2006-12-31
Suite française (1)
Ma lecture du moment : Suite française, d'Irène Nemirovsky.
Le livre a son histoire propre, que tout le monde connaît sans doute maintenant. Création d'une exilée russe devenue autrice de talent en France, mère de deux petites filles en 1939, le manuscrit échoue dans la valise des filles qui se retrouvent seules lorsque leurs parents sont arrêtés par les Allemands. Trimballé pendant des années et sauvegardé soigneusement, mais jamais ouvert de peur de ranimer des souvenirs douloureux, le manuscrit n'est mis au jour que pour une ultime transcription avant son versement à des archives.
Après avoir retranscrit moi-même le journal de guerre tenu par mon grand-père durant la Grande Guerre, j'imagine à peine l'émotion avec laquelle Denise Epstein a dû retranscrire un texte de la plume de sa propre mère, qu'Irène Nemirovsky était parvenue à finir avant d'être gazée à Auschwitz. Les textes autographes nous font entrer dans l'intimité de la personne disparue, que le texte soit banal ou non.
Le contexte est infiniment plus tragique dans le cas de l'œuvre de Nemirovsky, mais le texte est peut-être moins personnel, s'agissant d'une fiction. Voire ! La fiction n'est-elle pas l'expression la plus complète des sensibilités d'un écrivain ? Un journal ne peut consigner que les réactions aux événements réels, mais l'auteur est libre de les imaginer. En les imaginant, ne révèle-t-il pas beaucoup plus?
Pourtant, malgré les louanges accumulées, il ne faut pas s'attendre à un texte renversant d'originalité. Némirovsky est de son temps. La narration omnisciente s'attèle à la description de personnages dans une veine assez balzacienne. La plume de l'écrivaine est acérée et les rebondissements de l'action parfois cruels, mais le temps qui a passé oblige le lecteur d'aujourd'hui à croire sur parole aux portraits de Français en fuite que brosse le roman.
Famille de la grande bourgeoisie catholique, auteur prospère, collectionneur et esthète de l'île Saint-Louis... Parce que d'autres ouvrages nous ont présentés des personnages semblables, nous admettons la vraisemblance de ces personnages qui mènent une vie dorée, servis par des domestiques stylés. Ils sont choyés et accoutumés à des existences si réglées que les désordres de l'exode leur semblent tailler et ouvrir une blessure dans la chair même du réel. (Le désarroi de ces réfugiés forcés de quitter leurs demeures cossues rappelle un peu l'insatisfaction des évacués libanais de l'été dernier.) Pour les lecteurs qui ne fréquentaient pas les hautes sphères de la société parisienne il y a soixante-dix ans, c'est dur de croire à des personnages à ce point dorlotés, mais il le faut.
Les incidents parfois outrés de l'exode posent aussi la question de la crédibilité. Curieusement, alors que la première partie du livre, « Tempête en juin », est consacrée à l'exode, l'introduction signée par Myriam Anissimov ne dit absolument rien des faits et gestes d'Irène Némirovsky en juin 1940. En septembre 1939, Irène et son mari installent leurs enfants à Issy-l'Évêque; après les décrets d'octobre 1940, ils les rejoignent. Entre les deux, rien n'est précisé, mais il semble bien qu'il faille comprendre qu'Irène Némirovsky ait connu les routes de l'exode. Par conséquent, le matériau brut n'est pas uniquement tributaire de son imagination ou des renseignements qu'elle aurait pris. Elle aurait été aux premières loges...
Du coup, le récit est nettement moins sentimental que Pied Piper de Nevil Shute, écrit à la même époque sur le même sujet, mais sans la rage sublimée de Némirovsky (qui rappelle la tonalité de L'Étrange Défaite de Marc Bloch) et sans avoir connu personnellement l'exode, a priori. Encore que les coups de théâtre de la narration de Némirovsky cèdent parfois à une certaine facilité...
La prose du roman est limpide, coulant de source. Némirovsky est bel et bien de son temps. L'amour (physique) ne saurait être qu'une ellipse. Quand le jeune Hubert Péricand se fait initier par une demi-mondaine, le récit s'interrompt pour nous parler d'un chat de la famille Péricand qui s'évade et qui va courir la galipotte sur les toits, jusqu'à l'explosion de la poudrière qui peut se lire comme une allusion à l'orgasme final... C'est un procédé qui m'a rappelé une scène du manga/anime Fullmetal Alchemist, plus précisément je crois du film Conqueror of Shamballa. On y voyait deux personnes parler de l'attrait du danger en des termes assez abstraits tandis qu'au premier plan, le chien de la famille s'escrimait avec une écrevisse, malgré ses coups de pinces...
J'ai terminé « Tempête en juin » et je me demande encore si le roman est digne du Prix Renaudot. Mais c'est certainement une lecture émouvante. À quelques reprises, les personnages imaginent l'avenir après la guerre. Némirovsky, qui avait mon âge actuel quand elle est morte à Auschwitz, n'a jamais connu l'après-guerre. Du coup, certains passages semblent avoir été écrits avec une intention incantatoire. Mais nous savons que la magie du verbe n'a pas porté fruit, ce qui donne à ces phrases une qualité pathétique :
« Cela passera. L'occupation finira. Ce sera la paix, la paix bénie. La guerre et le désastre de 1940 ne seront plus qu'un souvenir, une page d'histoire, des noms de batailles et de traités que les écoliers ânonneront dans les lycées, mais moi, aussi longtemps que je vivrai, je me rappellerai ce bruit sourd et régulier des bottes martelant le plancher. »
Le livre a son histoire propre, que tout le monde connaît sans doute maintenant. Création d'une exilée russe devenue autrice de talent en France, mère de deux petites filles en 1939, le manuscrit échoue dans la valise des filles qui se retrouvent seules lorsque leurs parents sont arrêtés par les Allemands. Trimballé pendant des années et sauvegardé soigneusement, mais jamais ouvert de peur de ranimer des souvenirs douloureux, le manuscrit n'est mis au jour que pour une ultime transcription avant son versement à des archives.
Après avoir retranscrit moi-même le journal de guerre tenu par mon grand-père durant la Grande Guerre, j'imagine à peine l'émotion avec laquelle Denise Epstein a dû retranscrire un texte de la plume de sa propre mère, qu'Irène Nemirovsky était parvenue à finir avant d'être gazée à Auschwitz. Les textes autographes nous font entrer dans l'intimité de la personne disparue, que le texte soit banal ou non.
Le contexte est infiniment plus tragique dans le cas de l'œuvre de Nemirovsky, mais le texte est peut-être moins personnel, s'agissant d'une fiction. Voire ! La fiction n'est-elle pas l'expression la plus complète des sensibilités d'un écrivain ? Un journal ne peut consigner que les réactions aux événements réels, mais l'auteur est libre de les imaginer. En les imaginant, ne révèle-t-il pas beaucoup plus?
Pourtant, malgré les louanges accumulées, il ne faut pas s'attendre à un texte renversant d'originalité. Némirovsky est de son temps. La narration omnisciente s'attèle à la description de personnages dans une veine assez balzacienne. La plume de l'écrivaine est acérée et les rebondissements de l'action parfois cruels, mais le temps qui a passé oblige le lecteur d'aujourd'hui à croire sur parole aux portraits de Français en fuite que brosse le roman.
Famille de la grande bourgeoisie catholique, auteur prospère, collectionneur et esthète de l'île Saint-Louis... Parce que d'autres ouvrages nous ont présentés des personnages semblables, nous admettons la vraisemblance de ces personnages qui mènent une vie dorée, servis par des domestiques stylés. Ils sont choyés et accoutumés à des existences si réglées que les désordres de l'exode leur semblent tailler et ouvrir une blessure dans la chair même du réel. (Le désarroi de ces réfugiés forcés de quitter leurs demeures cossues rappelle un peu l'insatisfaction des évacués libanais de l'été dernier.) Pour les lecteurs qui ne fréquentaient pas les hautes sphères de la société parisienne il y a soixante-dix ans, c'est dur de croire à des personnages à ce point dorlotés, mais il le faut.
Les incidents parfois outrés de l'exode posent aussi la question de la crédibilité. Curieusement, alors que la première partie du livre, « Tempête en juin », est consacrée à l'exode, l'introduction signée par Myriam Anissimov ne dit absolument rien des faits et gestes d'Irène Némirovsky en juin 1940. En septembre 1939, Irène et son mari installent leurs enfants à Issy-l'Évêque; après les décrets d'octobre 1940, ils les rejoignent. Entre les deux, rien n'est précisé, mais il semble bien qu'il faille comprendre qu'Irène Némirovsky ait connu les routes de l'exode. Par conséquent, le matériau brut n'est pas uniquement tributaire de son imagination ou des renseignements qu'elle aurait pris. Elle aurait été aux premières loges...
Du coup, le récit est nettement moins sentimental que Pied Piper de Nevil Shute, écrit à la même époque sur le même sujet, mais sans la rage sublimée de Némirovsky (qui rappelle la tonalité de L'Étrange Défaite de Marc Bloch) et sans avoir connu personnellement l'exode, a priori. Encore que les coups de théâtre de la narration de Némirovsky cèdent parfois à une certaine facilité...
La prose du roman est limpide, coulant de source. Némirovsky est bel et bien de son temps. L'amour (physique) ne saurait être qu'une ellipse. Quand le jeune Hubert Péricand se fait initier par une demi-mondaine, le récit s'interrompt pour nous parler d'un chat de la famille Péricand qui s'évade et qui va courir la galipotte sur les toits, jusqu'à l'explosion de la poudrière qui peut se lire comme une allusion à l'orgasme final... C'est un procédé qui m'a rappelé une scène du manga/anime Fullmetal Alchemist, plus précisément je crois du film Conqueror of Shamballa. On y voyait deux personnes parler de l'attrait du danger en des termes assez abstraits tandis qu'au premier plan, le chien de la famille s'escrimait avec une écrevisse, malgré ses coups de pinces...
J'ai terminé « Tempête en juin » et je me demande encore si le roman est digne du Prix Renaudot. Mais c'est certainement une lecture émouvante. À quelques reprises, les personnages imaginent l'avenir après la guerre. Némirovsky, qui avait mon âge actuel quand elle est morte à Auschwitz, n'a jamais connu l'après-guerre. Du coup, certains passages semblent avoir été écrits avec une intention incantatoire. Mais nous savons que la magie du verbe n'a pas porté fruit, ce qui donne à ces phrases une qualité pathétique :
« Cela passera. L'occupation finira. Ce sera la paix, la paix bénie. La guerre et le désastre de 1940 ne seront plus qu'un souvenir, une page d'histoire, des noms de batailles et de traités que les écoliers ânonneront dans les lycées, mais moi, aussi longtemps que je vivrai, je me rappellerai ce bruit sourd et régulier des bottes martelant le plancher. »
Libellés : France, Guerre, Histoire, Livres