2017-05-29
Quand Jules-Paul Tardivel imaginait l'ascenseur orbital...
Premier romancier québécois de science-fiction, Jules-Paul Tardivel (1851-1905) est une figure paradoxale de la littérature canadienne-française, à la fois contempteur ultramontain du progrès et rêveur de futurs canadiens qui s'intéresse aux sciences et techniques de son temps. Dans son journal modestement baptisé La Vérité, il a traduit lui-même le célèbre récit dualiste de Robert Louis Stevenson sous le titre « Le cas extraordinaire du Dr Jekyll et de M. Hyde » (qu'il éditera plus tard). Du coup, il ne se prive pas de reprendre les autres journalistes québécois qui publient parfois n'importe quoi dans le domaine des sciences et des techniques. Ainsi, en février 1903, il se moque de la crédulité du Soleil de Québec qui donne un peu de publicité à une invention farfelue venue des États-Unis :
Vive la science !
Le Soleil, de samedi dernier, consacre toute sa sixième page à entretenir ses lecteurs du projet d'un certain inventeur (?) de Chicago qui prétend avoir trouvé le moyen d'ériger une "échelle électrique" qui ira porter, dans "le champ magnétique de l'éther", bien au-delà de l'atmosphère de la terre, un appareil du joli poids de 5000 tonnes. Grâce à cet appareil qui flotterait dans les espaces, et qui sera réuni à la terre par un fil, l'inventeur pourra fournir un pouvoir électrique de 144,000 chevaux ; et une cinquantaine de ces appareils, solidement établis au-dessus de notre atmosphère, donneraient assez de pouvoir "pour chauffer et éclairer le monde et faire tourner toutes les roues sur terre et sur mer". Il est bien connu que la quantité d'électricité qu'on trouve dans "l'espace compris entre les planètes", est "inépuisable". Tous ceux qui y sont allés le savent.
Cette invention est tellement absurde que c'est à peine une mystification ; et, cependant, le Soleil prend cela au sérieux ! "Le succès de l'invention paraît assuré", dit gravement notre confrère !
On ne dit pas comment l'inventeur fera parvenir son appareil de 5000 tonnes dans les régions éthérées. C'est là son secret, paraît-il. Nous croyons bien que c'est un secret ! Mais ce qui est certain, pour l'inventeur du Soleil, c'est que l'appareil, une fois rendu à une certaine hauteur, au lieu de peser, c'est-à-dire au lieu de vouloir retomber sur la terre, ne cherchera qu'à s'en éloigner davantage ; de sorte qu'il suffira d'allonger le fil pour envoyer l'appareil à la hauteur qu'on voudra !
C'est d'une simplicité remarquable !
Il est vraiment dommage que Jules Verne n'ait pas connu cette invention. S'il en avait seulement entendu parler, au lieu d'envoyer ses gens à la lune en boulet de canon, il leur aurait fait construire un chemin de fer à notre satellite.
Je ne reproduis pas le reste du commentaire de Tardivel, qui trahit une certaine incompréhension de la rotation de la Terre et du mouvement des objets qui lui sont attachés. Comme je n'ai pas cherché à retrouver l'article du Soleil ou la proposition du concepteur étatsunien, je préfère m'abstenir de porter des jugements définitifs. Le projet en question représenterait-il une première intuition de l'énergie électrique qu'il est possible de générer dans l'espace au moyen d'un fil conducteur en mouvement relativement au champ magnétique terrestre ? Là encore, sans disposer de tous les détails, il vaut mieux ne pas se prononcer. Le concept est toutefois à l'étude depuis les années 1990 et il avait inspiré ma nouvelle « Tether » en anglais dans l'anthologie Orbiter (Toronto, Trifolium, 2002).
L'extension d'un fil à partir d'un point d'équilibre en orbite rappelle aussi le concept de la tour orbitale, ou ascenseur spatial. Konstantin Tsiolkovsky avait déjà proposé en 1895 la construction d'un tour qui rejoindrait l'orbite géostationnaire, d'où il serait effectivement possible de libérer des objets qui ne succomberaient plus à la gravité terrestre, mais les historiens du concept n'ont recensé personne avant Artsutanov (en 1959) à avoir proposé d'aller plus loin que l'altitude géostationnaire. Il y aurait donc une recherche à faire dans ce cas pour éclaircir un point de l'histoire des techniques, ou plutôt l'histoire des prototechnologies.
Je retiens donc la suggestion plaisante de Tardivel comme une première préfiguration d'un concept qui a connu depuis une fortune certaine dans la science-fiction, sinon dans la réalité.
Vive la science !
Le Soleil, de samedi dernier, consacre toute sa sixième page à entretenir ses lecteurs du projet d'un certain inventeur (?) de Chicago qui prétend avoir trouvé le moyen d'ériger une "échelle électrique" qui ira porter, dans "le champ magnétique de l'éther", bien au-delà de l'atmosphère de la terre, un appareil du joli poids de 5000 tonnes. Grâce à cet appareil qui flotterait dans les espaces, et qui sera réuni à la terre par un fil, l'inventeur pourra fournir un pouvoir électrique de 144,000 chevaux ; et une cinquantaine de ces appareils, solidement établis au-dessus de notre atmosphère, donneraient assez de pouvoir "pour chauffer et éclairer le monde et faire tourner toutes les roues sur terre et sur mer". Il est bien connu que la quantité d'électricité qu'on trouve dans "l'espace compris entre les planètes", est "inépuisable". Tous ceux qui y sont allés le savent.
Cette invention est tellement absurde que c'est à peine une mystification ; et, cependant, le Soleil prend cela au sérieux ! "Le succès de l'invention paraît assuré", dit gravement notre confrère !
On ne dit pas comment l'inventeur fera parvenir son appareil de 5000 tonnes dans les régions éthérées. C'est là son secret, paraît-il. Nous croyons bien que c'est un secret ! Mais ce qui est certain, pour l'inventeur du Soleil, c'est que l'appareil, une fois rendu à une certaine hauteur, au lieu de peser, c'est-à-dire au lieu de vouloir retomber sur la terre, ne cherchera qu'à s'en éloigner davantage ; de sorte qu'il suffira d'allonger le fil pour envoyer l'appareil à la hauteur qu'on voudra !
C'est d'une simplicité remarquable !
Il est vraiment dommage que Jules Verne n'ait pas connu cette invention. S'il en avait seulement entendu parler, au lieu d'envoyer ses gens à la lune en boulet de canon, il leur aurait fait construire un chemin de fer à notre satellite.
* * *
Je ne reproduis pas le reste du commentaire de Tardivel, qui trahit une certaine incompréhension de la rotation de la Terre et du mouvement des objets qui lui sont attachés. Comme je n'ai pas cherché à retrouver l'article du Soleil ou la proposition du concepteur étatsunien, je préfère m'abstenir de porter des jugements définitifs. Le projet en question représenterait-il une première intuition de l'énergie électrique qu'il est possible de générer dans l'espace au moyen d'un fil conducteur en mouvement relativement au champ magnétique terrestre ? Là encore, sans disposer de tous les détails, il vaut mieux ne pas se prononcer. Le concept est toutefois à l'étude depuis les années 1990 et il avait inspiré ma nouvelle « Tether » en anglais dans l'anthologie Orbiter (Toronto, Trifolium, 2002).
L'extension d'un fil à partir d'un point d'équilibre en orbite rappelle aussi le concept de la tour orbitale, ou ascenseur spatial. Konstantin Tsiolkovsky avait déjà proposé en 1895 la construction d'un tour qui rejoindrait l'orbite géostationnaire, d'où il serait effectivement possible de libérer des objets qui ne succomberaient plus à la gravité terrestre, mais les historiens du concept n'ont recensé personne avant Artsutanov (en 1959) à avoir proposé d'aller plus loin que l'altitude géostationnaire. Il y aurait donc une recherche à faire dans ce cas pour éclaircir un point de l'histoire des techniques, ou plutôt l'histoire des prototechnologies.
Je retiens donc la suggestion plaisante de Tardivel comme une première préfiguration d'un concept qui a connu depuis une fortune certaine dans la science-fiction, sinon dans la réalité.
Libellés : Futurisme, Québec, Science-fiction