2007-01-27

 

Suite française (2)

Brève incursion lavalloise ce soir, chez Astrodan qui accueille aussi le Peuple de la Table et ses amis Examinateurs. L'expédition permet de comparer les rues de Rosemont et de Laval, qui ne se confondent décidément pas. D'une part, les résidences montréalaises alignées ont collé ensemble leurs façades de deux ou trois étages, festonnées d'escaliers droits ou tournants, qui aboutissent de plain-pied sur le trottoir. D'autre part, les pavillons et bungalows lavallois occupent chacun un territoire propre, n'abritent qu'un logement ou deux et s'écartent le plus possible de la rue (il n'y a pas de trottoir). L'hiver, chacune des maisons lavalloises semblent tirer une langue blanche et annelée, qui pourrait appartenir à un monstre spatial hollywoodien mais qui n'est en fait qu'un abri Tempo...

Du coup, penser à Irène Némirovsky et me replonger dans Suite française, c'est un dépaysement presque total, dans l'espace et dans le temps.

La seconde partie procure un sentiment d'achèvement dans l'inachèvement.

Pour corriger ce que je disais précédemment, il convient de lire Suite française comme un pan complet d'un ouvrage incomplet. Némirovsky avait envisagé une symphonie en cinq mouvements, de la campagne de France en 1940 jusqu'à la paix. Elle n'aura eu le temps que d'en compléter deux.

Après « Tempête en juin », j'ai donc lu « Dolce », qui raconte l'occupation d'un petit bourg par une unité allemande. Les dames Angellier, soit Lucile et sa belle-mère, doivent héberger un officier. (La famille Némirovsky avait dû héberger des sous-officiers allemands.)

Après la tourmente effrénée et kaléidoscopique de l'exode de juin 1940, nous passons à quelque chose de plus tranquille. L'action ne s'écarte pratiquement pas du petit bourg de Bussy. Hormis un geste sanglant qui éclate dans la seconde moitié du texte, le récit n'offre que peu de péripéties. L'action est intérieure, et souterraine. Lucile, dont le mari est prisonnier, souffre de son isolement. Sa belle-mère lui reproche de ne pas se montrer suffisamment affectée par la captivité de Gaston. Elle a peu d'amies parmi les habitantes du bourg. Ce qui rend d'autant plus dangereux les sentiments qu'elle commence à éprouver pour l'étranger avec qui elle partage la maison...

Si Lucile demeure au centre de « Dolce », l'autrice ne se prive pas de décrire les faits et gestes des autres habitants de Bussy, qui illustrent la diversité des réactions françaises à la défaite et à l'occupation. Sa plume reste acérée et n'épargne pas la châtelaine de la région, qui aimerait bien se trouver de l'autre côté de la ligne de démarcation, en France non-occupée, non pour échapper aux Allemands mais pour vivre sous le régime de Vichy. Ce qu'elle parvient à faire sentir surtout, c'est le poids extraordinaire du regard des autres dans un aussi petit chef-lieu. L'opinion publique compte même lorsqu'elle n'est pas raisonnable.

Des notes de la main de Némirovsky sont jointes en appendice. Elles ont été rédigées sur plusieurs mois et la dernière date remonte à la semaine avant son arrestation. Elles éclairent son plan --- et ses incertitudes. Elle ne pouvait pas connaître l'issue de la guerre, mais il est frappant de constater à quel point son projet aurait pu s'adapter aux épisodes subséquents de la guerre. S'il y a un point aveugle, il concerne les politiques antisémites nazies et les camps de la mort.

Point aveugle délibéré? Dans quelle mesure ignorait-elle la réalité des camps d'extermination, qui commençaient tout juste à s'organiser?

En tout cas, ces notes confirment que « Dolce » montre en quelque sorte la routine d'une occupation qui est rarement dramatique. En l'absence d'affrontements ouverts, ce sont des nuances de comportement qui sont analysées par les commères, recevant ou non leur approbation. Jusqu'au moment des révélations...

Le meurtre d'un Allemand précipite les choses, préfigurant le début d'une nouvelle phase de la guerre (l'invasion en juin 1941 de l'Union soviétique). En même temps, Némirovsky signe des pages qui auraient pu être écrites au sujet de l'Irak. Soudain, l'occupant se rend compte que le calme de son occupation lui cachait l'évidence du ressentiment des occupés. Les Allemands se rendent compte qu'ils s'illusionnaient... « Le crime lui-même ne les affectait pas d'ailleurs autant que cette solidarité, cette complicité qu'ils sentaient autour d'eux (car enfin, pour qu'un homme échappe à un régiment lancé à ses trousses, c'est que le pays tout entier l'aide, l'abrite, lui donne à manger, à moins naturellement qu'il ne fût terré dans les bois — mais on avait passé la nuit à les battre — ou, chose plus vraisemblable encore, qu'il n'eût quitté la région, mais cela, de nouveau, ne pouvait se faire qu'avec l'aide active ou passive des gens). »

Et les Français n'apprécient pas le rappel de leur impuissance; ils sont à la merci des Allemands. Eux aussi s'illusionnaient, croyaient à une sorte de paix, oubliaient que la soumission n'était pas identique à la paix.

Lucile fera en fin de compte le sacrifice de son amour, mais sans trahir ses sentiments. C'est réconciliée avec elle-même qu’elle assistera au départ des soldats allemands. Il y a aussi dans ces ultimes lignes une sorte de pressentiment que c’est la fin d’un monde, d’une civilisation. Début juin 1941, la guerre ne concernait encore qu’une poignée de pays. Un an plus tard, Irène Némirovsky verrait bien que la guerre avait pris une envergure inédite; elle ignorerait seulement (pour quelques semaines encore) que l’application de la solution finale par les Nazis faisait partie des traits qui caractériseraient à jamais ce paroxysme de la violence et de la brutalité. Le 2 juin 1942, elle révèle sa conception du projet dans une note pour elle-même : « ne jamais oublier que la guerre passera et que toute la partie historique pâlira. Tâcher de faire le plus possibles de choses, de débats... qui peuvent intéresser les gens en 1952 ou 2052.»

Sommes-nous intéressés? Oui, mais pour un ensemble de raisons enchevêtrées. L'inachèvement du projet littéraire. La vie interrompue du couple Epstein-Némirovsky. La certitude dans le cas de « Dolce » que la bourgade imaginaire de Bussy doit beaucoup à la bourgade bien réelle d'Issy-l'Évêque, et la certitude donc que l'écrivaine travaille d'après nature. La mise à jour des tensions, même dans le cas de l'occupation la plus correcte possible, entre occupants et occupés, avec tout ce que ceci évoque dans le contexte politique actuel.

Et il y a ce qui n'est pas là. L'absence de l'ombre de la Shoah souligne à quel point la réalité du mal dépassait encore l'entendement de ceux qui avaient le plus intérêt à pressentir le danger. C'est donc en creux que se lit toute l'ampleur du crime à venir.

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