2006-04-09

 

La parole cybernétique

Dans un sens, la communication p-q-p dont je parlais existe déjà. Les messages humains les plus simples, qui concernent la peur, la faim, la soif, le désir, l'hostilité, étaient sans doute exprimés par les premiers hominidés au moyen de mimiques ou d'onomatopées. L'intelligence proprement humaine (néo-corticale) est devenue ensuite capable de les traduire en mots et d'introduire des nuances inconnues des australopithèques (indications temporelles, de modalité, etc.). L'intelligence humaine joue le rôle de ce traducteur universel qui intègre des possibilités de feedback dans la forme même des énoncés (l'expression interrogative de la question) et qui génère une simulation rudimentaire de chaque interlocuteur (en adoptant la conscience de soi pour donner une identité propre aux intérêts de l'un et en attribuant une personnalité à autrui pour modéliser l'autre). Par conséquent, pour passer au stade suivant de l'enrichissement des communications, il faudrait une méta-intelligence capable de faire de même avec les énoncés linguistiques — ce qui pourrait exiger, par analogie, un code supérieur à celui des langues actuelles... Après tout, une communication p-q-p pourrait exiger de manipuler des concepts relatifs à des aspects de l'individualité dont les humains ne sont pas conscients.

Ceci soulève aussi le problème de la survie du sujet dans ce contexte hypothétique. L'être humain ordinaire est déjà aux prises avec la dichotomie de l'esprit et du corps, en particulier depuis l'apparition de la conscience de soi. Une intelligence supérieure servant à des communications p-q-p ne serait-elle pas obligée de s'identifier au moins en partie aux individus dont elle gèrerait les communications? Tout en abolissant peut-être en partie les barrières ou frontières qui leur permettaient de se distinguer...

L'utilisation du prénom nous est un premier pas dans cette direction dans le contexte linguistique permis par l'apparition de l'intelligence humaine. La réification d'une collectivité brouille au moins en partie l'existence de sujets individuels, même si cela ne va pas sans résistances. Si des intelligences artificielles devenaient les traducteurs attitrés des intelligences humaines, à quoi ressemblerait le nouveau sujet ainsi engendré? Sans doute resterait-il conscient de ses composantes distinctes, tout comme nous intégrons notre conscience corporelle à notre identité globale. La véritable question, c'est sans doute de savoir s'il y aurait encore plus d'un sujet, ou s'il n'en subsisterait qu'un seul.

On retombe alors dans le fantasme de la conscience universelle unifiée si chère à d'anciennes formes de transcendance et à la science-fiction. Si la communication p-q-p abolit nécessairement l'individualité, faut-il en conclure que l'individualité est purement et simplement la limite asymptotique des performances d'une forme de communication?

L'envers de la question du sujet, c'est aussi de savoir si les humains s'apercevraient de la constitution d'un nouveau sujet après l'avènement de communications p-q-p permises par la coopération avec un environnement doté de thalience... Le problème de leur statut s'éclaire un peu à la lumière d'une comparaison avec des entités collectives dans le genre de la fourmilière. Les parties du corps humain sont dotés d'une autonomie limitée, en particulier en ce qui concerne les réactions à la douleur et aux blessures. Les fourmis d'une fourmilière jouissent aussi d'une certaine autonomie sans conscience de soi; cependant, le fonctionnement d'une fourmilière semble n'être qu'un phénomène émergent, car il n'existe aucune vue d'ensemble des activités de la fourmilière, tandis que l'être humain dispose au niveau du cerveau d'une vue d'ensemble du fonctionnement de son corps et de la capacité de faciliter les communications entre les parties du corps. Il est donc envisageable que des êtres humains coordonnés par une intelligence supérieure conserverait leur autonomie actuelle, ou l'illusion de leur autonomie.

Les sociétés sont-elles de tels sujets supérieurs? L'absence d'une vue d'ensemble et d'une capacité de faciliter les communications permet d'en douter. Les États les plus évolués n'ont qu'une très vague idée des activités journalières de leurs citoyens et ne disposent que de moyens rudimentaires de les contrôler. Je serais plus enclin à les rapprocher du modèle de la fourmilière, dont les fourmis obéissent à quelques règles et signaux (stimuli) — probablement sélectionnés par l'évolution; l'équivalent de nos instincts, législations épigénétiques et régulations — sans jamais qu'il y ait une modélisation interne ou externe.

Mais dans quelle direction allons-nous? Vers plus ou moins de communication? Histoire de conclure, je citerai cette observation de Norbert Wiener en 1954 : « A hundred and fifty years ago or even fifty years ago—it does not matter which—the world and America in particular were full of small journals and presses through which almost any man could obtain a hearing. The country editor was not as he is now limited to boiler plate and local gossip, but could and often did express his individual opinion, not only of local affairs but of world matters. At present this license to express oneself has become so expensive with the increasing cost of presses, paper, and syndicated services, that the newspaper business has come to be the art of saying less and less to more and more. » On peut douter de la réalité de cette utopie du passé, mais on pourrait soutenir que les blogues, entre autres ressources internautiques, sont en train de réaliser cette utopie aujourd'hui. Le hic, c'est qu'aujourd'hui, comme dans la petite ville du XIXe siècle habitée par un certain nombre d'illettrés et d'ouvriers trop pauvres ou trop occupés pour lire ces journaux idéalisés par Wiener, l'audience de chaque blogue ou média individuel est réduite...

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