2007-05-27

 

Bouclant la boucle

Le bleu de la Méditerranée

Prenons un ciel bleu du Languedoc-Roussillon, sans un nuage, posé comme un couvercle sur un village au milieu des vignes et des garrigues, si pur qu'il semble aspirer, diluer et dissoudre les toitures... Puis, prenons un autre ciel bleu, également pur et sans nuage, mais tendu au-dessus d'un village au bord de la Méditerranée. Pourquoi le second est-il plus absolument, plus intensément bleu et céleste que le premier?

Est-ce l'heure de la journée, qui nous fait voir les couleurs autrement selon que les rayons du Soleil nous tombent dessus de haut ou qu'ils s'allongent paresseusement en travers du paysage? Ou est-ce la présence de la mer qui réverbère la lumière de manière à ce qu'elle éclaire deux fois l'air?

Je penche pour la puissance de l'illumination directe, qui s'abat du zénith sur les façades ocrées et les toits roux des maisons de telle sorte que chaque édifice brille d'une lueur dure et réfractaire, qui s'impose si fort aux regards que le ciel n'en apparaît que plus parfaitement bleu. Si le soleil qui éclaire le ciel qui éclaire la mer qui éclaire le ciel est un exemple de boucle, l'intervention de notre perception de l'inaltérabilité des maisons chargées de lumière, perception qui agit sur notre perception du ciel bleu, pourrait être un exemple d'une boucle étrange au sens de Hofstadter.

En fait, c'est le cas sans l'être. Pour Hofstadter, une boucle étrange intercale des catégories et des concepts dans la ronde des perceptions. Ces classifications automatiques n'interviendraient pas nécessairement dans ma perception de la lumière méditerranéenne vantée par les peintres (et qui a pu inspirer d'autres artistes, comme Klein), mais plutôt dans ma description de ce ciel bleu, où on ne peut y échapper. La boucle véritable serait donc celle qui me fait observer le ciel en songeant à la mer, même quand elle se cache au-delà des collines, et à la luminosité légendaire de la Provence comme si elle était une entité en soi, si bien enracinée au bord des calanques qu'elle ne pourrait être retrouvée en Californie, au Chilie ou en Australie. De sorte qu'en parlant de la lumière du ciel aujourd'hui entre Marseille et Cannes, je parle de ma capacité de penser cette lumière.

Boucle étrange, décidément, que celle dont la réalité est exclue! Mais c'est la garantie de son autonomie. Au cœur de son livre, Hofstadter s'interroge d'ailleurs sur ce qui survit de l'autre après sa mort. La personne disparue survit chez les autres, qui ont plus ou moins édifié un modèle de ses gestes, de ses habitudes de parole, de ses idées, bref, de toute sa personnalité. Lorsque les expériences formatrices de cette personnalité ont été partagées, Hofstadter se demande sérieusement si cette personnalité attribuée à l'autre dans notre tête, si ce modèle plus ou moins minutieux, si cet homoncule virtuel ne mérite pas d'être, au contraire, identifié en partie à la personnalité logée naguère dans la tête de la personne disparue? La carte serait le territoire.

Et le pouvoir d'une photo ou d'une autre trace tangible de la disparue serait grand, car il ne ressusciterait pas de simples souvenirs personnel ou « photographiques », mais une entité fruste et incroyablement complexe à la fois... et aussi capable de souffrir d'être morte?

Quand les primitifs tiennent une photo pour un piège de l'âme, c'est-à-dire un moyen de dérober une partie de l'identité essentielle, serait-ce parce que la photo de la personne défunte informerait notre petite version interne de celle-ci qu'elle est morte, lui faisant porter le deuil d'elle-même et la tuant par le fait même, une fois de plus — au moins un peu? Je trouve douloureuses les photos de mes disparus et je ne suis pas (encore) porté à m'attarder dessus : est-ce dans l'espoir de conserver à mes morts une forme de vie? Et si c'était le fait de regarder ces photos qui, à chaque fois, dérobait une partie des âmes d'autrui que nous portons en nous? Jusqu'à ce qu'il ne reste plus en nous que des souvenirs vécus et ressassés par nous seuls, parce que nous sommes désormais seuls dans nos têtes...

Ce n'est pas exactement ce que Hofstadter propose dans un chapitre consacré au deuil de sa femme Carol en 1994, mais ce n'en est pas trop éloigné. Et c'est un sujet que j'ai parfois abordé auparavant.

En un sens, il ne dit pourtant rien de neuf. Les créateurs de tout acabit (artistes, ouvriers, écrivains, politiciens, généraux, danseurs, etc.) ont toujours désiré produire quelque chose qui leur survivrait, ou plutôt qui permettrait à une partie d'eux de survivre : œuvre ou ouvrage d'art, œuvre littéraire ou constitutionnelle, chef-d'œuvre de stratégie, performance aussi inoubliable qu'éphémère... Hofstadter croit simplement pouvoir affirmer que ces vestiges de nos existences contiennent réellement une partie des schémas à la base de notre identité.

Ce concept de l'âme et de l'individualité peut sembler, d'une part, extrêmement réducteur et minimaliste. La personnalité n'est plus qu'un ensemble de schémas et de références, flottant à la surface d'une mer de processus biologiques aveugles et dépourvus de sens. Cette dématérialisation complète de l'âme peut également sembler, d'autre part, plus optimiste que les visions plus incarnées. Si l'esprit n'est que pure information, il peut exister sous la forme de copies partielles ailleurs que sous notre crâne et même conserver certaines caractéristiques propres au sein d'échos d'une existence telles que les créations artistiques ou littéraires.

Il s'agit d'une vision des choses particulièrement intéressante pour les écrivains et les historiens, qui seront entièrement prêts à entendre qu'ils travaillent non seulement sur la matière de la mémoire, mais sur la matière même de l'identité humaine. Les médecins qui s'occupent du substrat des individualités particulières et les parents qui investissent dans leur descendance verront sans doute les choses autrement.

Bref, dans I Am A Strange Loop, Douglas Hofstadter revient à ses premières amours (et premières obsessions). Ses arguments ne sont pas toujours convaincants, car il tient pour acquises des préférences qui lui semblent étayer certaines choses. Sauf qu'on en vient à se demander si l'étude de la conscience de soi n'est pas réservée à d'incurables égocentristes... (Comme Descartes, qui a presque dit : Ego cogito ergo sum!) Hofstadter semble croire que tout le monde accorde une plus grande réalité à son soi, mental et corporel, qu'aux objets et phénomènes extérieurs, en particulier s'ils sont lointains ou étrangers. Comme je viens de marcher 110 km en longeant le canal du Midi, au mépris de certaines réalités corporelles, je n'en ferais pas une loi universelle. Mais la boucle que je boucle en revenant à Nice est aussi l'occasion de me pencher, fort étrangement, sur mon voyage qui s'achève. Les lieux vers lesquels je reviens — Nice, Villefranche-sur-Mer — ont maintenant acquis cette patine de familiarité qui m'empêche de les voir aussi clairement qu'au début tout en facilitant mes déplacements. À moins, au contraire, que je puisse consacrer à l'observation plus de temps maintenant que je ne suis plus forcé de réfléchir au chemin que je dois suivre... Les voyages sont-ils des matérialisations de ces boucles à l'origine de la conscience de soi? Quand nous retournons chez nous, les voyages nous forcent à revoir et à revisiter des lieux connus avec un regard neuf, ce qui ferait d'eux une exacerbation même de la conscience.

Mais il me reste encore à terminer le livre de Hofstadter...

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