2008-02-27

 

Atonement

Je croyais que, depuis Dickens, les écrivains avaient renoncé aux enchaînements de coïncidences fatidiques, et fatales. Je croyais qu'un auteur réputé comme Ian McEwan ne ferait pas reposer tout un roman sur une accumulation de hasards qu'on aurait à peine tolérés dans une pièce de boulevard au temps de Labiche. Je croyais qu'un film majeur ne s'abaisserait pas à mettre en scène une construction aussi bâtarde, et en l'aggravant, de surcroît.

Et pourtant. Dans la version filmée d'Atonement, la petite Bryony se rend coupable d'un mensonge qui va détruire deux vies, et peut-être plus. Pour que cette fillette assume l'entière faute du sort inique réservé à Robbie, le fils du jardinier, qui aime Cecilia, la sœur aînée de Bryony, il faut au moins six hasards. D'abord, il faut (i) que Robbie glisse une lettre obscène par mégarde dans un pli pour Cecilia, (ii) que Robbie choisisse de la confier à Bryony, (iii) que Bryony l'ouvre, (iv) qu'un bijou de Cecilia tombe par terre, (v) que Bryony aperçoive ce brimborion et s'introduise dans la bibliothèque où Robbie et Cecilia s'embrassent, et (vi) que Bryony soit aussi celle qui surprend sa cousine Lola (quel nom prédestiné!) en train d'être molestée par un homme dans le jardin. (Le bijou tombé sur le plancher est dans le film; dans le roman, Bryony entend du bruit dans la bibliothèque et entre.)

Et tout se tient. Bryony n'aurait pas été convaincue d'avoir vu Robbie sans les incidents antérieurs. Et sans son témoignage, les incidents antérieurs auraient suscité tout au plus les soupçons, mais ils auraient difficilement suffi à faire condamner Robbie. Si Atonement se veut une démonstration de la puissance des accidents, il faudrait quand même que les hasards en cause s'enchaînent de manière plausible. La science-fiction recherche la vraisemblance; la littérature générale devrait y songer...

Les coïncidences ne s'arrêtent pas là, d'ailleurs. Le roman finit par révéler que Robbie meurt durant la retraite de Dunkerque, juste avant de se faire rapatrier avec le reste de l'armée anglaise — et non pas trois jours avant, ou dans un hôpital londonien. (Le film triche là-dessus en trahissant l'histoire réelle : il donne l'impression qu'à l'arrivée de Robbie sur la plage, l'embarquement massif n'a pas encore commencé et c'est la nuit suivante qu'il meurt, alors qu'on affirme plus tard qu'il est mort le dernier jour de l'opération...) Et on apprend aussi que Cecilia meurt la même année dans un bombardement allemand de Londres. (Le film surenchérit en montrant sa noyade lorsque la station de métro où elle a trouvé refuge, Balham, est envahie par l'eau.)

Ceci prive Bryony de l'occasion d'offrir ses excuses et de tenter de réparer. C'est commode... et fort improbable. Certes, il est normal qu'en pleine guerre, des gens meurent. Néanmoins, pour une population d'une quarantaine de millions et pour cinq millions de combattants, la Grande-Bretagne a eu un quart de millions de soldats tués et cinquante mille victimes décédées à Londres. C'est à la fois beaucoup et relativement peu — moins d'une personne sur cent. Le roman se penche avec un tel délice (quasi pornographique) sur la mort et la souffrance en temps de guerre qu'il semble suggérer que la mort était une chose plus normale que la vie. Mais c'est trahir la réalité : l'improbabilité de chacune de ces morts, conjuguée au rapprochement dans le temps, laisse trop clairement voir la main de l'auteur, qui tient à un maximum de mélo.

Les dernières pages du roman tentent de justifier les choix de Bryony qui cherche l'expiation et le rachat dans les pages d'un roman. Le discours se brouille tout d'un coup : parle-t-elle de ses responsabilités envers ses personnages ou envers les personnes qu'elle a trahies? La distinction n'est pas innocente et le refus de Bryony d'opérer cette distinction condamne aussi durement l'adulte que la fillette qui avait trop fabulé. (Le film a sagement modifié cette fin pour retenir quelque chose d'un peu plus percutant, même si on reste perplexe d'une fin heureuse fantasmée.)

C'est le roman d'un homme sur l'imagination et la parole féminines. Il est assez frappant que tout le mal vient des femmes dans l'histoire — affabulations de Bryony, complicité de Lola, acharnement hargneux de la mère de Bryony, abandon de la mère de Lola... Mais les actions des hommes responsables de la guerre, ou du viol d'une enfant, échappent à tout examen ou analyse. Quelque part, c'est un roman qui inverse le motif victorien de la jeune écrivaine sauvée de la banalité et de la médiocrité par son imagination (Jo dans Little Women, Anne dans Anne of Green Gables). En même temps, McEwan a beaucoup travaillé son écriture; on ne peut nier la qualité de son style ou son désir de plaire.

Mais le réalisme de la narration est miné par la richesse de l'écriture (ou la beauté des images au cinéma). C'est parfois trop léché, voire trop mignon... Pendant ce temps, McEwan cède aux clichés. Dunkerque est presque entièrement un exploit britannique (dans le roman, on voit tout au plus une poignée de véhicules de l'armée française monter à l'assaut, et c'est tout; dans le film, rien). En fait, s'il y avait quelque chose comme 225 000 soldats britanniques dans la poche de Dunkerque, il y avait aussi environ 150 000 soldats français, sans parler de ceux qui, à Lille, par exemple, contribuèrent de par leur résistance à retarder la réduction de la poche de Dunkerque. Et comme mon grand-père aurait été capturé dans les parages (un de ces jours, j'irai consulter son dossier), je trouve cette partie assez faiblarde. Peut-être faudra-t-il attendre la version filmée de Suite française...

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Comments:
Je l'ai vu lundi soir avec René et je dirai commentaire sévère mais juste. Un peu trop de coïncidences, et surtout une critique en creux de la jeune écrivaine qui se repent sans finalement témoigner, ce qui aurait résolu le problème, non ? J'y vois aussi une histoire de jalousie féminine, et oui, les hommes ne sont pas mis en cause, surtout le violeur de la gamine... qui se marie avec en plus ! :(
 
En fait, du point de vue juridique, le témoignage de Bryony ne pouvait plus grand-chose après (i) le mariage de Lola, car (c'est dit très vite dans le film) une femme ne peut pas nécessairement témoigner contre son mari (je crois), ce qui ferait tenir un procès en innocence au seul témoignage de Bryony, et (ii) la mort des principaux concernés. Bryony se repent trop tard.

Dans le film, elle rétablit quand même la vérité dans son livre et dans son entrevue. Dans le livre, elle se retranche derrière l'impossibilité de publier un livre diffamatoire et de gagner en cours contre un magnat du chocolat. Mais cela fait quand même un peu lâche.

En ce qui concerne la jalousie féminine, le livre est assez intéressant dans la mesure où il fait de cette explication des mobiles de Bryony une conviction intérieure de Robbie, alors que, pour Bryony, c'était de son point de vue une simple passade d'un après-midi. C'est le film plutôt que le livre qui privilégie cette explication. Ah, Hollywood...
 
"C'est le roman d'un homme sur l'imagination et la parole féminines. Il est assez frappant que tout le mal vient des femmes dans l'histoire (...) Mais les actions des hommes responsables de la guerre, ou du viol d'une enfant, échappent à tout examen ou analyse"

C'est plutôt courant, comme attitude, et ça passe souvent pour de l'art. Mais c'est agréable de lire un homme remarquer ce tour de passe-passe dans l'oeuvre d'un autre homme.
 
Quand j'ai signé ce billet, il me semblait que les romans étaient assez nombreux à avoir pratiqué les deux poids deux mesures dans cette veine au dix-neuvième siècle, mais qu'un écrivain moderne serait plus conscient de ce qu'il fait. C'est pourquoi j'ai été étonné. Je me trompe peut-être, mais il faut avouer que les romans de sf que je lis font les choses très différemment.

Cela dit, je viens d'aller lire quelques critiques d'Atonement par des femmes et ce n'est pas un reproche qu'elles formulent à l'endroit du roman... Après tout, la puissance de la parole féminine n'est pas moins puissante quand elle est pervertie et je me sens libre de demander aussi, comme homme, si la mise en scène de la parole féminine — même en mal — n'est pas quelque peu satisfaisante, quelque part, pour les lectrices...
 
Il y a des choses qui sont plus évidentes quand le contexte favorise déjà d'autres rapprochements.

Et c'est facile de trouver un peu de satisfaction dans une mise en scène pervertie quand l'exercice réel est proscrit ou lourd de conséquences. Comme celle de rechercher des femmes qui vont rassurer en appuyant la légitimité des actions d'un homme quand une femme ose le critiquer.
 
Comme on saute vite aux soupçons... Crois-tu donc que je cherche à être rassuré par ces critiques? Mais dans quel sens, alors? Dans la conviction d'être plus féministe qu'elles? Ou dans le doute de l'existence d'une grande division monolithique des membres du genre humain?
 
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