2006-06-01

 

Marc Bloch, saint patron des historiens

Je vois qu'une coalition d'historiens et d'intellectuels en France réclame le transfert officiel au Panthéon de l'historien Marc Bloch. Si le ton de cette supplique a quelque chose de pénétré et de cérémonieux qui n'est presque plus dans nos mœurs, je ne peux m'empêcher de vibrer à l'unisson. Les réalisations et les intuitions de Bloch comme historien n'ont pas toujours résisté à l'épreuve du temps, mais il faudrait être insensible pour ne pas partager l'enthousiasme pour l'homme dont témoignent les signataires de cettte pétition.

Pendant longtemps, ma vie intellectuelle a été rythmée par des ruptures. D'études en physique à l'Université d'Ottawa, je suis passé à l'astronomie. De l'histoire des sciences et des techniques à l'Université de Toronto, je suis passé à l'histoire tout court pour mon doctorat. Mais la rupture la plus marquée a eu lieu quand j'ai traversé le campus de l'Université de Toronto pour passer de l'astronomie à l'histoire des sciences et des techniques.

Or, Bloch est resté pour moi profondément associé à l'initiation au métier d'historien. Dans un cours donné par le professeur Bert Hall à des étudiants en maîtrise qui arrivaient de tous les horizons, celui-ci les introduisait à la discipline de l'historien en leur faisant lire (en anglais) un essai de Marc Bloch, qu'il décrivait sans hésiter comme le saint patron laïque des historiens — et en particulier des historiens des techniques. En fait, ce texte bien connu des spécialistes, en anglais comme en plusieurs autres langues, n'est autre que son Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, disponible en-ligne ici (.PDF).

Ouvrage rédigé en temps de guerre, il fait partie des écrits de guerre de l'auteur, même si la bataille de France de 1940 tient une place bien plus grande dans L'Étrange défaite, essai publié en 1946 après que le manuscrit eût connu sa part d'aventures. Et l'appel à l'engagement de l'intellectuel dans la cité est appuyé par les preuves que Bloch a donné en payant de sa personne jusqu'au bout. C'est l'intégrité de la démarche de Bloch, combattant intellectuel et intellectuel combattant, qui fait de lui un héros et martyr au renom grandissant, salué de toutes parts et discuté ces dernières semaines à la radio de France Culture.

Dans le cadre de ma thèse, j'ai aussi eu l'occasion de me pencher sur son article fondateur en histoire des techniques médiévales, « Avènement et conquête du moulin à eau », paru en 1935 dans les Annales d'histoire économique et sociale, périodique savant qu'il avait fondé avec Lucien Febvre en 1929. Si les conclusions de Bloch ne tiennent plus tout à fait la route, on ne peut qu'admirer l'audace et le style avec lesquels il impose une nouvelle vision du Moyen-Âge. Si les historiens ont ajusté le tir depuis, la présentation par Bloch d'un Moyen-Âge industrieux et presque industriel est demeurée fondamentale.

Fusillé par les Allemands le 16 juin 1944, à l'aube de la Libération, Bloch est menacé de passer à l'Histoire comme une victime, intouchable certes, mais aussi réduit au silence définitif par la bêtise et la brutalité.

C'est pourquoi il incombe à l'historien de ne pas laisser oublier ses écrits et ses actes. Il faut se souvenir non du fusillé mais de l'homme qui est monté au front chaque fois que la France était envahie et qui montre beaucoup de pugnacité dans certaines pages de L'Étrange défaite. On ne peut ignorer qu'il était Français, ce qu'il revendiquait haut et fort, mais il était aussi un grand historien, et c'est ce qui lui permet aussi d'être reconnu au-delà de la France.

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