2014-12-09
Quand la science-fiction est un luxe
Le sujet de l'anthologie Rêver 2074 — soit l'avenir du luxe français — est curieux, mais ce qui est encore plus curieux, ce sont les déchaînements qu'il a provoqués dans le petit milieu de la SF hexagonale. Est-ce donc si scandaleux qu'un groupe — le Comité Colbert financé par une industrie qui procure de l'emploi à de nombreux Français, qui ne les pressure pas plus que la moyenne et qui le fait grâce à la jobarderie de clients en grande partie chinois, japonais ou anglo-américains — ait décidé de s'offrir une anthologie pour des raisons qui lui sont propres ? C'est quand même une des seules industries qui, par définition, prend de l'argent aux riches pour le redistribuer à moins riche qu'eux ! Qu'est-ce qu'on dirait si l'anthologie était financée par des contribuables français qu'on n'aurait pas consultés ? (Enfin, je suis sûr qu'on aurait trouvé à redire si une telle antho était financée par un gouvernement de droite.) Bref, la démarche ne distingue pas Rêver 2074 des autres anthologies thématiques qui fleurissent chez les micro-éditeurs comme Rivière Blanche sur des sujets variés (l'Afrique, les écologies étrangères, la Suisse, le quantum punk, les frontières, le système solaire, etc.), à ceci près qu'on croit comprendre que les auteurs ont été très correctement rémunérés.
La conclusion est limpide : qu'un écrivain soit payé de manière décente pour le travail représenté par l'écriture d'une nouvelle, c'est maintenant du luxe et il est donc aussi justifiable de taper sur le luxe et les auteurs qui jouissent du luxe de se faire payer qu'il est justifié de ne pas taper sur les éditeurs qui paient des clopinettes.
Passons aux fictions, en sautant l'accompagnement musical et l'introduction d'Alain Rey, laquelle aurait pu apparaître, en d'autres temps et d'autres lieux, comme une fiction maquillée en un essai factice empreint de finesse ironique. Une recherche préliminaire ne m'ayant pas révélé de table des matières, j'ai décidé de ne pas insister et d'aborder les nouvelles à l'aveuglette puisque le nom de l'auteur n'était fourni qu'à la dernière page de chacune. L'exercice de lecture a d'abord été fascinant. Peut-être parce que je n'ai pas suffisamment fréquenté leurs œuvres respectives (nul n'est parfait), j'ai été tenté d'attribuer à Olivier Paquet la paternité du texte initial, « L'arbre de Porphyre » de Xavier Mauméjean. Je me suis dit ensuite que Jean-Claude Dunyach aurait très bien pu écrire « La Reine d'Ambre » d'Olivier Paquet, même si l'habitude qu'a celui-ci de sertir une belle pièce d'écriture au milieu de passages ou de récits plus prosaïques finit par ressortir. Par contre, sans pouvoir en identifier l'auteur, j'ai d'emblée senti un souffle de fraîcheur en abordant « Facettes », qui s'est révélé être de Samantha Bailly. J'ai lu la nouvelle suivante en croyant qu'elle était d'Anne Fakhouri parce que j'avais vu passer entre temps une liste des auteurs sur Facebook qui la faisait succéder à Bailly. J'aurais dû me rendre compte que certains éléments de « Noces de diamant » (les problèmes de santé du narrateur, la conscience du temps qui passe et de l'âge qui avance, le goût pour les objets précieux soigneusement enfermés, un certain tropisme spatial) trahissaient la patte de Jean-Claude Dunyach. Quant à la nouvelle de Fakhouri, « Un coin de son esprit », elle se distingue des précédentes par sa poésie, mais pas vraiment par ses thèmes, au point où on pourrait croire qu'elle essayait de faire la synthèse des sujets abordés par les quatre premiers auteurs.
Bref, la science-fiction française se caractérise dans ces cinq premiers textes par une certaine unité de style et de ton, sans doute renforcée dans ce cas-ci par le fait que Dunyach assurait la direction littéraire de toutes les fictions et qu'il est indiqué de manière un peu vague que les auteurs s'étaient entendus au préalable sur une démarche commune de création d'univers. Malheureusement, ce qui relie ces textes, c'est également un manque de tension assez prononcé. S'il y a quelques péripéties un peu plus musclées dans les deux premières nouvelles, les récits se déroulent le plus souvent dans des contextes confortables associés autant à l'industrie du luxe qu'au projet d'imaginer une version attrayante de l'an 2074. Dans ces cadres où la souffrance reste feutrée et le luxe peut consoler, les enjeux sont souvent d'ordre plus ou moins égotique : c'est ce qu'on ressent face à toutes ces nouvelles sur les difficultés de créateurs et de créatrices qui, même s'ils échouaient, n'auraient sans doute pas à craindre pour leurs fins de mois. Comme on s'attend à ce qu'ils se tirent d'affaire, la surprise est rarement au rendez-vous. La minuscule échappée sur l'espace ménagée par la nouvelle de Dunyach souligne d'ailleurs la dimension un peu claustrophobe de ces nouvelles qui quittent rarement la France ou l'Europe, comme si le luxe français était réellement indissociable de son terroir. Cette uniformité a quelque chose d'un peu déprimant qui dessert en fait le projet même de l'antho : une plus grande variété dans le style, le traitement, le contenu ou les thèmes en aurait sûrement fait quelque chose de plus vendeur et de plus propre à rajeunir l'image de marque du luxe français.
Quant aux textes en soi... Établissons d'emblée que j'appartiens à l'école de pensée qui croit que si vous prenez vos leçons de moralité dans des fictions, c'est que vous n'avez pas compris le sens de ces mots. Comme le dit un vieil aphorisme, si on tient tant que ça à envoyer un message, il y a les PTT. Par conséquent, comme lecteur, je n'ai pas à me casser la tête avec la dimension éthique de nouvelles qui font une place au luxe français — comme si un des ressorts de la fiction populaire depuis toujours, ce n'était pas justement la fascination de la richesse (que l'on songe au multimillionnaire Bruce Wayne, à James Bond, espion playboy et jetsetter, ou à Harry Potter, héritier d'un trésor familial chez Gringott's dont il n'assumera jamais les véritables implications).
Le principal problème de l'utopie du luxe français, c'est de reposer sur l'anticipation d'un monde qui ne convainc pas tout à fait. Celle-ci exige plusieurs formes d'oubli, entre autres l'effacement des millions (milliards ?) de personnes décédées pour résoudre les problèmes de surpopulation et de pollution. Mettons les choses ainsi : les grandes tragédies humaines des derniers siècles ont eu des conséquences. Sans la Shoah, sans doute qu'il n'y aurait ni Israël ni la Palestine ni leurs problèmes conjoints ni leurs guerres passées. Sans la Première Guerre mondiale, il n'y aurait pas de monuments aux morts dans presque chaque ville ou village français (et allemand, et britannique, et canadien...). Sans l'esclavage noir aux États-Unis ou les génocides des Amérindiens, les grandes cassures sociales de l'Amérique du Nord n'auraient pas la même amplitude. Quelles auraient été les conséquences humaines d'un désastre de la taille d'une Pandémie ? Culpabilité des survivants, déprime, haine pour des coupables désignés ?
Cela étant dit, la première nouvelle, celle de Mauméjean, débute par une péripétie de neuf pages qui aurait pu s'arrêter là et remplir le contrat. Tout y est : la démonstration que la richesse ne fait pas le bonheur, plusieurs rebondissements de bon aloi et le véritable héros de l'histoire qui se paie de ses efforts en commandant deux cognacs, histoire de prouver que le luxe français est la meilleure récompense des personnes qui ont bien compris les priorités de la vie. À mon point de vue, ç'aurait été la meilleure nouvelle du collectif. Toutefois, l'auteur allonge la sauce sur une trentaine de pages supplémentaires qui nous valent quelques belles images, des répliques bien frappées et beaucoup d'amorces de pistes intéressantes sans véritable aboutissement. Apparemment que les héros parviennent à « réveiller l'émotion » chez une créatrice qui en manquait... Je n'ajouterai rien, ce serait trop cruel.
La nouvelle de Paquet m'a réconcilié avec sa plume après la déception du troisième Melkine. Même si l'action manque, il y a suffisamment de poésie, de roublardise et d'esprit pour que la lecture en soit presque agréable. Seulement, j'ai l'impression que le choix d'un point de vue distancié et empreint de réticence nous empêche de sonder les profondeurs qui auraient donné au personnage de Noriko Higuchi, maîtresse d'un vignoble menacé par de vulgaires gestionnaires, une envergure véritablement émouvante.
Samantha Bailly doit être jeune et naïve puisqu'elle essaie d'injecter un peu de science dans une anthologie de science-fiction française. On a dû lui dire qu'elle s'égarait, car son explication des neurones miroirs ne joue en fin de compte aucun rôle particulier dans la résolution de la nouvelle « Facettes ». Malgré la structure un peu bancale du récit (qui n'arrive pas à décider qui donc est au cœur de l'histoire), on ne peut qu'apprécier l'apparition, enfin ! d'un personnage à hauteur plus humaine que les protagonistes des deux premiers textes : Matthew Lindley, simple publicitaire subalterne qui provoque le déclic salvateur pour une créatrice en panne d'inspiration.
Pour une fois que je lis une nouvelle de Dunyach sans le savoir, je peux soulever en toute bonne conscience ce que j'aurais reproché à Fakhouri. Outre le manque de tension à peine pallié par le suspense que l'auteur ménage, il y a quelques erreurs surprenantes. Ainsi, il est question d'un daguerréotype qui représente un personnage né au plus tôt durant les années 1860 ou 1870 — alors que la technique du daguerréotype avait cessé d'être utilisée depuis dix ou vingt ans. On mentionne aussi l'usage de radiotélescopes orbitaux pour observer des émissions dans l'infrarouge à 21 microns : par définition, un radiotélescope ne s'intéresse qu'à la fenêtre des ondes radio qui s'ouvre à partir d'un millimètre en montant... (À la rigueur, les télescopes dits submillimétriques peuvent râtisser une partie de l'infrarouge et une partie du spectre radio, mais ça n'en fait pas des radiotélescopes stricto sensu.) En revanche, l'auteur chevronné démontre ici qu'il sait entretenir l'intérêt par petites touches avant d'ouvrir sur des perspectives plus grandioses en unissant à la fois l'objet de luxe, la clé d'un mystère et un novum science-fictif (quoiqu'un brin tiré par les cheveux). Ce n'est pas son meilleur texte, mais c'est une fiction qui se tient.
Je passe sur la nouvelle de Fakhouri, qui s'inscrit dans le prolongement des thématiques déjà défrichées par les textes précédents en exploitant toutes les ressources d'une belle plume et d'une imagination poétique, pour arriver au texte de Joëlle Wintrebert, « Le don des chimères ». Si j'ai dû me défaire de l'impression trompeuse que je lisais un texte de Sylvie Lainé (« Les yeux d'Elsa » ) ou de Jeanne-A. Debats (La Vieille Anglaise et le continent), je n'ai pas tardé à retrouver l'intransigeance typique de Wintrebert ainsi qu'une plume plus narrative que celle des autres auteurs, qui semblent avoir remisée la leur dans le tiroir pour ne garder que les pinceaux usités pour l'ornementation, les scalpels propices à l'introspection ou les burins aptes à ciseler de jolies phrases ainsi que des répliques à l'emporte-pièce.
Doyenne de la sélection, Wintrebert sert à ses cadets une leçon d'écriture et raconte une histoire qui a plus de mouvement (et de cœur) que le reste de l'anthologie au complet. Sans doute qu'on pourrait lui reprocher d'abuser de quelques ficelles démodées, mais je le lui pardonne aisément dans la mesure où les chimères capables de sacrifier leurs épidermes chatoyants dramatisent le sort de tous les créateurs (artisans du luxe français, nouvellistes de la science-fiction française) qui créent du beau. En nous montrant les conflits déclenchés par la convoitise que suscitent ces dépouilles, elle préfigure même les querelles qui entourent cette anthologie...
À l'arrivée comme au départ, il s'agit donc d'une anthologie thématique, avec les forces et les faiblesses que cela implique. Les concepteurs du projet ont peut-être confondu science-fiction et prospective, car les contraintes de l'exercice (dont sa dimension résolument utopique) ont tellement corseté les auteurs que la plupart s'en tiennent à un registre assez neutre. Comme on a affaire à des auteurs aguerris, divisés également entre hommes et femmes, aucun texte n'est franchement mauvais. Simplement, exception faite de celui de Wintrebert, il leur manque la petite touche de folie additionnelle (dans l'extrapolation, dans la narration, dans les personnages), voire de viscéralité ou de sensualité, qui aurait donné envie de s'approprier le luxe français. En fin de compte, cela suggère que ce dernier est si inaccessible que même les auteurs chargés de l'intégrer à leur vision du futur n'ont pas été capables d'y croire et d'en faire un objet de désir.
La conclusion est limpide : qu'un écrivain soit payé de manière décente pour le travail représenté par l'écriture d'une nouvelle, c'est maintenant du luxe et il est donc aussi justifiable de taper sur le luxe et les auteurs qui jouissent du luxe de se faire payer qu'il est justifié de ne pas taper sur les éditeurs qui paient des clopinettes.
Passons aux fictions, en sautant l'accompagnement musical et l'introduction d'Alain Rey, laquelle aurait pu apparaître, en d'autres temps et d'autres lieux, comme une fiction maquillée en un essai factice empreint de finesse ironique. Une recherche préliminaire ne m'ayant pas révélé de table des matières, j'ai décidé de ne pas insister et d'aborder les nouvelles à l'aveuglette puisque le nom de l'auteur n'était fourni qu'à la dernière page de chacune. L'exercice de lecture a d'abord été fascinant. Peut-être parce que je n'ai pas suffisamment fréquenté leurs œuvres respectives (nul n'est parfait), j'ai été tenté d'attribuer à Olivier Paquet la paternité du texte initial, « L'arbre de Porphyre » de Xavier Mauméjean. Je me suis dit ensuite que Jean-Claude Dunyach aurait très bien pu écrire « La Reine d'Ambre » d'Olivier Paquet, même si l'habitude qu'a celui-ci de sertir une belle pièce d'écriture au milieu de passages ou de récits plus prosaïques finit par ressortir. Par contre, sans pouvoir en identifier l'auteur, j'ai d'emblée senti un souffle de fraîcheur en abordant « Facettes », qui s'est révélé être de Samantha Bailly. J'ai lu la nouvelle suivante en croyant qu'elle était d'Anne Fakhouri parce que j'avais vu passer entre temps une liste des auteurs sur Facebook qui la faisait succéder à Bailly. J'aurais dû me rendre compte que certains éléments de « Noces de diamant » (les problèmes de santé du narrateur, la conscience du temps qui passe et de l'âge qui avance, le goût pour les objets précieux soigneusement enfermés, un certain tropisme spatial) trahissaient la patte de Jean-Claude Dunyach. Quant à la nouvelle de Fakhouri, « Un coin de son esprit », elle se distingue des précédentes par sa poésie, mais pas vraiment par ses thèmes, au point où on pourrait croire qu'elle essayait de faire la synthèse des sujets abordés par les quatre premiers auteurs.
Bref, la science-fiction française se caractérise dans ces cinq premiers textes par une certaine unité de style et de ton, sans doute renforcée dans ce cas-ci par le fait que Dunyach assurait la direction littéraire de toutes les fictions et qu'il est indiqué de manière un peu vague que les auteurs s'étaient entendus au préalable sur une démarche commune de création d'univers. Malheureusement, ce qui relie ces textes, c'est également un manque de tension assez prononcé. S'il y a quelques péripéties un peu plus musclées dans les deux premières nouvelles, les récits se déroulent le plus souvent dans des contextes confortables associés autant à l'industrie du luxe qu'au projet d'imaginer une version attrayante de l'an 2074. Dans ces cadres où la souffrance reste feutrée et le luxe peut consoler, les enjeux sont souvent d'ordre plus ou moins égotique : c'est ce qu'on ressent face à toutes ces nouvelles sur les difficultés de créateurs et de créatrices qui, même s'ils échouaient, n'auraient sans doute pas à craindre pour leurs fins de mois. Comme on s'attend à ce qu'ils se tirent d'affaire, la surprise est rarement au rendez-vous. La minuscule échappée sur l'espace ménagée par la nouvelle de Dunyach souligne d'ailleurs la dimension un peu claustrophobe de ces nouvelles qui quittent rarement la France ou l'Europe, comme si le luxe français était réellement indissociable de son terroir. Cette uniformité a quelque chose d'un peu déprimant qui dessert en fait le projet même de l'antho : une plus grande variété dans le style, le traitement, le contenu ou les thèmes en aurait sûrement fait quelque chose de plus vendeur et de plus propre à rajeunir l'image de marque du luxe français.
Quant aux textes en soi... Établissons d'emblée que j'appartiens à l'école de pensée qui croit que si vous prenez vos leçons de moralité dans des fictions, c'est que vous n'avez pas compris le sens de ces mots. Comme le dit un vieil aphorisme, si on tient tant que ça à envoyer un message, il y a les PTT. Par conséquent, comme lecteur, je n'ai pas à me casser la tête avec la dimension éthique de nouvelles qui font une place au luxe français — comme si un des ressorts de la fiction populaire depuis toujours, ce n'était pas justement la fascination de la richesse (que l'on songe au multimillionnaire Bruce Wayne, à James Bond, espion playboy et jetsetter, ou à Harry Potter, héritier d'un trésor familial chez Gringott's dont il n'assumera jamais les véritables implications).
Le principal problème de l'utopie du luxe français, c'est de reposer sur l'anticipation d'un monde qui ne convainc pas tout à fait. Celle-ci exige plusieurs formes d'oubli, entre autres l'effacement des millions (milliards ?) de personnes décédées pour résoudre les problèmes de surpopulation et de pollution. Mettons les choses ainsi : les grandes tragédies humaines des derniers siècles ont eu des conséquences. Sans la Shoah, sans doute qu'il n'y aurait ni Israël ni la Palestine ni leurs problèmes conjoints ni leurs guerres passées. Sans la Première Guerre mondiale, il n'y aurait pas de monuments aux morts dans presque chaque ville ou village français (et allemand, et britannique, et canadien...). Sans l'esclavage noir aux États-Unis ou les génocides des Amérindiens, les grandes cassures sociales de l'Amérique du Nord n'auraient pas la même amplitude. Quelles auraient été les conséquences humaines d'un désastre de la taille d'une Pandémie ? Culpabilité des survivants, déprime, haine pour des coupables désignés ?
Cela étant dit, la première nouvelle, celle de Mauméjean, débute par une péripétie de neuf pages qui aurait pu s'arrêter là et remplir le contrat. Tout y est : la démonstration que la richesse ne fait pas le bonheur, plusieurs rebondissements de bon aloi et le véritable héros de l'histoire qui se paie de ses efforts en commandant deux cognacs, histoire de prouver que le luxe français est la meilleure récompense des personnes qui ont bien compris les priorités de la vie. À mon point de vue, ç'aurait été la meilleure nouvelle du collectif. Toutefois, l'auteur allonge la sauce sur une trentaine de pages supplémentaires qui nous valent quelques belles images, des répliques bien frappées et beaucoup d'amorces de pistes intéressantes sans véritable aboutissement. Apparemment que les héros parviennent à « réveiller l'émotion » chez une créatrice qui en manquait... Je n'ajouterai rien, ce serait trop cruel.
La nouvelle de Paquet m'a réconcilié avec sa plume après la déception du troisième Melkine. Même si l'action manque, il y a suffisamment de poésie, de roublardise et d'esprit pour que la lecture en soit presque agréable. Seulement, j'ai l'impression que le choix d'un point de vue distancié et empreint de réticence nous empêche de sonder les profondeurs qui auraient donné au personnage de Noriko Higuchi, maîtresse d'un vignoble menacé par de vulgaires gestionnaires, une envergure véritablement émouvante.
Samantha Bailly doit être jeune et naïve puisqu'elle essaie d'injecter un peu de science dans une anthologie de science-fiction française. On a dû lui dire qu'elle s'égarait, car son explication des neurones miroirs ne joue en fin de compte aucun rôle particulier dans la résolution de la nouvelle « Facettes ». Malgré la structure un peu bancale du récit (qui n'arrive pas à décider qui donc est au cœur de l'histoire), on ne peut qu'apprécier l'apparition, enfin ! d'un personnage à hauteur plus humaine que les protagonistes des deux premiers textes : Matthew Lindley, simple publicitaire subalterne qui provoque le déclic salvateur pour une créatrice en panne d'inspiration.
Pour une fois que je lis une nouvelle de Dunyach sans le savoir, je peux soulever en toute bonne conscience ce que j'aurais reproché à Fakhouri. Outre le manque de tension à peine pallié par le suspense que l'auteur ménage, il y a quelques erreurs surprenantes. Ainsi, il est question d'un daguerréotype qui représente un personnage né au plus tôt durant les années 1860 ou 1870 — alors que la technique du daguerréotype avait cessé d'être utilisée depuis dix ou vingt ans. On mentionne aussi l'usage de radiotélescopes orbitaux pour observer des émissions dans l'infrarouge à 21 microns : par définition, un radiotélescope ne s'intéresse qu'à la fenêtre des ondes radio qui s'ouvre à partir d'un millimètre en montant... (À la rigueur, les télescopes dits submillimétriques peuvent râtisser une partie de l'infrarouge et une partie du spectre radio, mais ça n'en fait pas des radiotélescopes stricto sensu.) En revanche, l'auteur chevronné démontre ici qu'il sait entretenir l'intérêt par petites touches avant d'ouvrir sur des perspectives plus grandioses en unissant à la fois l'objet de luxe, la clé d'un mystère et un novum science-fictif (quoiqu'un brin tiré par les cheveux). Ce n'est pas son meilleur texte, mais c'est une fiction qui se tient.
Je passe sur la nouvelle de Fakhouri, qui s'inscrit dans le prolongement des thématiques déjà défrichées par les textes précédents en exploitant toutes les ressources d'une belle plume et d'une imagination poétique, pour arriver au texte de Joëlle Wintrebert, « Le don des chimères ». Si j'ai dû me défaire de l'impression trompeuse que je lisais un texte de Sylvie Lainé (« Les yeux d'Elsa » ) ou de Jeanne-A. Debats (La Vieille Anglaise et le continent), je n'ai pas tardé à retrouver l'intransigeance typique de Wintrebert ainsi qu'une plume plus narrative que celle des autres auteurs, qui semblent avoir remisée la leur dans le tiroir pour ne garder que les pinceaux usités pour l'ornementation, les scalpels propices à l'introspection ou les burins aptes à ciseler de jolies phrases ainsi que des répliques à l'emporte-pièce.
Doyenne de la sélection, Wintrebert sert à ses cadets une leçon d'écriture et raconte une histoire qui a plus de mouvement (et de cœur) que le reste de l'anthologie au complet. Sans doute qu'on pourrait lui reprocher d'abuser de quelques ficelles démodées, mais je le lui pardonne aisément dans la mesure où les chimères capables de sacrifier leurs épidermes chatoyants dramatisent le sort de tous les créateurs (artisans du luxe français, nouvellistes de la science-fiction française) qui créent du beau. En nous montrant les conflits déclenchés par la convoitise que suscitent ces dépouilles, elle préfigure même les querelles qui entourent cette anthologie...
À l'arrivée comme au départ, il s'agit donc d'une anthologie thématique, avec les forces et les faiblesses que cela implique. Les concepteurs du projet ont peut-être confondu science-fiction et prospective, car les contraintes de l'exercice (dont sa dimension résolument utopique) ont tellement corseté les auteurs que la plupart s'en tiennent à un registre assez neutre. Comme on a affaire à des auteurs aguerris, divisés également entre hommes et femmes, aucun texte n'est franchement mauvais. Simplement, exception faite de celui de Wintrebert, il leur manque la petite touche de folie additionnelle (dans l'extrapolation, dans la narration, dans les personnages), voire de viscéralité ou de sensualité, qui aurait donné envie de s'approprier le luxe français. En fin de compte, cela suggère que ce dernier est si inaccessible que même les auteurs chargés de l'intégrer à leur vision du futur n'ont pas été capables d'y croire et d'en faire un objet de désir.
Libellés : France, Livres, Science-fiction