2011-04-17
L'enfant sans visage
Non, n'ajustez pas votre appareil et ne tournez pas votre iPad, je trouve effectivement plus intéressant d'afficher la couverture du nouveau livre d'Ariane Gélinas dans ce sens, puisque cette orientation me permet de souligner le format particulier (plus large que haut) adopté par la collection Kompak de XYZ. Heureux accident... En fait, comme d'autres maisons d'édition (que l'on pense à Coups de tête ou aux éditions du Rocher en France), XYZ a décidé d'offrir des ouvrages plus courts. Dans le cas de XYZ, cela peut sembler un tantinet superfétatoire puisqu'on n'a pas vu souvent de tomes particulièrement lourds ou volumineux sortir de leurs presses, mais c'est tendance, et cela ouvre la porte à la publication de novellas qui trouveraient difficile preneur autrement. Ainsi, L'Enfant sans visage (XYZ, 2011) compte 150 pages environ et rappelle en un certain sens les romans de science-fiction d'il y a quarante ans quand En hommage aux araignées d'Esther Rochon (L'Actuelle, 1974) atteignait à peine les 130 pages. Et certains romans classiques de la science-fiction étatsunienne n'étaient guère plus longs.
Ce n'est pas par hasard que je cite le nom d'Esther Rochon. Au fil des pages, on songe à un étrange croisement d'Esther Rochon et de Frédérick Durand, de par l'acceptation sereine de l'insolite et de par l'utilisation de l'érotisme. L'atmosphère qui en résulte est pour beaucoup dans le charme du récit, même s'il prend une tournure plus tragique que dans les textes de Rochon.
Il s'agit d'une novella en deux parties qui prend pour héros un jeune artiste du Groenland dans un futur qui a vu la presque disparition de l'humanité du reste de la planète. Tandis que des épidémies pratiquaient des coupes claires au sein de la population de la Terre, le réchauffement climatique rendait le sud du Groenland non seulement habitable mais presque rieur... Quelques milliers de survivants se sont retrouvés sur l'île-continent. Néanmoins, la vie n'est pas toujours facile au sein de cette collectivité désormais isolée, où se côtoient Inuit, réfugiés et descendants des colons danois. Même si le texte reste discret, on peut deviner que les nouveaux habitants d'un Groenland métamorphosé se sentent seuls et déracinés. Tout l'art du jeune Henrik ne consiste-t-il pas à parsemer d'images et de portraits un paysage désert et hostile? En ville, les habitants de Nuuk fréquentent des bars frénétiques. Hors de la ville, le comte de Møller affectionne les orgies en privé. Entre ville et campagne, les radikalers n'obéissent qu'à la loi de leurs envies.
On reste loin de l'anomie des personnages du « Stardust Boulevard » de Daniel Sernine, mais on sent quand même une perte de repères latente. Henrik et les siens ont quitté le village de Sermitsiaq pour se rendre dans la ville de Nuuk. Ils avaient déjà quitté auparavant la petite ville de Maniitsoq. Ce sont des exilés à répétition...
Si Péan mettait en scène un personnage aux mille visages dans Bizango, Gélinas place au cœur de sa novella un enfant dépourvu de visage. Malgré les différences, une certaine parenté se dégage au fil des pages entre ces deux ouvrages. Cela tient en partie à l'importance de l'identité et du déracinement. Cela tient aussi à l'importance donnée par les deux auteurs à l'art et à la culture dans le vécu de leurs personnages. Dans le roman de Péan, des chansons sont citées à l'occasion et les phrases marquantes d'une écrivaine québécoise qui a fait l'objet d'une thèse parsèment le récit. Dans la novella de Gélinas, le protagoniste dénommé Henrik est un paysageur qui pratique le dessin et la sculpture de la pierre ou du bois afin de peupler les paysages dénudés du Groenland d'images. L'apparence compte pour beaucoup dans la vie de sa sœur Camilla et de la faune qui fréquente les bars de la ville de Nuuk, et un même souci d'esthétisme anime le comte de Møller qui embauche Henrik pour qu'il enrichisse la décoration de la luxueuse demeure du comte. (Le comte de Møller a des airs de comte Zaroff, qui évoquait en son temps le fameux marchand d'armes Basil Zaharoff, ce qui faisait des chasses à l'homme — ou à la femme — de Zaroff une métaphore des véritables massacres de la Grande Guerre. La demeure du comte rappelle aussi, par sa bizarrerie, le château mis en scène par Frédérick Durand dans La Nuit soupire quand elle s'arrête, dont la châtelaine s'appelle Ariane. S'agirait-il d'un retour d'ascenseur?) Même les radikalers, des hors-la-loi qui ont assassiné les parents de Henrik et de Camilla, se distinguent par leurs choix esthétiques, dont la xénogreffe de cornes prises aux « amalgames », ces étranges animaux que la fonte des glaciers du Groenland semble avoir tirés d'une longue torpeur ou hibernation.
Chez Gélinas, toutefois, l'érotisme est beaucoup plus présent que chez Péan, pour qui le sexe est une réalité plus terre-à-terre, parfois douce et parfois douloureuse. Gélinas en fait un signe de la décadence de la population du Groenland, qui a fait de l'île-continent un refuge quand les épidémies ont ravagé les continents plus au sud. Cette ambiance de fin de règne est accentuée par les ultimes révélations quant à la véritable nature des amalgames. Dans quelle mesure ceux-ci ont-ils un plus grand droit que les humains sur le Groenland? Dans quelle mesure espèrent-ils retrouver leur terre?
L'enfant sans visage, baptisé Niels, est-il donc un symbole d'une terre neuve qui n'est pas aussi vierge et inhabitée que ses nouveaux habitants le voudraient? D'une revanche? Ou d'une adaptation en cours, voire d'une rencontre à venir?
Le même balancement s'applique au classement du récit. Fantastique ou science-fiction? L'histoire repose sur un scénario d'anticipation, mais les amalgames sont des créatures dotées de pouvoirs obscurs et de savoirs peut-être ataviques. Si la science-fiction est une manière de parler du présent, L'Enfant sans le visage le fait, mais de façon allusive et elliptique, sans offrir d'aperçu inédit de la nature du monde et sans approfondir notre connaissance de celui-ci. Quel que soit le but de la science-fiction, sa démarche esthétique est indissociable d'un jeu sur la connaissance, d'un lusus cognitionis, et c'est sans doute ce qui favorise une certaine indécision à ce sujet.
L'Enfant sans visage est le premier livre d'Ariane Gélinas. Même s'il est un peu décousu, il conserve une charge de dépaysement qui s'impose au lecteur et qui habite la mémoire.
Ce n'est pas par hasard que je cite le nom d'Esther Rochon. Au fil des pages, on songe à un étrange croisement d'Esther Rochon et de Frédérick Durand, de par l'acceptation sereine de l'insolite et de par l'utilisation de l'érotisme. L'atmosphère qui en résulte est pour beaucoup dans le charme du récit, même s'il prend une tournure plus tragique que dans les textes de Rochon.
Il s'agit d'une novella en deux parties qui prend pour héros un jeune artiste du Groenland dans un futur qui a vu la presque disparition de l'humanité du reste de la planète. Tandis que des épidémies pratiquaient des coupes claires au sein de la population de la Terre, le réchauffement climatique rendait le sud du Groenland non seulement habitable mais presque rieur... Quelques milliers de survivants se sont retrouvés sur l'île-continent. Néanmoins, la vie n'est pas toujours facile au sein de cette collectivité désormais isolée, où se côtoient Inuit, réfugiés et descendants des colons danois. Même si le texte reste discret, on peut deviner que les nouveaux habitants d'un Groenland métamorphosé se sentent seuls et déracinés. Tout l'art du jeune Henrik ne consiste-t-il pas à parsemer d'images et de portraits un paysage désert et hostile? En ville, les habitants de Nuuk fréquentent des bars frénétiques. Hors de la ville, le comte de Møller affectionne les orgies en privé. Entre ville et campagne, les radikalers n'obéissent qu'à la loi de leurs envies.
On reste loin de l'anomie des personnages du « Stardust Boulevard » de Daniel Sernine, mais on sent quand même une perte de repères latente. Henrik et les siens ont quitté le village de Sermitsiaq pour se rendre dans la ville de Nuuk. Ils avaient déjà quitté auparavant la petite ville de Maniitsoq. Ce sont des exilés à répétition...
Si Péan mettait en scène un personnage aux mille visages dans Bizango, Gélinas place au cœur de sa novella un enfant dépourvu de visage. Malgré les différences, une certaine parenté se dégage au fil des pages entre ces deux ouvrages. Cela tient en partie à l'importance de l'identité et du déracinement. Cela tient aussi à l'importance donnée par les deux auteurs à l'art et à la culture dans le vécu de leurs personnages. Dans le roman de Péan, des chansons sont citées à l'occasion et les phrases marquantes d'une écrivaine québécoise qui a fait l'objet d'une thèse parsèment le récit. Dans la novella de Gélinas, le protagoniste dénommé Henrik est un paysageur qui pratique le dessin et la sculpture de la pierre ou du bois afin de peupler les paysages dénudés du Groenland d'images. L'apparence compte pour beaucoup dans la vie de sa sœur Camilla et de la faune qui fréquente les bars de la ville de Nuuk, et un même souci d'esthétisme anime le comte de Møller qui embauche Henrik pour qu'il enrichisse la décoration de la luxueuse demeure du comte. (Le comte de Møller a des airs de comte Zaroff, qui évoquait en son temps le fameux marchand d'armes Basil Zaharoff, ce qui faisait des chasses à l'homme — ou à la femme — de Zaroff une métaphore des véritables massacres de la Grande Guerre. La demeure du comte rappelle aussi, par sa bizarrerie, le château mis en scène par Frédérick Durand dans La Nuit soupire quand elle s'arrête, dont la châtelaine s'appelle Ariane. S'agirait-il d'un retour d'ascenseur?) Même les radikalers, des hors-la-loi qui ont assassiné les parents de Henrik et de Camilla, se distinguent par leurs choix esthétiques, dont la xénogreffe de cornes prises aux « amalgames », ces étranges animaux que la fonte des glaciers du Groenland semble avoir tirés d'une longue torpeur ou hibernation.
Chez Gélinas, toutefois, l'érotisme est beaucoup plus présent que chez Péan, pour qui le sexe est une réalité plus terre-à-terre, parfois douce et parfois douloureuse. Gélinas en fait un signe de la décadence de la population du Groenland, qui a fait de l'île-continent un refuge quand les épidémies ont ravagé les continents plus au sud. Cette ambiance de fin de règne est accentuée par les ultimes révélations quant à la véritable nature des amalgames. Dans quelle mesure ceux-ci ont-ils un plus grand droit que les humains sur le Groenland? Dans quelle mesure espèrent-ils retrouver leur terre?
L'enfant sans visage, baptisé Niels, est-il donc un symbole d'une terre neuve qui n'est pas aussi vierge et inhabitée que ses nouveaux habitants le voudraient? D'une revanche? Ou d'une adaptation en cours, voire d'une rencontre à venir?
Le même balancement s'applique au classement du récit. Fantastique ou science-fiction? L'histoire repose sur un scénario d'anticipation, mais les amalgames sont des créatures dotées de pouvoirs obscurs et de savoirs peut-être ataviques. Si la science-fiction est une manière de parler du présent, L'Enfant sans le visage le fait, mais de façon allusive et elliptique, sans offrir d'aperçu inédit de la nature du monde et sans approfondir notre connaissance de celui-ci. Quel que soit le but de la science-fiction, sa démarche esthétique est indissociable d'un jeu sur la connaissance, d'un lusus cognitionis, et c'est sans doute ce qui favorise une certaine indécision à ce sujet.
L'Enfant sans visage est le premier livre d'Ariane Gélinas. Même s'il est un peu décousu, il conserve une charge de dépaysement qui s'impose au lecteur et qui habite la mémoire.
Libellés : Livres, Québec, Science-fiction