le système solaire, etc.), à ceci près qu'on croit comprendre que les auteurs ont été très correctement rémunérés.
La conclusion est limpide : qu'un écrivain soit payé de manière décente pour le travail représenté par l'écriture d'une nouvelle, c'est maintenant du luxe et il est donc aussi justifiable de taper sur le luxe et les auteurs qui jouissent du luxe de se faire payer qu'il est justifié de ne pas taper sur les éditeurs qui paient des clopinettes.
Passons aux fictions, en sautant l'accompagnement musical et l'introduction d'Alain Rey, laquelle aurait pu apparaître, en d'autres temps et d'autres lieux, comme une fiction maquillée en un essai factice empreint de finesse ironique. Une recherche préliminaire ne m'ayant pas révélé de table des matières, j'ai décidé de ne pas insister et d'aborder les nouvelles à l'aveuglette puisque le nom de l'auteur n'était fourni qu'à la dernière page de chacune. L'exercice de lecture a d'abord été fascinant. Peut-être parce que je n'ai pas suffisamment fréquenté leurs œuvres respectives (nul n'est parfait), j'ai été tenté d'attribuer à Olivier Paquet la paternité du texte initial, « L'arbre de Porphyre » de Xavier Mauméjean. Je me suis dit ensuite que Jean-Claude Dunyach aurait très bien pu écrire « La Reine d'Ambre » d'Olivier Paquet, même si l'habitude qu'a celui-ci de sertir une belle pièce d'écriture au milieu de passages ou de récits plus prosaïques finit par ressortir. Par contre, sans pouvoir en identifier l'auteur, j'ai d'emblée senti un souffle de fraîcheur en abordant « Facettes », qui s'est révélé être de Samantha Bailly. J'ai lu la nouvelle suivante en croyant qu'elle était d'Anne Fakhouri parce que j'avais vu passer entre temps une liste des auteurs sur Facebook qui la faisait succéder à Bailly. J'aurais dû me rendre compte que certains éléments de « Noces de diamant » (les problèmes de santé du narrateur, la conscience du temps qui passe et de l'âge qui avance, le goût pour les objets précieux soigneusement enfermés, un certain tropisme spatial) trahissaient la patte de Jean-Claude Dunyach. Quant à la nouvelle de Fakhouri, « Un coin de son esprit », elle se distingue des précédentes par sa poésie, mais pas vraiment par ses thèmes, au point où on pourrait croire qu'elle essayait de faire la synthèse des sujets abordés par les quatre premiers auteurs.
Bref, la science-fiction française se caractérise dans ces cinq premiers textes par une certaine unité de style et de ton, sans doute renforcée dans ce cas-ci par le fait que Dunyach assurait la direction littéraire de toutes les fictions et qu'il est indiqué de manière un peu vague que les auteurs s'étaient entendus au préalable sur une démarche commune de création d'univers. Malheureusement, ce qui relie ces textes, c'est également un manque de tension assez prononcé. S'il y a quelques péripéties un peu plus musclées dans les deux premières nouvelles, les récits se déroulent le plus souvent dans des contextes confortables associés autant à l'industrie du luxe qu'au projet d'imaginer une version attrayante de l'an 2074. Dans ces cadres où la souffrance reste feutrée et le luxe peut consoler, les enjeux sont souvent d'ordre plus ou moins égotique : c'est ce qu'on ressent face à toutes ces nouvelles sur les difficultés de créateurs et de créatrices qui, même s'ils échouaient, n'auraient sans doute pas à craindre pour leurs fins de mois. Comme on s'attend à ce qu'ils se tirent d'affaire, la surprise est rarement au rendez-vous. La minuscule échappée sur l'espace ménagée par la nouvelle de Dunyach souligne d'ailleurs la dimension un peu claustrophobe de ces nouvelles qui quittent rarement la France ou l'Europe, comme si le luxe français était réellement indissociable de son terroir. Cette uniformité a quelque chose d'un peu déprimant qui dessert en fait le projet même de l'antho : une plus grande variété dans le style, le traitement, le contenu ou les thèmes en aurait sûrement fait quelque chose de plus vendeur et de plus propre à rajeunir l'image de marque du luxe français.
Quant aux textes en soi... Établissons d'emblée que j'appartiens à l'école de pensée qui croit que si vous prenez vos leçons de moralité dans des fictions, c'est que vous n'avez pas compris le sens de ces mots. Comme le dit un vieil aphorisme, si on tient tant que ça à envoyer un message, il y a les PTT. Par conséquent, comme lecteur, je n'ai pas à me casser la tête avec la dimension éthique de nouvelles qui font une place au luxe français — comme si un des ressorts de la fiction populaire depuis toujours, ce n'était pas justement la fascination de la richesse (que l'on songe au multimillionnaire Bruce Wayne, à James Bond, espion playboy et jetsetter, ou à Harry Potter, héritier d'un trésor familial chez Gringott's dont il n'assumera jamais les véritables implications).
Le principal problème de l'utopie du luxe français, c'est de reposer sur l'anticipation d'un monde qui ne convainc pas tout à fait. Celle-ci exige plusieurs formes d'oubli, entre autres l'effacement des millions (milliards ?) de personnes décédées pour résoudre les problèmes de surpopulation et de pollution. Mettons les choses ainsi : les grandes tragédies humaines des derniers siècles ont eu des conséquences. Sans la Shoah, sans doute qu'il n'y aurait ni Israël ni la Palestine ni leurs problèmes conjoints ni leurs guerres passées. Sans la Première Guerre mondiale, il n'y aurait pas de monuments aux morts dans presque chaque ville ou village français (et allemand, et britannique, et canadien...). Sans l'esclavage noir aux États-Unis ou les génocides des Amérindiens, les grandes cassures sociales de l'Amérique du Nord n'auraient pas la même amplitude. Quelles auraient été les conséquences humaines d'un désastre de la taille d'une Pandémie ? Culpabilité des survivants, déprime, haine pour des coupables désignés ?
Cela étant dit, la première nouvelle, celle de Mauméjean, débute par une péripétie de neuf pages qui aurait pu s'arrêter là et remplir le contrat. Tout y est : la démonstration que la richesse ne fait pas le bonheur, plusieurs rebondissements de bon aloi et le véritable héros de l'histoire qui se paie de ses efforts en commandant deux cognacs, histoire de prouver que le luxe français est la meilleure récompense des personnes qui ont bien compris les priorités de la vie. À mon point de vue, ç'aurait été la meilleure nouvelle du collectif. Toutefois, l'auteur allonge la sauce sur une trentaine de pages supplémentaires qui nous valent quelques belles images, des répliques bien frappées et beaucoup d'amorces de pistes intéressantes sans véritable aboutissement. Apparemment que les héros parviennent à « réveiller l'émotion » chez une créatrice qui en manquait... Je n'ajouterai rien, ce serait trop cruel.
La nouvelle de Paquet m'a réconcilié avec sa plume après la déception du troisième Melkine. Même si l'action manque, il y a suffisamment de poésie, de roublardise et d'esprit pour que la lecture en soit presque agréable. Seulement, j'ai l'impression que le choix d'un point de vue distancié et empreint de réticence nous empêche de sonder les profondeurs qui auraient donné au personnage de Noriko Higuchi, maîtresse d'un vignoble menacé par de vulgaires gestionnaires, une envergure véritablement émouvante.
Samantha Bailly doit être jeune et naïve puisqu'elle essaie d'injecter un peu de science dans une anthologie de science-fiction française. On a dû lui dire qu'elle s'égarait, car son explication des neurones miroirs ne joue en fin de compte aucun rôle particulier dans la résolution de la nouvelle « Facettes ». Malgré la structure un peu bancale du récit (qui n'arrive pas à décider qui donc est au cœur de l'histoire), on ne peut qu'apprécier l'apparition, enfin ! d'un personnage à hauteur plus humaine que les protagonistes des deux premiers textes : Matthew Lindley, simple publicitaire subalterne qui provoque le déclic salvateur pour une créatrice en panne d'inspiration.
Pour une fois que je lis une nouvelle de Dunyach sans le savoir, je peux soulever en toute bonne conscience ce que j'aurais reproché à Fakhouri. Outre le manque de tension à peine pallié par le suspense que l'auteur ménage, il y a quelques erreurs surprenantes. Ainsi, il est question d'un daguerréotype qui représente un personnage né au plus tôt durant les années 1860 ou 1870 — alors que la technique du daguerréotype avait cessé d'être utilisée depuis dix ou vingt ans. On mentionne aussi l'usage de radiotélescopes orbitaux pour observer des émissions dans l'infrarouge à 21 microns : par définition, un radiotélescope ne s'intéresse qu'à la fenêtre des ondes radio qui s'ouvre à partir d'un millimètre en montant... (À la rigueur, les télescopes dits submillimétriques peuvent râtisser une partie de l'infrarouge et une partie du spectre radio, mais ça n'en fait pas des radiotélescopes stricto sensu.) En revanche, l'auteur chevronné démontre ici qu'il sait entretenir l'intérêt par petites touches avant d'ouvrir sur des perspectives plus grandioses en unissant à la fois l'objet de luxe, la clé d'un mystère et un novum science-fictif (quoiqu'un brin tiré par les cheveux). Ce n'est pas son meilleur texte, mais c'est une fiction qui se tient.
Je passe sur la nouvelle de Fakhouri, qui s'inscrit dans le prolongement des thématiques déjà défrichées par les textes précédents en exploitant toutes les ressources d'une belle plume et d'une imagination poétique, pour arriver au texte de Joëlle Wintrebert, « Le don des chimères ». Si j'ai dû me défaire de l'impression trompeuse que je lisais un texte de Sylvie Lainé (« Les yeux d'Elsa » ) ou de Jeanne-A. Debats (La Vieille Anglaise et le continent), je n'ai pas tardé à retrouver l'intransigeance typique de Wintrebert ainsi qu'une plume plus narrative que celle des autres auteurs, qui semblent avoir remisée la leur dans le tiroir pour ne garder que les pinceaux usités pour l'ornementation, les scalpels propices à l'introspection ou les burins aptes à ciseler de jolies phrases ainsi que des répliques à l'emporte-pièce.
Doyenne de la sélection, Wintrebert sert à ses cadets une leçon d'écriture et raconte une histoire qui a plus de mouvement (et de cœur) que le reste de l'anthologie au complet. Sans doute qu'on pourrait lui reprocher d'abuser de quelques ficelles démodées, mais je le lui pardonne aisément dans la mesure où les chimères capables de sacrifier leurs épidermes chatoyants dramatisent le sort de tous les créateurs (artisans du luxe français, nouvellistes de la science-fiction française) qui créent du beau. En nous montrant les conflits déclenchés par la convoitise que suscitent ces dépouilles, elle préfigure même les querelles qui entourent cette anthologie...
À l'arrivée comme au départ, il s'agit donc d'une anthologie thématique, avec les forces et les faiblesses que cela implique. Les concepteurs du projet ont peut-être confondu science-fiction et prospective, car les contraintes de l'exercice (dont sa dimension résolument utopique) ont tellement corseté les auteurs que la plupart s'en tiennent à un registre assez neutre. Comme on a affaire à des auteurs aguerris, divisés également entre hommes et femmes, aucun texte n'est franchement mauvais. Simplement, exception faite de celui de Wintrebert, il leur manque la petite touche de folie additionnelle (dans l'extrapolation, dans la narration, dans les personnages), voire de viscéralité ou de sensualité, qui aurait donné envie de s'approprier le luxe français. En fin de compte, cela suggère que ce dernier est si inaccessible que même les auteurs chargés de l'intégrer à leur vision du futur n'ont pas été capables d'y croire et d'en faire un objet de désir.
La conclusion est limpide : qu'un écrivain soit payé de manière décente pour le travail représenté par l'écriture d'une nouvelle, c'est maintenant du luxe et il est donc aussi justifiable de taper sur le luxe et les auteurs qui jouissent du luxe de se faire payer qu'il est justifié de ne pas taper sur les éditeurs qui paient des clopinettes.
Passons aux fictions, en sautant l'accompagnement musical et l'introduction d'Alain Rey, laquelle aurait pu apparaître, en d'autres temps et d'autres lieux, comme une fiction maquillée en un essai factice empreint de finesse ironique. Une recherche préliminaire ne m'ayant pas révélé de table des matières, j'ai décidé de ne pas insister et d'aborder les nouvelles à l'aveuglette puisque le nom de l'auteur n'était fourni qu'à la dernière page de chacune. L'exercice de lecture a d'abord été fascinant. Peut-être parce que je n'ai pas suffisamment fréquenté leurs œuvres respectives (nul n'est parfait), j'ai été tenté d'attribuer à Olivier Paquet la paternité du texte initial, « L'arbre de Porphyre » de Xavier Mauméjean. Je me suis dit ensuite que Jean-Claude Dunyach aurait très bien pu écrire « La Reine d'Ambre » d'Olivier Paquet, même si l'habitude qu'a celui-ci de sertir une belle pièce d'écriture au milieu de passages ou de récits plus prosaïques finit par ressortir. Par contre, sans pouvoir en identifier l'auteur, j'ai d'emblée senti un souffle de fraîcheur en abordant « Facettes », qui s'est révélé être de Samantha Bailly. J'ai lu la nouvelle suivante en croyant qu'elle était d'Anne Fakhouri parce que j'avais vu passer entre temps une liste des auteurs sur Facebook qui la faisait succéder à Bailly. J'aurais dû me rendre compte que certains éléments de « Noces de diamant » (les problèmes de santé du narrateur, la conscience du temps qui passe et de l'âge qui avance, le goût pour les objets précieux soigneusement enfermés, un certain tropisme spatial) trahissaient la patte de Jean-Claude Dunyach. Quant à la nouvelle de Fakhouri, « Un coin de son esprit », elle se distingue des précédentes par sa poésie, mais pas vraiment par ses thèmes, au point où on pourrait croire qu'elle essayait de faire la synthèse des sujets abordés par les quatre premiers auteurs.
Bref, la science-fiction française se caractérise dans ces cinq premiers textes par une certaine unité de style et de ton, sans doute renforcée dans ce cas-ci par le fait que Dunyach assurait la direction littéraire de toutes les fictions et qu'il est indiqué de manière un peu vague que les auteurs s'étaient entendus au préalable sur une démarche commune de création d'univers. Malheureusement, ce qui relie ces textes, c'est également un manque de tension assez prononcé. S'il y a quelques péripéties un peu plus musclées dans les deux premières nouvelles, les récits se déroulent le plus souvent dans des contextes confortables associés autant à l'industrie du luxe qu'au projet d'imaginer une version attrayante de l'an 2074. Dans ces cadres où la souffrance reste feutrée et le luxe peut consoler, les enjeux sont souvent d'ordre plus ou moins égotique : c'est ce qu'on ressent face à toutes ces nouvelles sur les difficultés de créateurs et de créatrices qui, même s'ils échouaient, n'auraient sans doute pas à craindre pour leurs fins de mois. Comme on s'attend à ce qu'ils se tirent d'affaire, la surprise est rarement au rendez-vous. La minuscule échappée sur l'espace ménagée par la nouvelle de Dunyach souligne d'ailleurs la dimension un peu claustrophobe de ces nouvelles qui quittent rarement la France ou l'Europe, comme si le luxe français était réellement indissociable de son terroir. Cette uniformité a quelque chose d'un peu déprimant qui dessert en fait le projet même de l'antho : une plus grande variété dans le style, le traitement, le contenu ou les thèmes en aurait sûrement fait quelque chose de plus vendeur et de plus propre à rajeunir l'image de marque du luxe français.
Quant aux textes en soi... Établissons d'emblée que j'appartiens à l'école de pensée qui croit que si vous prenez vos leçons de moralité dans des fictions, c'est que vous n'avez pas compris le sens de ces mots. Comme le dit un vieil aphorisme, si on tient tant que ça à envoyer un message, il y a les PTT. Par conséquent, comme lecteur, je n'ai pas à me casser la tête avec la dimension éthique de nouvelles qui font une place au luxe français — comme si un des ressorts de la fiction populaire depuis toujours, ce n'était pas justement la fascination de la richesse (que l'on songe au multimillionnaire Bruce Wayne, à James Bond, espion playboy et jetsetter, ou à Harry Potter, héritier d'un trésor familial chez Gringott's dont il n'assumera jamais les véritables implications).
Le principal problème de l'utopie du luxe français, c'est de reposer sur l'anticipation d'un monde qui ne convainc pas tout à fait. Celle-ci exige plusieurs formes d'oubli, entre autres l'effacement des millions (milliards ?) de personnes décédées pour résoudre les problèmes de surpopulation et de pollution. Mettons les choses ainsi : les grandes tragédies humaines des derniers siècles ont eu des conséquences. Sans la Shoah, sans doute qu'il n'y aurait ni Israël ni la Palestine ni leurs problèmes conjoints ni leurs guerres passées. Sans la Première Guerre mondiale, il n'y aurait pas de monuments aux morts dans presque chaque ville ou village français (et allemand, et britannique, et canadien...). Sans l'esclavage noir aux États-Unis ou les génocides des Amérindiens, les grandes cassures sociales de l'Amérique du Nord n'auraient pas la même amplitude. Quelles auraient été les conséquences humaines d'un désastre de la taille d'une Pandémie ? Culpabilité des survivants, déprime, haine pour des coupables désignés ?
Cela étant dit, la première nouvelle, celle de Mauméjean, débute par une péripétie de neuf pages qui aurait pu s'arrêter là et remplir le contrat. Tout y est : la démonstration que la richesse ne fait pas le bonheur, plusieurs rebondissements de bon aloi et le véritable héros de l'histoire qui se paie de ses efforts en commandant deux cognacs, histoire de prouver que le luxe français est la meilleure récompense des personnes qui ont bien compris les priorités de la vie. À mon point de vue, ç'aurait été la meilleure nouvelle du collectif. Toutefois, l'auteur allonge la sauce sur une trentaine de pages supplémentaires qui nous valent quelques belles images, des répliques bien frappées et beaucoup d'amorces de pistes intéressantes sans véritable aboutissement. Apparemment que les héros parviennent à « réveiller l'émotion » chez une créatrice qui en manquait... Je n'ajouterai rien, ce serait trop cruel.
La nouvelle de Paquet m'a réconcilié avec sa plume après la déception du troisième Melkine. Même si l'action manque, il y a suffisamment de poésie, de roublardise et d'esprit pour que la lecture en soit presque agréable. Seulement, j'ai l'impression que le choix d'un point de vue distancié et empreint de réticence nous empêche de sonder les profondeurs qui auraient donné au personnage de Noriko Higuchi, maîtresse d'un vignoble menacé par de vulgaires gestionnaires, une envergure véritablement émouvante.
Samantha Bailly doit être jeune et naïve puisqu'elle essaie d'injecter un peu de science dans une anthologie de science-fiction française. On a dû lui dire qu'elle s'égarait, car son explication des neurones miroirs ne joue en fin de compte aucun rôle particulier dans la résolution de la nouvelle « Facettes ». Malgré la structure un peu bancale du récit (qui n'arrive pas à décider qui donc est au cœur de l'histoire), on ne peut qu'apprécier l'apparition, enfin ! d'un personnage à hauteur plus humaine que les protagonistes des deux premiers textes : Matthew Lindley, simple publicitaire subalterne qui provoque le déclic salvateur pour une créatrice en panne d'inspiration.
Pour une fois que je lis une nouvelle de Dunyach sans le savoir, je peux soulever en toute bonne conscience ce que j'aurais reproché à Fakhouri. Outre le manque de tension à peine pallié par le suspense que l'auteur ménage, il y a quelques erreurs surprenantes. Ainsi, il est question d'un daguerréotype qui représente un personnage né au plus tôt durant les années 1860 ou 1870 — alors que la technique du daguerréotype avait cessé d'être utilisée depuis dix ou vingt ans. On mentionne aussi l'usage de radiotélescopes orbitaux pour observer des émissions dans l'infrarouge à 21 microns : par définition, un radiotélescope ne s'intéresse qu'à la fenêtre des ondes radio qui s'ouvre à partir d'un millimètre en montant... (À la rigueur, les télescopes dits submillimétriques peuvent râtisser une partie de l'infrarouge et une partie du spectre radio, mais ça n'en fait pas des radiotélescopes stricto sensu.) En revanche, l'auteur chevronné démontre ici qu'il sait entretenir l'intérêt par petites touches avant d'ouvrir sur des perspectives plus grandioses en unissant à la fois l'objet de luxe, la clé d'un mystère et un novum science-fictif (quoiqu'un brin tiré par les cheveux). Ce n'est pas son meilleur texte, mais c'est une fiction qui se tient.
Je passe sur la nouvelle de Fakhouri, qui s'inscrit dans le prolongement des thématiques déjà défrichées par les textes précédents en exploitant toutes les ressources d'une belle plume et d'une imagination poétique, pour arriver au texte de Joëlle Wintrebert, « Le don des chimères ». Si j'ai dû me défaire de l'impression trompeuse que je lisais un texte de Sylvie Lainé (« Les yeux d'Elsa » ) ou de Jeanne-A. Debats (La Vieille Anglaise et le continent), je n'ai pas tardé à retrouver l'intransigeance typique de Wintrebert ainsi qu'une plume plus narrative que celle des autres auteurs, qui semblent avoir remisée la leur dans le tiroir pour ne garder que les pinceaux usités pour l'ornementation, les scalpels propices à l'introspection ou les burins aptes à ciseler de jolies phrases ainsi que des répliques à l'emporte-pièce.
Doyenne de la sélection, Wintrebert sert à ses cadets une leçon d'écriture et raconte une histoire qui a plus de mouvement (et de cœur) que le reste de l'anthologie au complet. Sans doute qu'on pourrait lui reprocher d'abuser de quelques ficelles démodées, mais je le lui pardonne aisément dans la mesure où les chimères capables de sacrifier leurs épidermes chatoyants dramatisent le sort de tous les créateurs (artisans du luxe français, nouvellistes de la science-fiction française) qui créent du beau. En nous montrant les conflits déclenchés par la convoitise que suscitent ces dépouilles, elle préfigure même les querelles qui entourent cette anthologie...
À l'arrivée comme au départ, il s'agit donc d'une anthologie thématique, avec les forces et les faiblesses que cela implique. Les concepteurs du projet ont peut-être confondu science-fiction et prospective, car les contraintes de l'exercice (dont sa dimension résolument utopique) ont tellement corseté les auteurs que la plupart s'en tiennent à un registre assez neutre. Comme on a affaire à des auteurs aguerris, divisés également entre hommes et femmes, aucun texte n'est franchement mauvais. Simplement, exception faite de celui de Wintrebert, il leur manque la petite touche de folie additionnelle (dans l'extrapolation, dans la narration, dans les personnages), voire de viscéralité ou de sensualité, qui aurait donné envie de s'approprier le luxe français. En fin de compte, cela suggère que ce dernier est si inaccessible que même les auteurs chargés de l'intégrer à leur vision du futur n'ont pas été capables d'y croire et d'en faire un objet de désir.
Libellés : France, Livres, Science-fiction
2014-12-08
Un pays volant non identifié
Voyager aux États-Unis, enchaîner quatre aéroports en quatre jours, déguster une pointe de pizza à un comptoir dont chaque place est équipée d'une tablette, accéder à un réseau sans-fil dans trois avions sur quatre, croiser suffisamment d'uniformes pour habiller tous les fantassins de l'armée canadienne, se faire seriner à chaque départ que les militaires passent avant les autres au moment de monter dans l'avion, passer des trottoirs glacés aux palmiers du Pacifique... c'est entrer pendant quelques heures dans un pays volant non-identifié et vivre dans une bulle mi-aérienne mi-terrestre. Un peu comme une version expansée de la tour de contrôle de l'aéroport de Los Angeles...
Chaque jour, ce pays volant compte en moyenne de 2 à 3 millions de personnes, mais seulement quelques milliers d'entre elles y passent l'essentiel de la semaine — et il ne compte pratiquement aucun citoyen permanent. C'est un pays qui, à cet égard, se situerait quelque part entre la Namibie et l'Albanie, ou la Slovénie et la Mongolie. Il est presque aussi bien défendu que la Corée du Nord : non seulement faut-il acquérir un droit d'entrée, mais il faut justifier son identité et, non seulement montrer patte blanche, mais accepter de se mettre à nu au besoin. Si on acquitte les droits requis, il est accessible, mais il reste en grande partie le pays d'une élite. D'où les ressources mobilisées pour le défendre, sans doute, car les attaques du 11 septembre 2001 ont démontré qu'il était possible d'effacer ce pays volant qui n'a pas de nom.
Bref, c'est un pays est à la fois aussi grand que les États-Unis et extrêmement exigu, combinant l'ensemble des avions et l'ensemble des espaces d'embarquement des aérogares, mais pas plus. Il abolit donc les contraintes ordinaires de l'espace et du temps, mais, contrairement au TARDIS du Docteur, c'est un pays qui est plus grand à l'extérieur de ses portes qu'à l'intérieur.
Chaque jour, ce pays volant compte en moyenne de 2 à 3 millions de personnes, mais seulement quelques milliers d'entre elles y passent l'essentiel de la semaine — et il ne compte pratiquement aucun citoyen permanent. C'est un pays qui, à cet égard, se situerait quelque part entre la Namibie et l'Albanie, ou la Slovénie et la Mongolie. Il est presque aussi bien défendu que la Corée du Nord : non seulement faut-il acquérir un droit d'entrée, mais il faut justifier son identité et, non seulement montrer patte blanche, mais accepter de se mettre à nu au besoin. Si on acquitte les droits requis, il est accessible, mais il reste en grande partie le pays d'une élite. D'où les ressources mobilisées pour le défendre, sans doute, car les attaques du 11 septembre 2001 ont démontré qu'il était possible d'effacer ce pays volant qui n'a pas de nom.
Bref, c'est un pays est à la fois aussi grand que les États-Unis et extrêmement exigu, combinant l'ensemble des avions et l'ensemble des espaces d'embarquement des aérogares, mais pas plus. Il abolit donc les contraintes ordinaires de l'espace et du temps, mais, contrairement au TARDIS du Docteur, c'est un pays qui est plus grand à l'extérieur de ses portes qu'à l'intérieur.
Libellés : États-Unis, Voyages