2009-06-05

 

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La première session du jour porte sur les tentatives de créer et d'opérer des cours interdisciplinaires en équipe. En clair, des profs de langue et de littérature qui ont essayé de collaborer avec des profs issus d'autres départements ou facultés sont venus témoigner de leurs expériences, pas toujours heureuses. Franchement, je n'en ai pas retenu grand-chose, hormis quelques plans de cours que j'étudierai plus tard à loisir, car certains des problèmes rapportés relèvent de l'expérience strictement humaine des heurts possibles entre deux personnalités, dans des situations institutionnellement contraignantes... Néanmoins, je note deux ou trois bonnes suggestions de lectures; l'idée de juger l'enseignement sur les seuls résultats afin d'harmoniser les philosophies divergentes de domaines aussi distincts que les arts et les sciences; et que l'approche dialogique résultant de la présence de deux profs en classe qui ne s'entendent pas toujours est susceptible de plaire aux étudiants. Relativement aux réticences des étudiants en science ou en génie à se faire dire comment écrire par des profs de langue, sous prétexte de la trop grande spécialisation de leur domaine, un des panélistes leur a cité les critères des demandes de subvention de la NSF qui veut des textes « understandable to a scientifically or technically literate lay reader ». Et vlan!

Comme sujet de la discussion, l'interdisciplinarité a inspiré quelques commentaires additionnels. La session avait emprunté son titre à un essai posthume de Stephen Jay Gould, The Hedgehog, the Fox, and the Magister's Pox, précisément sur le sujet des deux cultures. On a invoqué Homi K. Bhabha, pour qui elle ne peut que susciter une crise chez les disciplines rapprochées par cette approche. On a cité l'Association for Integrative Studies, spécialisée dans le domaine, ainsi que la nouvelle Association for Environmental Studies and Sciences, qui veut soutenir les études interdisciplinaires de l'environnement. Et on nous a recommandé l'essai « Lise Meitner's Walking Shoes » de Rebecca Solnit (dans Savage Dreams) pour son écriture interdisciplinaire par excellence.

La seconde session du matin était prometteuse, car je m'intéresse par la force des choses à la culture étatsunienne du XIXe s. et ses rapports avec la technologie, c'est-à-dire avec son idéologie des moyens et des fins. Paul Outka devait aborder le posthumain au XIXe s., mais, en définitive, il s'appuie sur la théorie du posthumanisme de Katherine Hayles (dans How We Became Posthuman) afin de proposer une énième relecture de Walt Whitman. Pour Hayles, la posthumanité consisterait en un divorce du corps réel et du corps représenté, divorce accompli par les technologies de l'information et des communications. Chez Whitman, Outka retrouve un divorce semblable entre l'individu de chair et l'individu poétisé, mais c'est un divorce accompli par le mécanisme du fiat verbal du poète. Dans la mesure où l'humain moderne conçu par le libéralisme des Lumières est volontiers réduit à sa pure volonté et intelligence, au mépris du corps et des contingences matérielles, que Whitman chante l'individu incarné réinjecte de la chair dans le circuit et la tension résultante donne naissance à un cyborg... C'est une grille de lecture potentiellement intéressante, même si Outka m'a semblé insister plus que de raison pour la retrouver dans une description emblématique de l'herbe par Whitman. Qualifiée par ce dernier de « uniform hieroglyphic », l'herbe doit-elle être comprise comme une écriture qui est aussi une réalité physique? Ce qui apporterait de l'eau au moulin d'Outka... Ou cette expression fait-elle de l'herbe un phénomène inintelligible et impénétrable, qui est pareillement illisible pour tous? Auquel cas la dichotomie recherchée par Outka se dissout et lui fuit entre les doigts...

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Cela dit, l'analyse que propose Hayles du test de Turing, dont j'ai déjà parlé quelquefois, ne m'a pas convaincu. Elle voudrait débusquer dans l'article de Turing sur son jeu de l'imitation le désir de mettre en lumière la corporalité de la pensée, dont les spécificités dépendraient du corps dont elle émane : « embodiment makes clear that thought is a much broader cognitive function depending for its specificities on the embodied form enacting it ». Pour Hayles, ce choix de Turing rouvre la question de l'indépendance de la pensée par rapport au corps : « By including gender, Turing implied that renegotiating the boundary between human and machine would (...) necessarily bring into question other characteristics of the liberal subject, for it made the crucial move of distinguishing between the enacted body, present in the flesh on one side of the computer screen, and the represented body ». Or, si l'individu idéal du libéralisme est doté du libre arbitre et d'une parfaite liberté de pensée, celle-ci ne peut pas être contrainte par les spécificités (sexuelles, etc.) du corps de l'individu en question. Comme Turing croit qu'au bout de cinquante ans de progrès, le juge du jeu de l'imitation se tromperait au moins 30% du temps sur la nature du joueur de l'autre côté de l'écran, il considère de toute évidence que l'intelligence d'une machine sera démontrée à l'instar de celle d'une personne, homme ou femme, capable d'endosser l'identité de l'autre si elle peut donner le change plutôt fréquemment, en définitive. C'est la base du test : « Will the interrogator decide wrongly as often when the game is played like this as he does when the game is played between a man and a woman? ». Et elle implique que l'intelligence doit pouvoir transcender sa corporalité plus souvent qu'à son tour.

Encore que... Le chiffre fourni par Turing comme seuil n'est pas dénué d'intérêt. Pour changer, considérons le jeu de l'imitation de manière probabiliste. À première vue, il existe deux résultats possibles : le juge décide qu'une machine est humaine ou il décide (correctement) qu'elle ne l'est pas. Mais il existe en fait quatre interprétations possibles. Dans le cas d'un échec de la bonne identification, c'est soit la machine qui a bien menti, soit le juge qui a mal interprété les indices à sa disposition. Dans le premier cas, l'intelligence artificielle a transcendé son corps : l'intelligence n'est pas asservie par sa corporalité. Dans le second cas, on ne peut rien conclure formellement du manque de perception du juge. Cet aveuglement laisse entendre, à la rigueur, que son intelligence spéficiquement humaine n'a pas été en mesure de déjouer une intelligence spécifiquement machinique... mais je n'y tiens pas. Examinons ensuite les deux interprétations d'une identification réussie. Dans le premier cas, si la machine a mal menti, ce serait parce que son intelligence n'a pu transcender sa matérialité. Dans le second cas, si le juge a bien deviné, ce serait aussi parce qu'il a été sensible à quelque chose d'irréductiblement machinique chez le joueur, de sorte que la corporalité gouverne l'intelligence, en fin de compte.

Le simple hasard permettrait de croire à l'habileté de la machine menteuse, et donc à l'indépendance de l'intelligence par rapport au corps, une fois sur quatre : 25% du temps... De même, une fois sur quatre, il faudrait incriminer la bêtise du juge. En réclamant un échec au moins 30% du temps, je me demande si Turing ne tenait pas à éliminer toute possibilité qu'on puisse blâmer uniquement les insuffisances du juge.

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Mais revenons à cette seconde session. La seconde communication, par Ian Finseth, portait sur la rêrie, dont celle d'Henry James devant les dynamos de l'Exposition universelle de Paris en 1900. Pour Finseth, chez James comme chez Melville, la rêverie serait un moyen d'échapper à la culture machinique, voire au culte de la machine. La rêverie s'opposerait, de par sa vivacité et sa non-linéarité, à l'essence du machinisme : l'obstination et la linéarité. Finseth cite Maryanne Wolf, qui a signé Proust and the Squid, pour conclure que la lenteur nécessaire à la lecture fonde une absorption et une assimilation de vérités qui est incompatible avec la rêverie... À dire vrai, je n'ai rien noté d'autre, peut-être parce que je cognais des clous ou que je ne suivais plus. J'ai failli demander s'il avait lu La Poétique de la rêverie de Bachelard, qui cite, il me semble, quelques auteurs étatsuniens du XIXe s., mais je n'en ai pas vu l'utilité.

Enfin, Erica Hannickel s'est intéressé à la fiction de Charles Chesnutt (1858-1932), l'auteur entre autres de Conjure Woman. Elle a commencé par rappeler l'existence d'une véritable industrie viticole dans le Midwest au XIXe s., qui devait beaucoup à Nicholas Longworth et à sa promotion d'un vin purement étatsunien, produit avec les cépages de la variété Catawba. Selon Hannickel, Longworth serait le modèle d'un personnage dans la fiction de Chesnutt, tout comme ce dernier se serait servi de l'ouvrage de Peter Mead sur la culture de la vigne aux États-Unis, ouvrage dont la discussion de l'hybridation des cépages la rejette en des termes d'un racisme assez transparent, qui renvoie aux convictions de Longworth lui-même sur la nécessaire pureté du vin étatsunien d'origine locale... Ce qui soulève la question des intentions de Chesnutt, mulâtre lui-même, quand il trahit ainsi ses sources : dans quelle mesure cherchait-il à incriminer tout un système?

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L'après-midi, les congressistes avaient congé. Je me suis inscrit pour une excursion au parc Goldstream afin de grimper le mont Finlayson, qui culmine à 419 m. Ce n'est pas très élevé, mais on part essentiellement du niveau de la mer et la montée se fait presque verticalement quand on aborde la montagne par la face ouest. Malgré une dénivellation moindre que pour le tour du Courradour, j'ai trouvé la fin de l'escalade assez brutale, merci. Et, pour toute récompense, le sommet offrait une vue imprenable non seulement sur la mer embrumée et la ville de Victoria mais avant tout sur le complexe immobilier de Bear Mountain que l'on voit ci-dessous, avec ses hôtels, ses condos et ses terrains de golf... Pour la balade en pleine nature, c'était un peu raté.Cela dit, le retour par la piste en pente douce sur l'autre versant m'a permis de traverser des bois nettement plus rieurs, caractérisés par une vie végétale luxuriante. La mousse et l'usnée poussaient en abondance, comme on le voit dans cette photo de quelques fûts tapissés de vert.Ou encore, dans cette illustration d'un arbre qui n'a pas abandonné même après avoir été étêté par quelque intempérie...

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Comments:
Houla!
Toutes ces élucubrations ne sont pas faciles à suivre, mais la petite excursion complète bien cet article.
 
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